La bonne odeur de confiture chaude s’élevait des grandes marmites en cuivre. Tout autour de moi, la centaine de domestiques du Cœur de la Montagne partageait leur petit-déjeuner dans la gaieté, et l’excitation d’en apprendre plus à propos de nos invités. Sous les deux imposantes voûtes de pierre, je savourais cet instant, consciente qu’il n’y en aurait bientôt plus. Assise à mon côté, Rosalie semblait inquiète et tournait sa cuillère dans son bol sans boire une seule gorgée de café.
— J’ai quelque chose à vous annoncer, chuchotai-je à l’intention de l’intendante.
Madame Rigori cligna des paupières, pour revenir à la réalité.
— Comment ?
— Le roi Edwin m’a demandé d’être discrète, mais à vous je peux bien le dire !
Rosalie planta cette fois son regard dans le mien.
— Il y a peu, j’ai rencontré un certain monsieur Arcane, un chuchoteur et…
— Plus un mot ! Venez avec moi.
Rosalie sauta hors de sa chaise, et s’éloigna de l’interminable tablée pour ouvrir la porte dérobée qui menait à la réserve. Les yeux aussi grands que ceux d’une chouette, je la suivis dans la modeste pièce, dont les étagères croulaient sous le poids de bocaux en tout genre. L’intendante s’assit à la petite table, et fit râler la chaise de bois sous son poids.
— Fermez la porte, Sybil.
J’obtempérai avant de croiser les bras sur ma poitrine, incrédule face à ce qui se produisait.
— Il y a des sujets qu’il faut aborder avec la plus grande prudence. Si le Roi vous a demandé d’être discrète, c’est qu’il doit y avoir une raison, commença-t-elle à me sermonner. Que vous voulait cet homme ? Ce chuchoteur ?
— Il… Il m’a fait passer des tests, racontai-je sur la réserve. Shangaï est mon animal totem et je suis… Je suis une chuchoteuse.
Des fourmillements se répandirent le long de mes bras. Comme il était étrange de le dire à voix haute.
— C’est une excellente nouvelle Sybil, répondit l’intendante en souriant avec pâleur. Cependant, les circonstances ne sont pas propices pour une telle annonce. N’en parlez à personne, pas à même à Adélaïde. La pauvre petite a beaucoup à penser avec son mariage à venir. Oubliez cela pour l’instant, nous en rediscuterons le moment venu !
— Le moment venu ? Rosalie, je vais devoir partir… Dans un mois tout au plus je devrais quitter la Montagne.
— Rien n’est encore fait. Il peut se passer bon nombre de choses en un mois.
— Le roi Edwin n’a plus qu’à donner son accord et ce sera chose faite, je n’ai aucun doute. C’est un homme bon et il sera heureux pour m…
— Il suffit ! s’écria-t-elle. Nous verrons cela après ce mariage, Sybil. Allez finir votre petit-déjeuner, ordonna madame Rigori en pointant la porte que je venais de fermer.
J’aurais voulu hurler et lui demander d’expliquer son comportement inhabituel, ainsi que toutes ses cachotteries, mais cela aurait été inconvenant. Râler contre une besogne trop ardue était une chose, mais contester l’autorité de l’intendante en était une autre.
En silence, j’enfouis ma colère et regagnai les cuisines.
Personne ne remarqua que Rosalie et moi nous étions absentées, et chacun continuait de converser avec exaltation. Observant le fond de mon bol, je me laissais engloutir par mes pensées. « Se taire n’est pas synonyme d’inaction. » me convainquis-je. J’allais agir, aujourd’hui même.
— Madame Patmore, vous avez du retard sur les confitures, et j’ai également remarqué que les marmites en cuivre n’avaient pas été correctement récurées, fit observer Rosalie alors qu’elle sortait de la réserve.
— Il y a eu beaucoup d’agitation ces derniers jours, Madame.
— Heureusement, vous allez avoir de l’aide supplémentaire, annonça l’intendante. Écoutez tous ! Aujourd’hui et pour les semaines à venir, nous allons accueillir le personnel du Prince ! Je vous demanderai de faire preuve de bienveillance à leur égard, en effet jusqu’à leur départ vous devrez faire équipe avec l’un ou l’une d’entre eux. Il sera de votre devoir de leur montrer le travail à effectuer, de les guider dans le Cœur de la Montagne et de les accueillir dans votre chambre.
Quelques râles discrets se firent entendre.
