La démarche décidée, j’ignorai la douleur sur mon visage et me contentai d’avancer vers mon objectif. Mon pas s’alourdit quand arrivée sur l’esplanade, le hennissement de Shangaï ne résonna pas dans l’air. Soudain inquiète, je me précipitai vers son box. Dans mon esprit, les traits de la reine Odile se dessinèrent, un fin sourire de satisfaction flottant sur ses lèvres. Avait-elle pu mettre sa menace à exécution ? Je me persuadai que c’était impossible, lorsque mes yeux se posèrent sur une robe d’argent. Le cœur de mon étalon explosa au creux de mon ventre. « Boum boum, boum, boum boum ». J’agrippai instinctivement mon abdomen d’une main, et froissai l’enveloppe factice restée dans la poche de mon tablier.
— Ne changeons pas nos habitudes, veux-tu, murmurai-je, soulagée, en le caressant.
La malle de matériel grinça, quand je la fouillais pour y récupérer la ceinture d’Alphonse. Il allait être temps de mettre les prémices de son apprentissage en pratique… Bouclée au dernier trou, la grande lanière de cuir cerclait souplement l’encolure de Shangaï. Soucieuse de ne pas attirer l’attention, j’ajustai le licol sur le chanfrein de mon étalon, et une fois la sortie libre nous nous glissâmes hors du box.
Nous étions sur le point de disparaître sur le flanc de la Montagne, quand mon prénom résonna dans les écuries. Alaric m’observait au loin, étonné. Avec un rictus timide, je lui décrivis l’envol d’un oiseau avec mes mains. Le visage du jeune écuyer se fendit d’un grand sourire, et il brandit son poing en l’air avant de disparaître à nouveau dans les profondeurs de la roche.
Cachant le licol dans un buisson broussailleux, je saisis la ganache de Shangaï entre mes mains pour planter mon regard dans le noir de ses yeux.
— Pas question de chuter cette fois.
À l’aide d’un rocher, je me hissai sur le dos de l’étalon, et attrapai la ceinture à pleine main, finalement réconfortée par sa présence. « Boum boum, boum, boum boum ». Le cœur de mon totem se mit à palpiter plus fort dans mon ventre. À mes yeux, il n’existait pas de meilleur augure pour ce que nous nous apprêtions à faire que de le sentir battre en moi avec une telle aisance.
~
Le soleil de treize heures brillait au-dessus de nos têtes, alors que les traces qu’avaient laissées les éléphants derrière eux s’étendaient devant nous. Lancée au galop, je maintenais mon équilibre sur le dos de mon cheval libéré de toute entrave. Je fermai les yeux pour écouter. Je me concentrai sur la puissance des muscles qui se contractaient contre mes cuisses, sur le rythme de ses foulées, et cadençais mon souffle.
« Boum boum, boum, boum boum ». Cadence. « Boum boum, boum, boum boum ». Rythme. « Boum boum, boum, boum boum ».
Mes envies se muèrent en sensation, et Shangaï prit un trot souple et aérien. Ouvrant les yeux, je constatai que ses oreilles étaient tournées vers moi, à mon écoute. Sans une parole ni un geste, je lui transmettais mes directives par une invitation interne et lointaine. Ce lien fragile n’était pas parfait, mais je pus le faire slalomer entre les empreintes profondes des éléphants ou parfois sauter en dedans et au-dessus. Rapidement, la ceinture d’Alphonse ne me fut plus d’une grande utilité, et je la laissai pendre sur l’encolure de ma monture.
La finesse de mes demandes s’affûtait et me concentrant de toutes mes forces, il m’apparut alors que mes intentions ne se formulaient pas par l’esprit, mais par mon ventre. Le lien qui s’était tissé entre nous me sembla plus puissant que jamais.
Continuant notre route comme si nous étions seuls au monde, nous ne remarquâmes pas immédiatement que nous étions cernés. Cernés par des milliers d’yeux noirs, aussi aiguisés que des poignards. Nous avions déjà atteint notre but.
Tout autour de nous, volants dans les airs ou postés à l’affût sur des rochers, des centaines de faucons nous observaient approcher de ce qui était appelé la Tour aux Oiseaux. En réalité cela avait plutôt l’apparence d’un château fort laissé à l’abandon, et dont les fortifications avaient rendu l’âme… Seules restaient encore debout quatre tours biscornues, ainsi qu’une habitation faite de bric et de broc en leur centre.
Avec précaution, mon étalon franchit les décombres des portes de jadis. Les pas de Shangaï résonnaient sur ce qui demeurait des pavés de l’ancienne cour de l’édifice, tandis qu’il menaçait et ronflait bruyamment quand un rapace trop téméraire tentait de s’approcher de nous.
