Elian détestait ces dîners pompeux mais elle ne pouvait nier qu’ils créaient des liens, permettaient des échanges. Nombre de secrets se disaient plus aisément devant un sanglier rôti et après des verres de vin, même si Elian ne consommait ni l’un, ni l’autre, se contentant de fruits, de quiches, de tourtes aux légumes et d’eau fraîche.
Un troubadour s’avança. Il portait divers instruments mais ce soir, il choisit un cithare et un tambourin. Il commença par une balade célèbre, indiquant à Elian la pauvreté musicale de ce ménestrel. Elle soupira et se concentra sur son voisin. Cependant, les paroles de la chanson suivante l’attirèrent davantage que les notes et le rythme. Elle leva la main, faisant ainsi taire toutes les discussions. Le troubadour stoppa également, surpris.
- Un problème, comtesse ?
- Sans chanson, seulement les paroles.
Le troubadour s’exécuta et Elian avala difficilement sa salive.
- Tu inventes ce que tu racontes ?
- Non, comtesse, indiqua le barde. Nous nous racontons les évènements en cours entre nous et les diffusons à travers le pays. Les moments glorieux sont rares. Celui-là, nous nous l’arrachons tous !
- Il date de quand ? La chanson ne l’indique pas.
- J’ai reçu l’information à Filfi juste avant mon départ pour Anargh.
Elian estima le temps qu’un tel voyage prendrait et grimaça. Elle se leva et sortit, se rendant à la volière.
- Avez-vous reçu des pigeons en provenance des fortifications sud ? demanda-t-elle au maître pigeon.
- Aucun, répondit-il.
Elian descendit et sortit du château, bien décidée à obtenir une explication. Comment pouvait-elle être mise au courant d’un évènement aussi important par un troubadour de bas étage et non via la voie hiérarchique habituelle ? Elle n’était que comtesse, certes, mais quand même ! Cela se passait à moins d’une lune de marche de son comté ! Elle devait être prévenue.
Elle partit vers l’ouest, bien décidée à demander des comptes. Elle s’arrêta à mi-chemin, tombant nez à nez avec un pigeon mort, une dague de lancer en travers de la gorge. Elian récupéra le parchemin enroulé autour de sa patte, le déroula, découvrit son contenu, le plaça dans son bras d’archer gauche puis repartit, direction le nord est.
Elle courut aussi vite qu’elle le pouvait, sans prendre de pause, sans boire, sans manger. Elle rejoignit ainsi Tur-Anion en un temps record. Elle demanda la tenue immédiate d’un conseil de guerre. L’intendant lui rit au nez mais Brian la prit au sérieux sans avoir besoin de recevoir d’explication.
- Qu’est-ce qui justifie un conseil de guerre aussi brutal ? demanda le roi Arthur de Baladon.
Elian lui tendit le parchemin. Le roi blêmit en le lisant, prouvant à Elian qu’elle avait eu raison : les communications étaient coupées. Personne à la capitale n’avait connaissance des évènements en cours.
- Que se passe-t-il ? demanda le chef des armées, inquiet de la réaction du roi.
- Où avez-vous trouvé cela, comtesse ?
- Sur un pigeon mort, à mi-chemin entre Anargh et les tours sud.
- Il y a combien de temps ?
- Avant-hier, indiqua Elian.
- Avant-hier ? répéta le conseiller royal des finances. Vous dites avoir parcouru cette distance en deux jours ?
Elian transperça le noble des yeux.
- North, réquisitionnez toutes les flèches disponibles et envoyez-les aux tours sud, ordonna Arthur de Baladon. C’est peut-être trop tard. Nul ne sait depuis quand ce pigeon était mort.
- Quelques jours, annonça Elian, au vu de son état. En revanche, sa mort n’était pas naturelle. Une dague de lancer l’a privé de la possibilité de transmettre son message, ce qui signifie…
- Qu’il y a des traîtres sur nos terres, termina Sa Majesté pour elle. Les dagues sont les armes préférées des brigands et des mercenaires. Quelqu’un les paye pour détruire nos communications avec le sud. Gardes ! Faites venir ici en urgence le directeur de la volière.
Un garde hocha la tête et partit en courant.
- Que se passe-t-il ? répéta North, le chef des armées.