— Je compte sur votre sympathie à tous. Bien, ouvrez les portes je vous prie, exigea Rosalie qui désignait déjà deux valets de pied.
Les doubles battants des cuisines s’écartèrent à l’unisson dans un long grincement sonore, pour dévoiler à nos yeux ébahis un tunnel bondé. Les vêtements colorés et le grain de peau caramel des nouveaux venus dénotaient, autant qu’ils apportaient de la gaieté au milieu de toute cette roche. Sur leur visage se peignait le même étonnement, accompagné d’une pointe d’appréhension, que parmi les Rocheux qui m’entouraient. Effaçant son trouble, Rosalie se plaça dans l’embrasure des portes, rejointe par un individu, que je reconnus comme étant l’un des hommes de main du Prince.
— Nous allons vous appeler afin de former des paires. Vous partirez ensuite directement travailler, accompagné de votre homologue.
Madame Rigori s’éclaircit la gorge tandis qu’elle dépliait un long parchemin, imité par l’homme qui se tenait à son côté.
— Alexeï !
— Osman ! appela à son tour l’homme Kargha à l’accent râpeux.
En silence, les deux jeunes gens se saluèrent avant de s’éloigner dans un couloir adjacent, tandis que la répartition continuait.
— Colombe !
— Nour !
— Éloi !
— Shady !
— Fernand !
— Tarek !
Des prénoms variés étaient énoncés de la sorte avec un rythme régulier, tandis que les cuisines et le tunnel se désemplissaient. Parfois, au cœur de leurs pas feutrés, nous pouvions entendre les échanges timides des deux étrangers, qui tentaient de créer un lien malgré la barrière de la langue. Rapidement, il ne resta plus grand monde autour de moi, et mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine. Qui le hasard allait-il me désigner comme compagne ? J’observais avec attention les visages qui me faisaient face, et quand beaucoup ne soutenaient pas mon regard les yeux en amande d’une jeune fille ne se dérobèrent pas.
— Sybil !
— Nawel !
Son visage se fendit d’un sourire aimable lorsque nous nous avançâmes l’une vers l’autre. Nous éclipsant à notre tour, Rosalie me fit un petit signe d’encouragement tandis que nous passâmes devant elle. Je détournai le regard et m’éloignai.
— Nawel, c’est bien cela ?
— Oui ! Vous êtes Sybil, me sourit-elle.
— Exact ! Je suis surprise que les présentations n’aient pas été effectuées hier dès votre arrivée…
— Tout le monde était occoupé avec nos bêtes. Les installer, les nourrir, démonter les toiles. Beaucoup de travail !
— Oh oui, j’ai assisté à l’arrivée de votre cortège et c’était… Époustouflant ! C’est incroyable que vous parliez si bien notre langue, Nawel.
— Des mois que nous travaillons tous, sour ordre du Prince !
D’une chambre à la suivante, tâche après tâche, nous apprenions timidement à nous connaître, laissant s’exprimer notre curiosité l’une pour l’autre.
— Vous êtes donc aussi femme de chambre ? demandai-je en fin de matinée.
— Entre autres choses.
La jeune Kahas sourit, et plissa ses yeux en amandes. Ses cheveux frisés, noir corbeau, lui arrivaient à fleur d’épaule et ses vêtements de lin blanc mettaient en valeur sa peau bronzée.
— Votre Montagne est sourprenante, mais il y fait très froid, enchaîna-t-elle.
Son accent très prononcé, aux notes brutes qui transformait ses « u » en « ou », étira mes lèvres en un sourire amusé.
— Pas aussi surprenante que vos animaux ! Je n’en avais jamais vu de si grands et gros, m’exaltai-je. Comment les nommez-vous ?
— Les longs nez à la peau grise sont des éléphants et ceux à bosses sont des dromadaires.
— Je n’aurais pas pu l’inventer ! Venez, nous allons pouvoir aller déjeuner. Madame Patmore a, j’en suis certaine, prévu un repas spécial pour votre arrivée parmi nous !
— Manger, à cette heure ?
~
Le ventre apaisé et mon étroite chambre réaménagée, je glissai le plus discrètement possible une enveloppe dans la poche de mon tablier, et claquai la porte derrière nous, avant de nous mettre en route.
— Merci de m’accueillir dans votre chambre.
— C’est avec plaisir Nawel. J’aurais aimé pouvoir vous offrir plus que ce petit matelas à même le sol.
— C’est déjà merveilleux, répondit-elle avec une lueur d’extase dans le regard. Vous avez dou courrier à déposer ? demanda-t-elle finalement un doigt pointé sur ma poche.
