Chapitre 10. Journey in Grey

Par Moje
Notes de l’auteur : Chapitre 10 mis à jour! Demain je met le 11 à jour et je pose le 12 dans la foulée.
Après... il ne va pas falloir que j'ailles trop vite dans la publication: depuis hier je suis bloquée dans mon histoire! Je sais où je dois emmener les personnages, mais je ne sais par quelle route ni avec quel moyen de transport. À pied, ce sera long et ennuieux, par en train ce serait trop rapide et insipide. Bref.
Sinon dans ce chapitre, il ne se passe rien, mais on en dit beaucoup. À vous de me dire ce que vous en pensez!!
Bonne lecture!
*****

                Rester assise toute la journée n’était pas le fort d’Arka, le lycée le lui avait suffisamment prouvé. Elle finissait invariablement par avoir mal au dos, des fourmillements dans tous les muscles et des envies de meurtre envers chaque malheureux qui lui adressait la parole. Cela n’était pas dû à une quelconque hyperactivité, loin de là, ni même à un irrépressible besoin de liberté. C’était juste que la monotonie lui mettait les nerfs en boule. L’immobilité la chargeait d’énergie négative. À la fin des cours, elle s’était toujours dépêchée de mettre les voiles, agacée par l’air las des uns, les cris stridents des autres, par ceux se plaignaient de leur « journée de merde ». À ces derniers surtout, elle avait envi de faire bouffer leurs dents. Ta gueule, tout le monde à passé la même journée à chier, et pourtant on ne se répand pas en couinements exaspérants comme toi, espèce de loque dégueulasse !

Aussi vite que le lui permettaient ses jambes, elle quittait les bâtiments si mornes que les couleurs vives sur les murs en devenaient fades. Ce n’était pas faute d’avoir essayé de faire quelque chose de sympas, hein, lors de la construction, mais rien ne s’accordait, ça se salissait, se dégradait, et puis le climat ne s’y accommodait pas. Et y avait toujours quelqu’un pour critiquer : « ce que c’est laid, ce jaune ! ». Ouais, comme ta gueule. Arka était souvent de mauvais poil.

Elle arrivait ensuite dans la cour toute goudronnée. La terre, c’est bien gentil, mais faut entretenir le gazon, quand il pleut ça fait de la boue, y en a partout, alors efficace et pas cher, on met du goudron ! Triste à pleurer. Arka ne ralentissait qu’après avoir passé les grilles du lycée. Le centre-ville offrait généralement un peu plus de couleur et de joie. Contrairement aux maisons neuves aux extérieurs de la ville, celles du centre étaient relativement anciennes et jolies à regarder, selon elle. Certaines arboraient des colombages, des portes basses et larges, des murs si vieux qu’ils venaient à s’affaisser sur eux-mêmes et donnaient à la construction un air d’embonpoint amusant. Passer devant les petits commerces lui mettait également un peu de baume au cœur après toute une journée derrière une table de cours. Sa maison se situait à un quart d’heure de marche de l’école, alors elle y allait parfois à vélo, mais toujours elle avait tenu à faire le trajet seul. Pour se vider la tête, pour pouvoir flâner si l’envi lui en prenait, s’arrêter à la librairie ou à la papeterie. C’était comme une bulle d’air dans un monde suffoquant.

À l’école on lui avait demandé après la première année de lycée si elle préférait étudier les sciences sociales et l’économie, les mathématiques et la biologie, ou le français et l’anglais. Elle avait tout de suite écarté tout ce qui avait trait avec l’apprentissage par cœur de mouvements économiques. Ensuite, restaient la filière littéraire et la filière scientifique. Arka était plutôt douée en dissertation et en rédaction, et avait éprouvé quelques intérêts pour les sciences. Sa mère lui avait aussitôt dit que si elle ne voulait pas se retrouver, à l’avenir, dans une troupe de théâtre itinérant, avec un sarouel et des bolas, elle devait éviter la filière littéraire qui n’apportait d’autre débouché que prof de langue ou saltimbanque. Et encore. Arka se souvient avoir pensé que c’était fou à quel point les adultes manquaient d’imagination et d’ouverture d’esprit. Elle avait pourtant fini par opter pour les mathématiques, après avoir découvert les noms de livres qu’elle devrait lire si elle choisissait la littérature. Tous étaient plus tristes à crever les uns que les autres. Aucun roman d’aventure, aucun roman épique, aucun polar, roman humoristique. Ses cours de première année de lycée l’avaient rendue allergique au mot spleen et les rares histoires susceptibles de ne pas trop l’ennuyer étaient quelques tragédies historiques. Elle avait ainsi pensé préserver son moral. C’était une erreur.