Elian parla la première, coupant ainsi l’herbe sous le pied du roi.
- Envoyer des armes là-bas ne suffira pas. D’abord, vous n’avez aucune preuve que votre ordre arrivera à destination. Ensuite, même s’il y parvient, les flèches mettront des semaines à arriver sur place. Les orcs auront pénétré les barricades bien avant.
- Les orcs ? répéta North. Ce sont des bêtes sauvages, certes, mais à part quelques raids pour piller nos élevages de moutons, nous n’avons pas grand-chose à en craindre.
- Ils sont des milliers à mourir sous les murs des fortifications, indiqua Elian. Partout dans le sud, les troubadours chantent les louanges du commandant Richard Lionardh, qui a su protéger le pays. J’ai moi-même reçu l’information de cette manière. Ils ne semblent pas savoir que c’est loin d’être gagné. Lionardh annonce être submergé. Ses hommes ne dorment plus. Les attaques sont incessantes et malgré les morts, les orcs continuent, grimpant sur les cadavres des précédents.
- Il dit que les orcs arrivent par l’est, intervint Brian. Les orcs vivent sur le rivage, le long des côtes. Ils vivent des océans, les terres sombres les empêchant de se nourrir par là. Or l’océan est à l’ouest.
Le directeur de la volière entra à ce moment-là. Le vieil homme était bien essoufflé.
- Majesté ?
- Vous recevez régulièrement des pigeons des différents coins du royaume, commença Sa Majesté et le vieux hocha la tête. La fréquence a-t-elle chuté dernièrement ?
- La quantité de messages reçus dépend de nombreux facteurs. Les rapports de l’ouest sont toujours très précis et ponctuels, au jour près. Au sud, c’est fluctuant. On peut ne rien avoir pendant des lunes et soudain en recevoir quinze. De l’est, c’est pire. Parfois rien pendant plusieurs saisons. Ils ne communiquent que quand ils ont quelque chose à dire et refusent de réaliser des rapports réguliers juste pour dire « tout va bien ».
Arthur grimaça. Cela ne lui convenait pas du tout.
- Les rapports de l’ouest arrivent toujours ?
- Pas un seul n’a raté son rendez-vous.
- Aucunes nouvelles du sud et de l’est ?
- Aucunes, mais si j’ai bien compris, le duché de Liennes communique par un autre biais… un coursier à pied, ce qui m’a permis de former les pigeons correspondants vers d’autres destinations.
Brian sourit en regardant Elian mais l’échange passa inaperçu.
- Merci, laissez-nous, dit Arthur.
Dès que l’homme fut sorti, Arthur se leva et s’exclama :
- Putain de nobliaux. Pas de rapport ? À quoi bon si tout va bien ? Et quand tout va mal, on le sait comment bordel de merde !
- Pourquoi y aurait-il le moindre problème ? interrogea North.
- Parce que les orcs viennent de l’est, répéta Brian. Peut-être que d’autres sont allés plus loin, à l’est et là-bas, nulle fortification ne les retiendra.
- C’est inutile, les elfes des bois contrôlent la zone. Ils ne laisseront pas passer les orcs.
Arthur gronda et éructa.
- Si les orcs évitent leurs arbres, ils ne bougeront pas. Ils n’ont que faire de nos problèmes.
- Parce que nous les aiderions s’ils étaient attaqués ? gronda Brian.
Arthur gémit.
- De toute manière, les orcs peuvent passer par le lac Lynia, répliqua Brian. Ils savent nager et sont même capables de réaliser des radeaux de fortune.
- Avec quelle matière première les feraient-ils ? répliqua North. Que les elfes des bois laissent passer les orcs, soit, mais qu’ils les laissent déraciner leurs arbres, ça, j’en doute.
- La trouée dans mes terres ? murmura Elian.
- Quoi ? dit North qui n’avait pas entendu.
- Ça n’a pas de sens. Mes terres sont très éloignées du lac Lynia.
- Le commandant Lionardh et nos hommes au sud ont besoin de notre aide. Il faut la leur fournir rapidement ou nous allons perdre, rappela Arthur en recentrant le débat. Les idées seraient les bienvenues.
- Les messages ne peuvent pas être confiées à des pigeons. Il faut des porteurs, dit le conseiller royal des finances.