Portés par le vent, de nombreux faucons volaient au milieu du ciel bleu. Dans un gracieux ballet aérien, ils se laissaient tomber en piqué vers les tours, pour s’y engouffrer. La curiosité me gagna aussitôt, et mettant pied-à-terre, je me dirigeai vers la tour la plus proche. Sur le qui-vive, le grand gris me suivit docilement, tandis que sa queue fouettait l’air avec agacement. « Comment peut-elle encore tenir debout ? », m’interrogeais-je, alors qu’un frisson parcourut mon échine.
Deux fois plus haute qu’un chêne centenaire, la structure circulaire était constellée d’ouvertures qui permettaient aux faucons d’y pénétrer. Le nez levé vers le ciel, j’observais les rapaces en question qui affluaient en rythme. Certains avaient sur l’une de leurs pattes une enveloppe roulée et maintenue par une lanière de cuir, quand pour d’autres il s’agissait de petits colis ballottés par le vent.
Longeant sur quelques pas la tour, je ne tardai pas à trouver une porte de bois à taille humaine. La tentation de découvrir l’intérieur était trop forte. Shangaï émit un hennissement inquiet quand les gonds grincèrent, et que je me faufilai dans l’édifice. La puanteur de fiente y était insupportable, et je dus plaquer ma main sur mon nez pour ne pas avoir la nausée.
Le bâtiment, très sombre, me sembla au premier abord vide. Mais quand mes yeux s’habituèrent progressivement à l’obscurité, et au peu de lumière qui se faufilait par les nombreuses ouvertures ovales, je découvris d’innombrables perchoirs sur lesquels les faucons s’installaient. Avec aisance, ils détachaient leur paquetage de leur bec pour venir les déposer dans une vaste caisse de bois, placée devant moi. Acquittés de leur tâche, ils repartaient alors vers le ciel.
Devant le travail impeccablement millimétré de ces étonnants oiseaux, je ne pus retenir ma surprise, mais avant même que ma bouche ne se referme sur mon « wouah » d’admiration, les faucons se figèrent. Aussi piquantes que des aiguilles, leurs pupilles noires me transpercèrent. En cœur, les rapaces firent alors claquer leur bec avec fureur, avant de pousser des cris d’alarme stridents. Effrayée, je reculai et rabattis la porte avec hâte.
— Hé ! Que faites-vous ici ?
Se précipitant vers nous, un homme aux cheveux grisonnants et échevelés levait les bras d’un air excédé. Ses petits yeux noirs, encadrés par des lunettes carrées, surmontaient un nez saillant et crochu. À ses côtés claudiquait un gros faucon au regard globuleux, comparable à un vieux hibou. Ses plumes cendrées ébouriffées sur ses ailes, il poussait des cris éraillés.
— Monsieur Darcy, monsieur Rochester, madame Chatterley, cita le nouveau venu comme malgré lui. Vous n’avez aucun droit d’entrer dans ces tours !
— Je suis désolée, Monsieur, je ne voulais pas être indiscrète… Je cherche Mau… Maurice le Fauconnier.
— Madame Granger, monsieur Laval. C’est moi-même. Seigneur Volenvers Maurice, Chuchoteur de Faucons et Maître de la Tour aux Oiseaux ! Monsieur Lafayette, se présenta le vieil homme une fois à notre hauteur.
— Enchantée, mon seigneur Volenvers.
Je le saluai en effectuant une révérence timide, troublée par les étranges mentions qu’il ne semblait pas contenir.
— Je voulais vous donner en personne cette lettre.
Dans ma main tendue, l’enveloppe blanche, sur laquelle j’avais inscrit une adresse et un nom tout droit sortis de mon imagination, réfracta la lumière du soleil par sa clarté. Le vieil homme à la diarrhée verbale incontrôlable l’observait, et alors que j’appuyais mon mouvement il la saisit. Je regrettais mon geste à l’instant même.
Lorsque je m’étais représentée cette entrevue, l’anxiété de rencontrer un autre chuchoteur que monsieur Arcane m’avait happé, et j’avais pensé que venir sous un faux motif rendrait ma curiosité plus acceptable. Après tout, pour quelle raison l’homme chargé du bon acheminement du courrier de la Montagne se serait-il méfié d’une jeune fille venue déposer naïvement une lettre, aussi creuse soit-elle ?
La folie que je lus dans les yeux du fauconnier à cet instant-ci, et la paranoïa qu’exprimèrent ses paroles répondit à ma question :
— Mademoiselle Bennet ! Une lettre privée d’un destinataire existant ? ! Me prenez-vous pour un sot ? Monsieur et madame Curie. Qui vous envoie me tester ? cria-t-il pour de bon en me pointant du doigt.