En filière scientifique, S, elle avait vite découvert que le programme n’était pas non plus très joyeux, surtout en biologie. Les expériences sur la plasticité du cerveau à base de chatons aux yeux cousus à la naissance l’avaient particulièrement marqué. Bien sûr, elle savait que certaines avancées scientifiques ne pouvaient se faire qu’au détriment des cobayes, mais ... Ça lui avait pourri sa journée, et elle séché les trois cours suivants pour aller lire des romans un peu plus joyeux à la librairie. Du reste, les enchainements de mauvaises notes lui avaient chaque jour donné l’impression d’être de plus en plus bête. Pour elle, suivre les cours s’apparentait à tenter de rattraper un TGV parti sans elle : chaque fois qu’elle sentait qu’elle arrivait presque à comprendre le principe, on passait au chapitre suivant. Les exercices étaient corrigés avant qu’elle n’ait compris la première question, et elle était si découragée qu’elle avait abandonné l’idée de demander au professeur de réexpliquer. Sa seule fierté était de réussir à limiter la casse en bidouillant pendant les contrôles, en prenant les exercices à rebours ou en inventant des données pour pouvoir continuer.

Chaque soir, en sortant de l’école, elle avait l’impression d’avoir subi un lavage de cerveau. Certains profs parlaient d’entrainement des neurones, pour leur donner l’habitude de fonctionner en suivant une certaine méthode, pour Arka il s’agissait plus de leur taper dans les genoux jusqu’à ce que ces neurones ne puissent plus se relever.

Et quand elle rentrait chez elle, ce n’était pas beaucoup plus folichon. Enfant unique d’un couple jamais là, elle retrouvait chaque fois la maison aussi vide qu’elle l’avait quitté. Vide, et froide. Selon sa mère, il s’agissait d’une magnifique maison moderne, avec des couleurs tendances du moment, un style recherché. Un fait, c’était juste un empilement de cubes blanc cassé, avec un toit assortit à la porte et aux pourtours des fenêtres gris sombre. À l’intérieur, des baies vitrés astiquées tous les deux jours par la femme de ménage laissaient filtrer la lumière jusque sur le carrelage granuleux blanc aux joints gris, plans de travail gris, murs blanc, tables tulipe grise, et ainsi de suite. Même le canapé était si blanc que son relief en disparaissait. Arka aurait préféré habiter dans une petite maison de centre-ville avec une cheminée à la place du poêle orientable. Un peu comme l’ancienne maison de sa meilleure amie, en fait, qui, bien moins chic, ressemblait à un petit cocon de confort.

Jusqu’à deux ans plus tôt, sa meilleure amie habitait entre chez elle et son école, alors tous les soirs après les cours elles allaient chez la petite brune prendre un goûter et discuter de leurs journées respectives. La plupart du temps, son amie lui parlait avec une passion enflammée de ce garçon qu’elle avait croisé, aujourd’hui, et Arka râlait sur les perruches de sa classe et racontait ses prises de tête avec son ennemi juré. L’ambiance était toujours chaleureuse, Arka trouvait cela géniale. En plus son amie avait trois chats, alors que ses parents à elle avait toujours refusé qu’elle ait quelque animal que ce soit. Rapport aux poils sur le canapé blanc, très sûrement… Même la fois où elle avait gagné un poisson rouge à la pêche aux canards de la fête foraine, ils l’avaient forcée rendre la bestiole. Elle leur en avait atrocement voulu et avait eu toutes les peines du monde à retenir ses larmes en donnant le petit sac plastique rempli d’eau au monsieur qui gérait le stand. Celui-ci avait pris un air attristé et récupéré le poisson rouge sans un mot.

Puis, sa meilleure amie avait déménagé à l’extérieur de la ville, comme elle, sauf qu’il s’agissait de l’autre extérieur de la ville. En gros, à une heure et demi de marche. Depuis elles ne se voyaient plus que le weekend, de temps à autre et parfois pendant les vacances. Arka avait essayé de trouver refuge dans les boutiques de la ville, retardant le plus possible le moment de retrouver dans le réfrigérateur d’âme qui lui servait de maison. Mais beaucoup de boutiques fermaient à dix-huit heures, alors… il fallait tout de même bien vite rentrer.