— Oh, c’est une bricole, éludai-je en accélérant la cadence.
Nawel observait les quelques portraits qui croisaient notre chemin avec admiration, mais marchait d’un pas hésitant et peu habitué à l’obscurité de nos couloirs.
— Pour le reste de la journée nous tiendrons compagnie à la princesse Adélaïde, expliquai-je une fois arrivées devant ses appartements.
La jeune Kahas pâlit de manière exagérée, et recula de quelques pas.
— Ne vous inquiétez pas Nawel, c’est une très bonne amie et je suis certaine qu’elle sera ravie de faire votre connaissance. Cependant… Je vais d’abord entrer seule pour la prévenir de votre présence.
Tournée vers le panneau de bois, je toquai et m’étonnai de l’étrange réaction de mon homologue Kahas.
— Je t’attendais, s’impatientait déjà la voix d’Adélaïde.
Rosissant légèrement à l’idée que Nawel ait surprise avec quelle familiarité la princesse s’adressait à moi, je pénétrai dans la pièce et fermai rapidement la porte dans mon dos. Adélaïde était tout échevelée et se trouvait encore en toilette de nuit assise devant sa coiffeuse.
— Que fais-tu toujours dans cette tenue ?
— Je n’ai pas eu envie de sortir, voilà tout… répondit-elle sur un ton boudeur. J’ai d’ailleurs déjeuné dans ma chambre.
— Ton précepteur n’a pas dû apprécier de patienter pour ne jamais te voir arriver…
— Je vais être mariée d’un jour à l’autre, il n’a plus rien à m’apprendre, répondit-elle sur un ton piquant.
— Bien. Raconte-moi, comment est-il ton Prince ? Je t’avoue l’avoir aperçu dans un couloir. Tu n’as pas dû être déçue en le voyant, quel bel homme ! roucoulai-je.
— Il n’y a bien que son physique d’agréable !
— A-t-il été discourtois ?
— Il n’a pas eu un regard pour moi, me dit-elle en levant les yeux de son miroir. Il a demandé à s’entretenir avec mon père, voilà tout. Je n’ai eu le droit à aucune douce attention ou aucun compliment. Je suis restée en compagnie de ma mère et de cette étrange femme… Quand leur entrevue fut terminée, ils se sont retirés dans leurs appartements, et je n’ai pas eu le droit à plus d’attention de sa part lors du dîner.
Adélaïde se leva d’un bond, et fit basculer sa chaise en arrière. Les lèvres tremblantes, elle se mit à faire les cent pas dans sa chambre.
— Peut-être est-il intimidé, osai-je formuler.
— Oh, il n’avait l’air nullement intimidé ! Simplement indifférent. Moi qui ai tout fait pour lui plaire ! fulminait-elle.
La Princesse finit par s’asseoir lourdement sur son lit, alors qu’elle me fixait avec les yeux noirs d’un enfant capricieux.
— Dire qu’il a le culot de demander un entretien avec moi à dix-sept heures tapantes…
— Mais c’est une très bonne chose, ne crois-tu pas ?
— S’il s’était montré courtois dès notre première rencontre j’aurais approuvé son comportement. Toutefois au vu des circonstances, je ne suis pas réjouie du tout d’une telle visite ni de l’autorité qu’il fait peser sur ma personne !
Je jetai un regard vers la porte, pensant que tout ceci devenait bien long pour Nawel, et que cela ne risquait pas de la mettre en confiance.
— Adélaïde, je suis accompagnée d’une jeune Kahas, et je voulais savoir si…
— Mais fais-la entrer, voyons ! La laisser attendre de la sorte n’est pas convenable. Elle pourra me parler du Prince, quelle bonne idée tu as eue là, s’exclama-t-elle ses mains serrées sur les miennes.
— J’aurais également souhaité m’absenter cet après-midi… Si cela ne te pose pas de soucis, glissai-je.
— Oh. J’aurais apprécié que tu sois présente avec moi lors de l’entretien avec le prince Apophis.
— Je comprends, toutefois je pourrais me dépêcher et être de retour avant votre entrevue. C’est important pour moi, je pourrais peut-être décou…
— Si tu arrives avant le Prince, fait donc comme bon te semble, me coupa Adélaïde, avant de déposer un baiser sur ma joue et de me montrer la porte du menton avec un sourire.