- Ils ont intérêt à être rapides, précisa North.
- Les flèches arriveront quand même trop tard, rappela Sa Majesté. Comtesse ? Une suggestion ?
- Il faut demander l’aide des elfes des bois. Leurs archers sont les meilleurs et leur vitesse de course largement supérieure à la mienne.
- Pourquoi nous aideraient-ils ? répliqua Brian.
- Un allié sécurisé, proposa le conseiller royal des finances. Si les orcs nous envahissent, ils deviendront leurs futurs voisins.
- Je suis à peu près certain que ça ne les dérangera pas plus que ça, indiqua Brian et Elian lui donnait raison.
Humains ou orcs, peu importait pour les elfes.
- Je ne parlais pas des elfes d’Irin, indiqua Elian qui savait que les archers avaient quitté la forêt, mais des dissidents. Eux auraient à y perdre puisqu’ils vivent parmi nous.
Brian observa Elian. Qu’elle puisse savoir qu’il existe des elfes des bois dissidents le surprenait au plus haut point. Il fallait être un expert en ce domaine pour être au courant.
- Les dissidents ne sont pas un peuple, répliqua Arthur. Ils n’ont pas d’autorité supérieure que nous pouvons contacter pour appeler à l’aide. Ils sont dispersés un peu partout sur notre territoire. Comment voulez-vous qu’on échange avec eux ?
- Je vais les contacter, annonça Elian. Je vais les rallier à notre cause.
- Vous allez… contacter les dissidents ? répéta Arthur abasourdi.
- Parce que tu connais des elfes dissidents ? s’exclama Brian.
- Oui, indiqua Elian sans préciser que Ceïlan, le meilleur ami de Brian, frère du roi d’Irin, était son contact et encore moins qu’il était le chef des dissidents.
Cette information lui avait été confiée et elle savait garder un secret.
- Voilà une petite comtesse pleine de ressources inattendues, annonça le chef des armées.
- Mon gendre, le prince Brian Eldwen, est notre ambassadeur auprès des elfes des bois. Il est inconcevable qu’une simple comtesse… commença le roi mais Elian le coupa.
- Ambassadeur auprès des elfes d’Irin, pas des dissidents.
Nul ne trouva à rétorquer à la réplique.
- Brian se rendra donc à Irin demander officiellement l’aide des elfes des bois d’Irin, annonça Arthur de Baladon. S’ils acceptent, tant mieux, cela ne nous fera que davantage d’alliés. S’ils refusent, cela nous donnera une carte à jouer plus tard.
- Le droit de refuser de les aider un jour, comprit Elian.
- Partez au plus vite, ordonna Arthur de Baladon, et rapportez-nous de bonnes nouvelles, s’il vous plaît. Que la lumière vous guide.
Elian partit immédiatement vers ses terres. C’était dans la trouée qu’elle comptait trouver celui qu’elle cherchait. Elle courut sans s’arrêter, sans prendre de repos. Elle arriva à bout de forces mais la forêt était différente. Son aura… Elle vivait, elle respirait, elle chantait. Les bois l’aidèrent à se fortifier, comme un souffle de vie provenant de partout autour d’elle. Elle se sentit bien, en accord avec elle-même, comme si un énorme poids venait de s’envoler de ses épaules. Un elfe des bois tomba devant elle depuis la canopée, apparemment sans mal.
- Je ne te connais pas, dit-il, surpris.
- Que la lune et le soleil guident tes pas. Je suis la comtesse Elian d’Anargh. Vous êtes sur mes terres, indiqua-t-elle.
- Je ne te connais pas, répéta-t-il.
- Nous ne nous sommes jamais rencontrés, indiqua Elian. Je cherche Ceïlan, le maître botaniste. Il est là je suppose ?
- Je ne sais pas, répondit l’elfe visiblement déconcerté.
- Demande aux autres dissidents de le chercher ! s’exclama Elian.
- Je n’ai rien à demander à personne, répliqua l’elfe.
Elian prit sur elle pour se calmer. Les dissidents étaient difficiles à gérer. Très individualistes, ils avaient quitté le groupe pour une vie de nomade solitaire en dehors de toute règle ou loi. Logique qu’ils refusent toute notion d’autorité.