 

Pourtant, aujourd’hui Arka avait passé la journée assise et elle ne ressentait rien d’autre qu’une terrible torpeur. Toute la matinée durant, elle avait dormi, mais ses yeux continuaient de se fermer. Ce qui était plutôt dommage, parce qu’ils rataient les paysages parfois pittoresques que le train croisait.

De temps en temps, sentant les voitures s’arrêter, elle les rouvrait le temps de voir les passagers qui montaient et descendaient. Si au début du voyage ils avaient été peu nombreux et relativement normaux, plus La Cavale se rapprochait moins c’était le cas. En ce début d’après-midi, Arka avait ainsi déjà eut le loisir de voir défiler plusieurs personnes -généralement des femmes- dont le crâne s’ornait de cornes impressionnantes, dépassant de leur chevelure ou de chapeaux taillés pour cette particularité, un homme à la tignasse résolument rose, un autre, en redingote et haut-de-forme qui était entré dans le wagon voisin perché sur un petit poney blond, une femme au couvre-chef sculpté en forme de château médiéval, deux petites jumelles albinos qui se disputaient la compagnie d’une chouette à deux têtes, et un sorcier accompagné d’un chat vraisemblablement tricoté.

Arka avait été à deux doigts d’accepter l’existence de sorciers en tant que tels et de la Lande, mais devant tant d’étrangetés, elle ne pouvait s’empêcher d’en revenir à la théorie du rêve. Cela ne l’étonna donc nullement quand, un peu plus tard dans la journée, deux grenouilles montèrent dans le train. Ou crapauds, Arka n’avait jamais bien fait la différence entre les deux bestioles. Vêtus de longs manteaux bruns et de chapeaux mous, ils avançaient au rythme du plus petit, une drôle de créature bossue et courbée vers l’avant, pour entrer dans le wagon où se situait Arka.

Comme un seul batracien, ils s’assirent croisèrent leurs jambes et sortirent un journal de leur poche. Assise derrière eux, la voyageuse se demanda s’il s’agissait d’humains à qui un mauvais sort aurait fait prendre l’apparence de grenouille, ou des grenouilles qui seraient devenues humaines.

-As-tu vu la nouvelle ? coassa le plus petit.

-Trois disparus en deux semaines à Salence. C’est intriguant. On dirait que rien ne va plus, en ce moment, hein ?

-Tu l’as dit ! Des temps troublés…

Elles se replongèrent dans leur lecture sans rien ajouter de plus.

Arka se tordit le coup pour essayer de voir le journal par-dessus les dossiers et entre leurs chapeaux, mais le texte était trop serré pour qu’elle en distingue quoi que ce soit. Entre les précurseurs et les deux hommes soudainement affectés par le Noir qu’elle avait rencontré, elle ne pouvait que supposé que les disparut avaient trouvé un sort peu enviable. Mais était-ce de cela que parlaient les grenouilles, où d’autres évènements étranges traversaient-ils la Lande ?

Peu après le départ, Arka s’endormit. L’après-midi passa sans qu’elle n’en vît rien, et ce ne fut que dans la soirée que la voix du contrôleur la tira du sommeil.

-La Cavale, terrrrrrrrminus !! Tout le monde descend, je répète, tout le monde descend ! La Cavale, terrrrrrminus !! cria-t-il en roulant les « r ».

La jeune fille ouvrit à grande peine les yeux, juste assez tôt pour voir ceux vairons du contrôleur lorsqu’il passa dans les rangs pour rejoindre le wagon suivant. L’un vert, l’autre orange. Arka crut avoir rêvé, mais il était trop tard pour vérifier et elle ne devait pas trainer.

Le soleil n’était plus loin de la ligne d’horizon lorsqu’elle mit pied à terre. À quelques pas d’elle, les grenouilles avaient rejoint un homme à tête de hibou. Et main de plume, donc il ne s’agissait pas que de la tête. Elle se demanda à quel point ce genre de particularité était courante dans la Lande.