En silence, j’allais ouvrir la porte tandis que la Princesse, à nouveau devant sa coiffeuse, mettait un peu d’ordre dans ses cheveux. « Découvrir l’identité de mes parents… », finis-je en pensée, « Le nombrilisme princier pourrait passionner plus d’un médecin de l’esprit ». Nawel me scruta de ses yeux noirs, et se frottant les bras d’un air anxieux fut incapable de déchiffrer mon petit sourire crispé.
— Princesse, je vous présente Nawel, annonçai-je.
— Bonj… Oh !
Nawel s’était agenouillée à ses pieds, la tête basse.
— Vous pouvez vous relever, gloussa Adélaïde, tandis qu’elle me jetait un regard amusé.
— Bonjour Princesse, je souis Nawel et souis à votre service, articula la Kahas qui se redressait la tête toujours basse.
— Vous pouvez y aller, Sybil, mais revenez à temps ! Nous serons installés dans le Salon Granite, à proximité des appartements du Prince.
D’un air entendu, j’effectuai une révérence, avant de refermer la porte sur le sourire empreint d’affection qu’Adélaïde me réserva. Il était temps pour moi d’aller trouver des réponses…
~
Une petite boule nerveuse se creusait dans mon ventre. Obligée de passer à proximité des appartements de la reine Odile pour rejoindre au plus vite l’esplanade des écuries, je priais intérieurement pour ne pas la croiser. Devant sa porte, mes bottines frôlaient à peine le sol. Enfin passée et prête à quitter le couloir, je m’autorisais de nouveau à respirer, quand une voix aussi froide que la pierre me figea sur place :
— Sybil.
Saisie par la peur, je me retournai, le regard obstinément braqué sur mes pieds, et faillis perdre l’équilibre tandis que je me redressai après l’avoir salué. Mes fins doigts entrelacés, je tentais de dissimuler leur tremblement, quand les ongles de la mante religieuse me firent lever le menton. Dans ses yeux, aussi bleus que la glace, pouvait se lire une pleine satisfaction.
— Encore à éviter de travailler. Cela ne fait rien, j’espérais justement un tête-à-tête.
La gorge sèche, le bruit de ma déglutition résonna en écho contre les parois de roche. Déjà, ma cicatrice me brûlait. Ignorant quand, je savais seulement que cette dernière se rouvrirait encore. Le regard dur et le menton haut, je mordais ma joue. Je ne pleurerais pas. Pas cette fois. J’étais une chuchoteuse, et je ne donnerais plus cette satisfaction à la Reine.
— Ma fille est sur le point de devenir la Souveraine d’un puissant royaume et je refuse que vous la pervertissiez comme vous l’avez fait hier.
— J’ai essayé de l’empêcher de quitter sa cham…
— Ne répondez pas, cracha la Reine.
Elle fit pivoter sa bague, et serra la pierre aiguisée dans sa paume.
— Vous êtes une petite écervelée ! Profitez encore du temps qu’il vous reste ici… Après le départ de ma fille, je vous ferais quitter cette Montagne morte ou vive !
Avec rage, la mante religieuse leva sa main au-dessus de sa tête. La peur me crispa tout entière, et dans un geste désespéré je me cachai le visage. La pierre sertie entailla la peau de mon avant-bras, alors que, les yeux clos, je n’osai pas regarder l’expression de la Reine.
— Baissez votre bras, siffla-t-elle.
Mon corps tremblait quand j’obtempérai, résignée. Dans une profonde inspiration, je me redressai de toute ma hauteur, et plantai mes iris dans les siens. Je ne voulais plus avoir peur. Attendant l’impact, je me jurai qu’à partir de ce jour tout ceci prendrait fin…
Le hurlement de la Reine couvrit le claquement de sa gifle.
— Bientôt vous ne serez plus la honte de cette Montagne ! Vous ne serez plus rien !
En silence, je laissai le sang maculer une fois de plus ma pommette, sans qu’aucune larme ne l’accompagne. Dans un bruissement d’étoffe, la mante religieuse s’éloigna, et je restai un instant dans ce couloir à essayer d’apaiser les battements de mon cœur.
« À qui dois-je la vie ? ». Trouver la réponse à cette question et partir devenir une chuchoteuse. Plus rien ne comptait à cet instant.
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Toute la nouvelle maisonnée se met en place, et tous ces nouveaux personnages vont donner une nouvelle dynamique à l'histoire. J'aurais juste imaginé que Nawel et Sybil se tutoient, mais c'est un détail. Encore des mystères avec le prince et cette mystérieuse femme.
Merci pour ton commentaire !