- Tu es sur mes terres, indiqua Elian. Tu t’y trouves sans mon autorisation. Je peux tout aussi bien t’en chasser.
- Ceïlan m’avait dépeint une personne bien différente, gronda l’elfe avec désapprobation.
- Ceïlan m’avait aussi dépeint les dissidents différemment, assura Elian. Tu es parti parce que tu avais besoin d’air ou parce que le cul de Beïlan sur le trône te fait chier ?
Elian s’était volontairement montré grossière afin de pousser son interlocuteur dans ses retranchements. Sa réaction lui indiqua la bonne réponse.
- Beïlan, donc, en conclut-elle. Tu n’aimes pas la nouvelle régence à Irin alors écoute-moi bien : nos fortifications sud sont attaquées par les orcs. Sans aide, nous allons perdre, le royaume de Falathon tombera et tu n’auras plus qu’Irin où vivre.
L’elfe plissa les paupières.
- Si tirer du haut des fortifications sur des orcs indisciplinés n’intéresse pas certains, continua Elian, nous avons également besoin de messagers. Nos pigeons sont la cible d’attaques répétées. Aucun message ne passe. Tur-Anion est sourde et aveugle. Des porteurs rapides et efficaces seraient les bienvenus.
L’elfe hocha la tête avant d’annoncer :
- Je transmettrai ta demande mais comprends bien que les elfes dissidents n’obéissent à personne, seulement à eux-mêmes. Je peux leur expliquer tes demandes mais nul chef ne nous forcera à agir d’une manière ou d’une autre.
Elian sourit. Ceïlan les encourageait tout de même. Ils n’acceptaient simplement pas de se l’admettre à eux-mêmes et elle ne comptait pas entrer dans ce débat-là maintenant.
- Je comprends parfaitement, assura Elian.
- Les falathens ont besoin d’informations, annonça l’elfe. Peut-être peux-tu porter celle-là à Tur-Anion le temps que nous nous organisions ? Les elfes noirs ont envahi Falathon à l’est et personne ne semble s’en soucier.
- Quoi ? s’étrangla Elian.
- Ils avancent dans vos terres lentement mais sûrement. Ils sont prudents mais jusque-là, ils n’ont rencontré aucune résistance.
- Pas même des elfes des bois ?
- Beïlan a ordonné l’immobilisme, arguant que ce n’était pas nous qu’ils envahissaient. De plus, il n’y a plus ni arc ni flèche à Irin alors c’est…
L’elfe ne termina pas sa phrase, comprenant qu’il venait de lâcher une information qu’il aurait dû garder pour lui. Il se reprit et annonça :
- Enfin, Beïlan n’a de cesse de répéter qu’aucun falathen n’est venu demander de l’aide, ce qui est vrai.
Brian était justement en chemin pour remplir cette mission. Une fois la demande exprimée, plus rien ne justifierait l’inaction imposée et le nombre de dissidents augmenterait rapidement, offrant davantage de bras armés à Falathon.
- Je ne donne pas cher de la peau du pauvre humain qui finira bien un jour par venir à Irin, continua le dissident.
- Pourquoi ? s’étrangla une fois de plus Elian.
- Beïlan est con mais pas à ce point. Il ne laissera pas l’humain faire sa demande. Il fera tout pour le faire taire, quitte à le tuer.
Elian frémit.
- Brian est en chemin…
- Brian ? répéta l’elfe. Brian Eldwen ? L’ami humain de Ceïlan ? Beïlan va l’anéantir.
Beïlan connaissait le lien amical entre son frère et le prince de Falathon. En tuant Brian, le roi elfe affaiblissait moralement son frère tout en s’assurant du statut quo concernant Falathon. Double réussite. Brian ne devait surtout pas arriver à Irin.
- Je dois partir… maintenant, précisa Elian.
En courant, elle sortit de la forêt. À peine eut-elle franchi l’orée qu’une pluie battante se mit à tomber. Elle s’arrêta et soupira. Elle était déjà épuisée. La météo venait de lui alourdir les jambes. D’un geste las, elle plaça sa capuche sous sa tête.