Il lui fallut ensuite faire la queue au guichet pour acheter un ticket pour Oldbarn, la gare la plus proche d’Umbra, qui lui coûta ses quatre pièces d’argent. Elle utilisa deux piécettes de cuivre et une d’étain pour s’acheter un morceau de pain au fromage dans une boulangerie proche de la gare. Son train n’arriverait que dans une heure et demi, elle avait tout son temps. D’un œil distrait, elle observa les maisons de La Cavale qui s’étendaient devant elle. La ville semblait avoir été construite autour d’une colline sur laquelle trônait un bâtiment blanc dont les dimensions devaient être gigantesques. Le Palatinium dont avait parlé Silvester ? Il serait logique que les Hauts Dignitaires, l’autorité administrative de la Lande, siège dans un tel endroit. Dacha lui avait brièvement expliqué que les Hauts Dignitaires s’occupaient de coordonner la Lande et de régler quelques problèmes majeurs, comme cela aurait dût être le cas lors de l’épisode des Clameurs. Du reste, c’était également eux qui proclamaient le changement d’année et régulaient les cataclysmes susceptibles de balayer la Lande si personne ne faisait attention à eux. Feu son guide n’était pas entré plus avant dans les détails, et Arka s’était demandé ce qu’elle appelait cataclysme.

La nuit tombait sur La Cavale lorsque le train à destination de la Peinombre -une région du nord-ouest de la Lande- entra en gare. Il ressemblait en tout point à celui dans lequel Arka avait passé la journée, au détail près du nom graffé sur ses flancs. Ce serait donc à bord du Taciturne qu’elle rejoindrait Oldbarn !

À cette heure, il y avait peu d’autres voyageurs. Un couple à la mine lugubre, un quatuor d’asperges blêmes aux airs d’hommes d’affaire, et un colossal vieillard, c’était tout ce qu’elle aurait en guise de voisinage jusqu’à la prochaine gare.

Étrangement, c’était maintenant que la nuit était tombée sur le monde qu’Arka avait le moins envi de dormir. Peu après le départ, les quinquets qui éclairaient le wagon se tamisèrent comme par magie pour ne plus offrir qu’une lumière de veilleuse. Arka put alors voir au-travers la vitre et son propre reflet les champs, les lacs et les forêts, nimbés par la clarté de la lune au trois-quarts pleine. Dire qu’on y voyait comme en plein jour aurait été exagéré : les couleurs avaient disparu et les reliefs se confondaient, mais le voile gris bleuté qui recouvrait une nature reine était tout à fait charmant.

Les yeux d’Arka revinrent à sa silhouette dans le verre de la fenêtre. Elle avait maigri, c’était indéniable. Elle n’avait jamais été particulièrement grosse, juste… normalement grassouillette ? Comme une fille qui ne faisait pas de sport et s’empiffrait de tartines de pain-nutella au goûté, quoi ! Mais la marche forcée et le régime de pain avait fait leur fête aux quelques centimètres de gras sur ses hanches, le reste avait suivi. Si bien qu’elle peinait à reconnaître la fille qu’elle voyait-là. Malgré le peu de couleurs que lui renvoyait son reflet, des cernes se devinaient sous ses yeux, et ses cheveux paraissaient terriblement emmêlés. Sa chemise ne lui allait pas du tout : trop grande, complètement froissée, et le col n’était même pas bien mis ! Si elle le trouvait, le maître de la Lande se ferait une bien mauvaise opinion d’elle ! Mais avec un peu de chance, demain le jour se lèverait dans une chambre aux murs bétonnés, un ordinateur serait posé sur son bureau, son téléphone portable sur sa table de chevet.

-Un peu de chance…, murmura-t-elle.

C’était tout ce qu’il lui fallait.

En attendant d’avoir de la chance, la nuit était sacrément belle, dehors. Sacré paradoxe. Sa vie dans son monde lui paraissait grise et froide, incertaine et insipide. Mais elle y serait en sécurité, ses parents et sa meilleure amie seraient là, aussi. La Lande était riche de couleurs, d’émotions, de personnages étranges, charmants, gentils ou terribles, il y avait des chats doués de parole, des sorciers, des hommes changés en grenouille -ou l’inverse- et des forêts à perte de vue. Elle avait failli y mourir à de nombreuses reprises, vu d’autres personnes trépasser, se changer en monstres, être assassinés. Et maintenant, elle risquait d’être victime d’une malédiction qui la ferait disparaître. Beau, surprenant mais cruel. Le bon compromis pour elle aurait été de naître dans un petit village de la Lande, avec toute cette magie à portée de bras, pensa-t-elle alors qu’au cœur de la nuit la lune éclairait des montagnes lointaines qui semblait pour le coup être faites de diamant. Pour un peu, on aurait eu l’impression de voir au travers… Quoique des endroits exceptionnels, il en existait aussi dans son monde, bien qu’ils lui semblassent inatteignables.