De la poussière s’éleva en volutes, lorsque je reculai de quelques pas. Désespérée, je cherchai une bonne excuse, et constatai avec effroi que des centaines de faucons nous encerclaient, claquant leur bec avec animosité. Shangaï, lui, semblait avoir doublé de volume et ronflait avec colère, frappant le sol d’un postérieur menaçant.
— Loupe, mon faucon, connaît la destination et le contenu de chacune des milliers de lettres que nos frères acheminent ! continua le chuchoteur alors que je me collais contre l’épaule de mon étalon. Monsieur Paré… Croyez-vous pouvoir vous jouer de nous ? Qui vous envoie ainsi défier notre don ?
— Je ne voulais pas vous offenser ! Croyez-moi… le suppliai-je. Je n’avais nulle intention de vous mettre à l’épreuve.
— Croyez-vous que j’ignore ce qui est dit de moi ? Je sais TOUT ! Monsieur Blunt, monsieur Potter, madame Poulain, mademoiselle Thunberg, monsieur et madame Franck, monsieur Bansky. Croyez-vous que j’ignore ce qui nous vient de l’Est ? Toutes ces enveloppes du Pays de Mylös. Leur sceau aux trois moulins ne cesse de passer sous mes yeux, affirma le vieil homme. Je connais les angoisses du destinataire de ces lettres ! Madame Bovary…
— Je n’ai aucun doute sur vos compétences, monsieur Volenvers ! essayai-je de l’apaiser. Mon ami Alaric n’en a pas le moins du monde non plus, et c’est pourquoi il m’a guidée vers vous. Il m’a dit que vous saviez où je pourrais trouver le… Le Généalogiste !
Le fauconnier se figea tout à coup. Son visage devint soudain aussi calme que son timbre de voix.
— Est-ce lui qui vous envoie ?
— Oui ! Alaric, un écuyer de la Mon…
— Non. Le Généalogiste ! Il vous envoie pour se jouer de moi, affirma-t-il en détachant chaque mot.
— Non, Monsieur…
— Il a toujours pensé être meilleur que moi. Maurice le vieux fou, voilà comme il me nomme. Moi qui ai donné ma vie pour les servir, TOUS ! Mesdames Brontë. Caché là où l’obscurité et la clarté aiment s’inverser, il croit que leur nom lui appartient. Les griffonnant à longueur de temps, et les rendants anonymes sur ces hautes étagères… Monsieur Hugo, mademoiselle Poésie. Moi et mes oiseaux nous pourrions lui donner une bonne leçon ! s’énerva-t-il de nouveau. Monsieur Hitchcock ! De leur bec ils pourraient déchirer sa chair et crever ses yeux… Peut-être devrions-nous commencer par sa messagère ?
Tout autour de nous, les faucons ne cessaient de claquer leur bec, toujours plus fort. Saisie de panique, je m’agrippai à l’encolure de Shangaï. Je me hissai tant bien que mal sur son dos, tandis que le grand gris continuait de menacer de ses membres précis les oiseaux qui se faisaient de plus en plus pressants autour de nous.
— Nous allons devoir vous quitter, mon Seigneur, bredouillai-je, alors que Shangaï se frayait un chemin. Je suis désolée de vous avoir importuné dans votre travail…
— Emportez avec vous vos manigances et vos calomnies, ordonna l’homme en lâchant mon enveloppe creuse qui s’envola aussitôt.
Nous progressions lentement dans cette marée d’oiseaux, qui faisait bondir et ronfler mon étalon à chaque fois que l’un d’eux venait effleurer ses membres de son bec. Pressée de leur échapper, j’observais avec inquiétude le faucon aux yeux globuleux du chuchoteur. Immobile comme une statue depuis de longues minutes, je le vis nettement claquer son bec.
« TAC ».
À ce son, aussi puissant qu’anodin, tous les rapaces qui nous entouraient déployèrent leurs ailes et décolèrent du sol. Alors qu’ils fondaient sur nous dans une nuée infernale, nous poussant vers la sortie à coups de bec et de serres, Shangaï partit au galop aussi vite qu’il le put. De ses sabots, il frappait et mordait autant d’oiseaux qu’il lui était possible. Sang et plumes se mirent à voler en tous sens. Couchée sur l’encolure de mon étalon, je le laissai m’emporter à toute vitesse vers la Montagne, les bras levés pour essayer de protéger mon visage.
~
— Ils t’ont pas ratée… observa Alaric qui appliquait un linge humide sur mon front bosselé et griffé. J’suis vraiment désolé, j’aurai jamais imaginé que ça tournerait vinaigre pour toi…
— Ce n’est pas ta faute. Ces cicatrices-ci s’effaceront, elles au moins.