La forêt la prévint : danger ! Elian sauta de côté, juste à temps pour éviter une dague dans ses reins. Elle faisait maintenant face à son adversaire et frémit : un assassin, aisément reconnaissable à ses habits mais surtout à la lame sortant de son bras d’archer qu’elle venait d’éviter de justesse. Il attaqua sans attendre. Ces gars-là étaient des professionnels. Ils ne rataient pas. Elian venait de le mettre très en colère.
Elle aussi savait se battre. Si la guilde lui avait proposé un jour de les rejoindre, ce n’était pas sans raison. Elle esquiva, sortit sa dague et d’un geste souple, frappa dans le bas du dos. L’homme s’écroula, mort. Elian le retourna et le fouilla. Malgré la pluie, elle trouva l’objet de ses désirs : l’ordre d’assassinat. Il indiquait une énorme somme d’argent en échange de la comtesse Elian d’Anargh, archère émérite. Voilà pourquoi Elian l’avait aisément vaincu. Il la croyait simplement archère. Ses compétences en combat rapproché lui étaient inconnues. Elian venait d’avoir énormément de chance.
Naturellement, l’ordre d’assassinat n’était pas signé et aucune raison indiquée. Cependant, l’extravagante somme d’argent laissa Elian pantoise. Qui pouvait à ce point vouloir sa mort et pourquoi ?
Elian secoua la tête, mit le parchemin dans son aumônière puis retira ses bras d’archer à l’assassin avant de remplacer les siens par ceux-là. Les lames d’assassin figuraient parmi les plus recherchées. Le mécanisme permettant leur déclenchement demandait un savoir faire unique. Elle récupéra également au cou de l’homme son collier avec le pendentif indiquant son appartenance à la guilde des assassins. Elle le plaça avec le parchemin, dans son aumônière puis repartit, le cœur battant la chamade. Elle réglerait ce problème de tête mise à prix plus tard. Pour le moment, elle devait sauver le prince.
Elle emprunta des chemins détournés afin de retrouver le plus tard possible la route d’Irin. Son choix fut payant. Elle rejoignit Brian à seulement une lieue de l’arrivée. Pour le stopper, elle lui sauta dessus depuis un arbre, le faisant rouler au sol.
Naturellement, le prince chercha à se défendre mais la dague d’Elian sous sa gorge l’en dissuada. Il se calma lorsqu’il la reconnut difficilement sous la capuche protectrice. Elian rangea son arme et aida le prince à s’asseoir.
- Tu aurais pu être plus douce, maugréa-t-il en se massant l’épaule droite.
- Les elfes dissidents ont été prévenus. Ils aideront, tant au sud qu’en portant des messages.
- Cela fait quoi ? Vingt elfes ?
- Deux mille environ, répondit Elian.
- Il n’y a pas deux mille dissidents ! gronda Brian.
- Nous allons vraiment nous battre là-dessus maintenant ? siffla Elian et Brian grimaça. Deux mille elfes vont venir nous aider.
- C’est super. Tu es venue jusqu’ici juste pour me dire ça ?
- Non. Vous ne devez pas vous rendre à Irin. Beïlan n’a aucune envie de nous aider. Il a ordonné l’immobilisme face à l’armée des elfes noirs qui envahit notre royaume par l’est.
- Quoi ? Quelle armée d’elfes noirs ? Et qui est Beïlan ?
- Beïlan est le roi des elfes des bois.
- Non ! Irin est gouverné par une reine, Ariane !
- Pas depuis ma naissance, indiqua Elian. Beïlan a ordonné que nul ne fasse rien contre les elfes noirs qui avancent vers Tur-Anion sans rencontrer la moindre résistance. Ceïlan encourage les elfes à quitter Irin pour devenir dissidents mais certains refusent encore, arguant que Falathon n’a pas officiellement demandé de l’aide.
- Raison de plus pour que j’y aille ! rétorqua Brian dont le visage n’exprimait qu’une totale incompréhension.
- Beïlan fera tout pour vous empêcher de faire votre demande, d’autant qu’il connaît votre lien avec Ceïlan. Il a tout à gagner à vous tuer.
Brian frémit.
- La demande doit être faite, insista-t-il malgré tout.
- Certes, mais pas forcément par le prince en personne. Une simple comtesse pourra sûrement faire l’affaire.
- Elian… commença Brian.
- Au moins, je ne suis pas la meilleure amie de son frère.
- Frère ? Ceïlan est le frère du roi ? s’étrangla Brian.