Malgré elle, ses yeux finirent par se fermer, certainement au moment où le train croisait le Lac de Brume, grand cratère emplit de brouillard qu’enjambait la voie ferrée et qui donnait l’impression de rouler dans les nuages. Elle ne se réveilla que lorsqu’un brusque à-coup secoua le train : l’un des wagons venait de se décrocher pour continuer seul sa route à sur un autre embranchement. Arka le vit, silhouette obscure aux fenêtre éclairées par les veilleuses sur le fond gris de la nuit, s’éloigner sur sa gauche avant de disparaître purement et simplement. Elle comprit qu’il s’agissait-là du phénomène de séparation de voitures qui avait fait qu’Ombre et elle s’étaient retrouvés à des centaines, peut-être même des milliers de kilomètres l’un de l’autre en quelques secondes.

Avec le recul, elle regrettait un peu de l’avoir quitté. Que lui voulait-il ? Le soir de son arrivée dans la Lande, elle avait légèrement paniqué. Au point de presque se suicider. Il lui semblait que cela s’était passé des siècles en amont ! D’ailleurs… elle ne se souvenait plus tout à fait de ce qu’il lui avait dit. Il avait parlé d’une sorte de mission, qu’il était désolé de l’avoir amenée ici et que… elle pourrait bientôt rentrer chez elle ? Si seulement elle avait su… Mais si elle ne trouvait pas le maître de la Lande… Guiving ? Oui, c’était ce qu’avait dit Silvester. Si elle ne le trouvait pas, peut-être pourrait-elle chercher Ombre à la place ? Non, autant chercher une aiguille dans un champs de foin sur pied. C’était impossible.

Une fois sa curiosité piquée, elle eut toutes les peines du monde à se rendormir : elle ne pouvait empêcher son imagination en délire d’imaginer toutes les scènes possibles si elle avait suivi Ombre. Tour à tour, elle devait convaincre un dragon qui ne pouvait parler qu’aux gens de l’autre monde de quitter la ville dans laquelle il avait élu domicile, plonger dans un océan dans lequel les natifs de la Lande ne pouvaient respirer pour retrouver un objet perdu… Mais un nouveau malaise l’empêcha d’aller plus loin. Nauséeuse, elle s’était sentie partir en arrière, se fondre dans le siège comme si il avait été fait de beurre et elle de braises. Son corps tétanisé ne répondait plus à rien. Seules ses oreilles lui indiquaient un bruit de roulement de plus en plus fort. Un bruit qu’elle connaissait bien, puisqu’elle avait eu tout le loisir de l’entendre en s’enfuyant du train avec les sorciers, lorsqu’il lui avait fallut planer entre les roues des voitures successives. À sa grande terreur, elle se rendit compte qu’elle avait traversé le plancher et se rapprochait des moellons du chemin de fer. Devant ses yeux horrifiés, elle les voyait défiler à une vitesse vertigineuse, si près…

D’un coup de pied dans l’armature du train, elle repartit en arrière. Le parquet, puis le siège se refermèrent après elle et son corps resta en suspens quelques instant dans les airs, plus léger qu’une plume. Cela lui parut une éternité. Tout doucement, elle retomba vers son siège, reprenant peu à peu consistance. Elle avait… faillit mourir. Faillit disparaître, s’évanouir au sens propre. Un peu plus, et il n’y aurait plus eut d’Arka. Un peu plus, et…

Arka comprit alors comment fonctionnait la malédiction. Le corps perdait de sa consistance et devenait capable de traverser la matière. Toute la matière. Les crises étaient de plus en plus fortes, jusqu’à ce que le maudit devienne un fantôme incapable de se contrôler, et qu’il traverse la terre pour ne plus jamais réapparaître. Peut-être que si sa peur ne lui avait pas redonné un peu de contrôle, elle ne serait pas morte en s’écrasant contre les moellons. Peut-être qu’elle les aurait traversés et serait actuellement soit bloquée dans le sol, soit en train de tomber au travers, comme un astronaute dans l’espace. Elle n’eut cependant pas le temps d’étudier d’avantage la question, car le sommeil flou et gluant d’après les crises revenait à la charge, l’emportant dès la première vague. Les arrêts successifs du train, ni même les coups de sifflet ne la réveillèrent.

Ce ne fut que le lendemain, aux alentours de mi-jour que ses yeux se rouvrirent, alors que quelqu’un la secouait comme un forcené par les épaule.

-Hey-ho ! lui criait-on dans les oreilles. Y a quelqu’un là d’ans ?!