Le regard sombre, le jeune homme déplaça le chiffon pour l’appliquer sur ma pommette tuméfiée.
— Ouille, râlai-je malgré moi. J’ai été sotte de mentir… J’aurais dû être honnête.
— Vu c’que tu racontes, j’suis pas sûr que t’aurais obtenu un meilleur résultat… Il a plus toute sa tête on dirait !
— Il est complètement fou ! Il n’arrête pas de citer des noms à tort et à travers : monsieur Debussy, madame Austen, imitai-je le fauconnier.
— Ça a rien d’nouveau ça par contre, rit Alaric en laissant tomber le linge dans le seau d’eau froide. De c’qu’il m’avait expliqué, c’est les noms des destinataires ou des expéditeurs de toutes les lettres qui transitent par la Tour aux Oiseaux, à l’instant même où il les cite… Y’en a tellement qu’il peut pas se contenir le pauvre homme !
— Cela fait froid dans le dos… Pas étonnant qu’il ait perdu la raison.
Mes yeux glissèrent sur la robe de Shangaï, alors recouverte de plaies infligées par les becs et serres des faucons. Sur son encolure, deux profondes griffures verticales, que lui avait assené un rapace plus imposant que les autres, dégoulinaient de sang.
— Il finira probablement aussi creux que l’enveloppe que tu lui as confiée. Rongé par ses tourments… J’suis désolé Sybil, reprit l’écuyer alors que nous nous assîmes dans la paille fraîche du box. Te dire d’aller là-bas aura servi à rien, sauf te mettre en danger !
— C’est faux, protestai-je en lui attrapant la main pour le rassurer. Ce fauconnier, aussi fou soit-il, m’aura donné un indice à propos du Généalogiste !
— Vraiment ? Ce que t’as répété avait aucun sens pour moi…
— « Caché là où l’obscurité et la clarté aiment s’inverser, il croit que leur nom lui appartient. Les griffonnant à longueur de temps, et les rendants anonymes sur ces hautes étagères… ». Ce n’est pas limpide, il est vrai. Il me faudrait peut-être mieux abandonner, soufflai-je finalement.
— Hors de question ! s’exclama-t-il. C’est bien trop important pour qu’tu baisses les bras. J’suis peut-être pas assez futé pour t’aider, mais tu finiras par trouver ! Je t’interdis d’abandonner.
Serrant sa main plus fort dans la mienne, j’observai les grands yeux verts et rieurs de mon ami. « Comme il est agréable de pouvoir compter sur quelqu’un quand tous les autres semblent vous avoir oubliée. », réalisai-je.
— Merci… La Tour aux Oiseaux est un drôle de nom pour un endroit qui en dénombre quatre, ajoutai-je précipitamment en détournant le regard avant de lâcher sa main.
— Une tour par direction ! Voreïos, Einaï, Notös et Dysï. Que comptes-tu faire pour le reste de ta journée ?
— J’ai eu assez d’une mauvaise surprise pour aujourd’hui. Je vais rester ici et soigner toutes les vilaines plaies de Shangaï.
Revigorante, l’odeur de fourrage frais emplit mes poumons, tandis que j’appuyais l’arrière de ma tête contre la paroi rocheuse du box. Le grand gris, qui grignotait des brins de paille ici et là, sembla d’accord avec cette idée et fit vibrer ses naseaux d’approbation.
— Je m’en chargerai pour le reste de la semaine, assura Alaric. J’aurais imaginé Shangaï plus bagarreur que ça, s’étonna-t-il en se relevant.
— Il ne s’est pas laissé faire, si c’est ce que tu demandes ! Je pense même que certains oiseaux n’auront pas survécu à son passage… Entre ses coups de pied bien placés, et les morsures qu’il a distribuées.
— Ça lui ressemble déjà plus, s’amusa l’écuyer. Évite d’le crier sur les toits par contre, le faucon déplumé de Maurice lui appartient, mais pour les autres y’sont considérés comme la propriété de la Montagne et t’aurais p't’être des soucis ! Il faut que je retourne travailler, j’dois apporter une note au comptable du Cœur de la Monta…
— Quelle heure est-il ? demandai-je alors que je sautai sur mes pieds.
— Dix-sept heures passées, m’dame.
Quand Alaric leva le nez de sa petite montre au verre brisé, je m’étais déjà élancée en direction de l’esplanade, lui criant un cafouillis incompréhensible d’excuses.
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On avance bien dans l'histoire, les mystères s'épaississent... et Sybil est en retard !
J'espère de tout coeur que tu ne sera pas déçu par la tournure des évènements !