Elian lut dans les yeux de Brian une profonde haine. Comment une petite comtesse, ancienne voleuse, pouvait-elle en savoir bien plus que lui sur les elfes ?
- Gardez votre jalousie pour plus tard, si vous le voulez bien, prince. Il y a plus urgent immédiatement.
Brian grinça des dents.
- Donnez-moi le message. Je vous jure de tout mettre en œuvre pour le transmettre au roi des elfes.
- Il n’est pas écrit, précisa Brian. J’étais censé lui parler… improviser…
- Dites-moi ce que je dois dire.
- Je… Je ne sais pas. Je te répète que je comptais improviser. Il faut l’informer de la situation et lui demander de l’aide au nom du roi Arthur de Baladon.
- C’est dans mes compétences, assura Elian.
- D’autant que tu parles le lambë mieux que moi, maugréa Brian. Et tu te bats mieux que moi aussi. S’il essaye de s’en prendre à toi…
Il gagnera, frémit Elian qui garda cette pensée pour elle. Après tout, elle n’avait jamais rien pu contre Ceïlan. Si aucun humain ne lui faisait peur désormais, les elfes en revanche… Elian chassa ses peurs. Beïlan ignorait tout d’elle. Elle ferait sa demande rapidement, sans lui laisser le temps de la contrer, par surprise.
- Retournez à Tur-Anion et prévenez le roi de l’avancée des elfes noirs. Je m’occupe de la demande officielle à Irin.
- Tu n’as pas l’air bien, fit remarquer Brian en la scrutant sous la capuche.
- Je suis épuisée, annonça Elian. Je n’ai ni dormi, ni mangé, ni bu depuis mon départ d’Anargh, temps que j’ai passé à courir.
Brian en eut le souffle coupé.
- Je vais y arriver, ne vous inquiétez pas.
- Elian, tu n’as pas à…
- Vous êtes trop précieux, répéta-t-elle. Retournez à Tur-Anion et défendez le royaume.
Brian hocha la tête. Ils se dirent adieu sous la pluie. Brian rebroussa chemin. Elian se dirigea vers Irin, ignorant totalement ce qu’elle allait pouvoir y trouver.
- Je ne te connais pas, dit un elfe en apparaissant devant elle alors qu’elle avançait prudemment dans les bois depuis un petit moment.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, répondit-elle, énervée qu’aucun elfe ne lui fasse la politesse de la saluer. Je voudrais parler à Beïlan.
- Je ne te connais pas, répéta l’elfe.
Elian retira sa capuche et l’elfe frémit un instant avant de plisser les yeux.
- Je voudrais parler à Beïlan, répéta Elian. Voudrais-tu bien me mener à lui ?
L’elfe ne bougea pas. Il l’observait, la transperçait du regard, incapable de détacher ses yeux d’elle. Elian soupira et continua son chemin, ignorant cet homme visiblement peu utile. Elle marcha un long moment sous les arbres, savourant ce lieu paisible, serein, doux. La forêt l’aidait à se régénérer mais cela ne suffisait plus. Elian était trop épuisée. La nature réclamait ses droits. Elle devait manger, boire, dormir. Elian finit par s’appuyer contre un arbre pour reprendre son souffle.
- Tu as l’air à bout de forces, dit une voix féminine.
Elian se tourna vers le son pour découvrir une femme elfe. Elle était magnifique dans sa robe verte moulante et légère, ses cheveux blonds longs fins comme du fil de couture peignés et coiffés à la perfection tombant bien en dessous de ses genoux.
- Ils sont occupés à te mater. Ils en oublient toutes les bonnes manières. Viens.
Elian suivit la femme.
- Je m’appelle Theïlia, annonça l’elfe avant de grimper sans difficulté dans un immense arbre.
Elian la suivit de la même manière. L’escalade n’avait jamais posé problème. La hauteur ne lui apporta aucun vertige, même lorsqu’elle dut passer de branches en branches. La fatigue la rendait tremblante mais pas un quelconque problème avec l’altitude.
- Sers-toi, annonça Theïlia au bout d’un moment.
Les branches formaient un plancher plat permettant la présence d’une immense salle à manger. L’effet était saisissant, comme si la nature avait poussé de manière à offrir cette possibilité. L’endroit n’avait pas été construit, il avait évolué ainsi. Au centre, des tables et des bancs vides s’offraient au visiteur affamé. Elian observa le buffet. Son ventre affamé rendait le choix difficile. Tout semblait délicieux. Theïlia lui désigna des boules noires de la taille d’une noix disposées joliment dans une grande feuille verte.
- Qu’est-ce que c’est ? interrogea Elian qui était sûre de n’avoir jamais vu ce fruit.
Pour toute réponse, Theïlia en prit un et l’avala en souriant de contentement. Elian l’imita. Un goût sucré l’envahit. Elle reconnut le miel mais fut incapable de nommer cette autre saveur, nouvelle, étrange, inimitable.
- Qu’est-ce que c’est ? répéta Elian, submergée par le bonheur envahissant tout son corps.
- Du miel dans du lyma.
- Lyma ? répéta Elian qui ne connaissait pas ce mot.
- Les algues qui viennent du lac Lynia, indiqua Theïlia. Ceci dit, tu devrais goûter celles-là.
Elian suivit la main tendue pour découvrir des boules a priori identiques sur une feuille voisine. Curieuse, elle en plaça une dans sa bouche. Le goût était proche et différent à la fois.
- Certains préfèrent les premières, d’autres les secondes, précisa Theïlia. Tu viens de consommer du lyma avec de la gelée royale et non du miel.
- Je préfère avec de la gelée royale, annonça Elian. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon.
Theïlia sourit. Elian ne put s’empêcher d’en manger d’autres. La vingtaine de boules disparut sous ses crocs acérés. Tout en se servant un bol de jus de fruits, elle lança à Theïlia :
- J’ai besoin de parler à ton roi. Serait-il possible de me mener à Beïlan ?
- Il viendra lui-même, précisa Theïlia. Dès que la présence d’une aussi jolie elfe inconnue à Irin lui arrivera aux oreilles, il rappliquera la queue en avant.
Elian cligna des yeux, estomaquée de la façon dont la femme parlait de son roi.
- Les hommes ne pensent qu’avec leur bite mais lui, c’est bien pire.
Elian enregistra l’information. Peut-être pourrait-elle l’utiliser contre le roi. User de ses charmes ne faisait pas vraiment partie de ses compétences mais elle garda cette possibilité dans sa manche.
- En parlant de bite... souffla Theïlia en se levant pour rejoindre un elfe qui attendait à la porte de la salle à manger.
Elian observa la feuille vide, puis la pleine, et décida de déguster le lyma au miel, même s’il était moins bon. Cela restait merveilleux. Enfin, elle s’assit et avala doucement son bol de jus de fruits. Theïlia revint à ce moment-là, un grand sourire sur le visage.
- Je crains de n’avoir mangé tout le lyma.
- Il y en aura d’autres à la prochaine livraison, la rassura Theïlia. Premiers arrivés, premiers servis. C’est comme le sexe. Ils étaient deux à me vouloir mais je préfère les têtes à têtes. Le second a dû attendre son tour.
Elian comprit à ce moment là que Theïlia venait d’avoir pas moins de deux relations sexuelles le temps qu’elle-même avale tout le stock de lyma d’Irin. Elle rougit et sourit bêtement, ignorant totalement quoi répondre.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, dit une voix masculine.
Elian ne l’avait pas entendu arriver. Elle frémit. Aucun humain ne surprenait jamais Elian. Les elfes le faisaient sans cesse. Elian se sentit en danger entre ces arbres. Les habitants de cette ville végétale pouvaient la blesser sans la moindre difficulté. Ici, toutes ses protections tombaient.
L’elfe la regardait, un immense sourire barrant son visage. Il venait de la saluer, le premier à l’avoir fait. Elian se sentit en confiance et elle en comprit immédiatement la raison : il ressemblait à Ceïlan. Le roi se tenait devant elle. Elian éloigna la confiance pour une immense prudence. Elle força toutes ses alarmes à s’allumer et à rester en marche.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Beïlan, répondit Elian en insistant afin de bien montrer qu’elle savait à qui elle s’adressait.
Theïlia sursauta légèrement mais pas le roi qui resta stoïque. Que cette inconnue puisse le reconnaître ne semblait pas le surprendre.
- Je suis…
- Elian comtesse d’Anargh, répondit Beïlan.
Elian sentit sa gorge se serrer. À aucun moment elle ne s’était présentée, gardant son identité pour elle afin de profiter de la surprise et voilà qu’elle perdait cet élément. Avide de remplir sa mission, elle lança :
- Le roi Arthur de…
- Je te fais visiter ? la coupa Beïlan en lui tendant la main.
Elian frémit à la main tendue, inspira profondément et Theïlia choisit ce moment-là pour s’éloigner, se sentant clairement de trop sans que Beïlan n’ait eu besoin de demander quoi que ce soit. Elian n’apprécia pas du tout d’être en tête à tête avec le roi dont elle refusa de saisir la main tendue.
- Le royaume de Falathon demande…
- Je me fiche du royaume des humains, annonça Beïlan. Tu es ravissante.
Il s’approcha d’elle et Elian se leva en reculant brusquement.
- Je ne suis pas intéressée, précisa-t-elle.
Elle aurait dû, elle le savait, le laisser la toucher, se faire désirer afin de l’amener à baisser sa garde et parvenir à placer la demande officielle d’aide mais c’était plus fort qu’elle. Elle ne pouvait pas accepter ce genre de contact. C’était impossible. Beïlan tiqua l’espace d’une seconde, serra les dents puis lança :
- Soit. Allons donc parler de l’invasion des elfes noirs et des orcs, puisque c’est si important. Suis-moi dans un lieu plus propice à ce genre d’échanges.
Elian le suivit jusqu’au sol puis dans la forêt. Le marche dura un long moment en silence. Elian, se repérant bien, se savait aux limites d’Irin. Pourquoi être allé aussi loin ? Beïlan pensait-il sincèrement ne pas être entendu des siens en ce lieu ? Elian doutait qu’aucun elfe ne les ait suivis jusqu’ici. Elian ne comprenait pas. Elle regarda autour d’elle. Pourquoi Beïlan l’avait-il emmenée ici ?
Contre lui, elle ne put rien. Il l’attaqua sans même qu’elle l’eut vu venir. Elle se retrouva au sol, sa main sur sa gorge et tout devint noir.
Hypothèse : les terres des elfes noirs sont frappées par la maladie/malédiction de la terre noire. Ceci serait lié au mineur que le guérisseur de Bintou a dû sauver puis éloigner de la mine. La soupe de poisson de Narhem serait potentiellement un antidote contre la terre noire, mais difficile à produire - là je pars loin dans la spéculation. Les elfes envahissent ou lâchent des orcs sur les humains, parce qu'ils n'ont nulle part où aller. Beïlan le sait et préfère aider les représentants de sa propre espèce, même s'ils n'ont pas la même couleur, plutôt que les humains.
« Pas depuis ma naissance » (relativement à feue la reine Ariane) => c'est bizarrement formulé, ça laisse penser que c'est la naissance d'Elian qui a causé la prise de pouvoir de Beïlan (et d'ailleurs c'est peut-être le cas, pour autant qu'on sache, mais Elian l'ignore), j'aurais plutôt dit « pas depuis vingt ans » ou quelque chose comme ça (je ne sais pas quel âge a Elian exactement)
Difficile de répondre à ta deuxième remarque sans spoiler. Ceci dit, j'évite le plus possible de compter le temps qui passe avec des notions modernes qui n'existaient pas à l'époque (heure, minutes, secondes, mois, d'ailleurs, si tu vois un de ces mots, signale le moi je l'enlèverai). Je n'ai pas réussi à éradiquer "année". En revanche, les personnages ignorent leur âge (comme c'était le cas à l'époque) et les durées sont estimées en gros. Ceilan estime donc environ que ca date de la naissance d'elian même si c'est très approximatif. Il aurait pu dire "un peu après la dernière lune rouge". Ça aurait été plus réaliste par rapport à la façon de faire de l'époque mais ça n'aurait pas parlé au lecteur alors j'ai dû trouver un compromis.
Elian est très imprudente mais elle est épuisée, physiquement et mentalement. Elle se trouve dans un monde inconnu. Elle veut réussir sa mission. Elle fait une connerie (mes personnages sont loin d'être infaillibles). C'est humain je crois.
Encore merci pour tes commentaires
Bonne lecture !