Ses joues étaient en feu et ses épaules en bouillie. Et encore, ce n’était rien comparé à son cerveau, englué dans le marasme de la malédiction. Pourtant, Arka dût bien se réveiller. C’était ça ou se faire un coup du lapin, tellement on la secouait fort.

Le vieillard taillé comme un géant bodybuilder l’avait attrapé par les épaules. Lorsqu’il vit que la gamine revenait à elle, il la reposa sur son siège comme si elle n’avait pas pesé plus lourd qu’une poupée.

-Ben ouf ! Tu nous as fait peur, fille ! s’exclama-t-il. On t’croyais morte !

Chaque mot faisait bouger ses moustaches d’une manière amusante. Arka papillonna des yeux plusieurs fois avant de réussir à tirer son cerveau de la gangue de fatigue dans lequel il s’était embourbé. Comme si la malédiction avait pour second effet de l’endormir -car si elle s’endormait, elle ne se rendrait pas compte de sa chute, n’aurait pas peur et donc ne reprendrait pas le contrôle de son corps. C’était une malédiction assez vicieuse…

-Je… je dormais, finit-elle par répondre.

-T’en as d’bonnes, toi ! T’dormais sacrément bien, de toute la matinée alors ! N’a cru qu’tu t’réveillerais pas !

Elle chercha rapidement du regard qui il pouvait bien désigner par « on » puis conclut au nombre d’yeux tournés vers eux qu’il s’agissait de l’entièreté du wagon -une dizaine d’âmes, en somme.

Après l’avoir chaleureusement remercié de s’être inquiété pour elle, elle se réinstalla dans son siège. Le géant s’assit à côté d’elle, persuadé qu’elle risquait à tout moment de tomber dans les pommes.

-Ce n’est pas très prudent de voyager toute seule, mademoiselle, lui fit une femme avec un large sourire. Surtout par les temps qui courent !

-Phoénia, laisse, intervint le vieux. Quand on voyage seul c’qu’on a ses raisons, hum ? C’qui m’inquiète c’est qu’on t’as rien vu manger depuis c’matin, gamine. T’as pas bonne mine, t’sais ?

-Tout… tout vas bien, ne vous inquiétez pas. J’ai l’habitude…

La femme secoua la tête. Visiblement, son mari et elle connaissaient le vieux. D’un air de mère fâchée par l’incartade de son enfant, elle tira un tas de chiffons de son sac de voyage.

-Une tourte comme ça, dit-elle en découvrant le contenu de l’emballage de torchons. Quant y en a pour trois, y en a pour quatre !

Et de découper des parts dans la tourte, puis d’en tendre une plus que généreuse à Arka.

-Heu n… non, non merci, c’est très gentil, mais…. Je suis presque arrivée à destination et…

-Tatata ! gronda-t-elle. Tu as une mine à épouvanter un fossoyeur ! Mange donc, petite !

Estomaquée par tant de gentillesse, Arka croqua allègrement dans la tourte froide sous le regard bienveillant du vieux, de la femme et de son mari. Qu’ils aient eut peur pour une étrangère aux allures de vagabonde l’avait touché, mais qu’ils s’inquiètent pour elle au point de partager leur repas l’émut énormément. Depuis le début qu’elle était arrivée dans la Lande, des choses horribles lui étaient arrivées, mais elle avait toujours trouvé des gens pour l’aider. Et là…

Elle eut bien du mal à retenir les larmes de reconnaissance qui lui montaient aux yeux.

-Les temps sont dur pour tout le monde, fit le mari. Nous sommes montés à La Cavale pour des histoires de famille, et ce que nous y avons trouvé dépassait de loin nos craintes. Je suis bien aise de retourner dans ma Peinombre calme et sereine.

-P’êt’bien qu’les autres d’la capitale y trouvent not’coin lugubre, n’attendant nous on ne disparaît pas à tours de bras. Z’allez voir que bientôt les gens y vont plus s’sentir en sécurité chez eux, qu’y vont v’nir chez nous !

La femme approuva.

-Ça fera marcher les affaires à l’auberge, vas’t’en pas t’en plaindre. Aller, ma fille, mange-donc ! Où est-ce que tu t’arrêtes, si ce n’est pas indiscret ?

-O…Oldbarn, Madame, répondit Arka entre deux bouchées.

-Oh ! sembla-t-elle s’épouvanter. Un coin bien mal famé ! Si tu changes d’avis et que tu décide de pousser plus loin ton voyage, n’hésite pas à passer par Nosheureux, dans la Peinombre. L’auberge du Bien-portant à toujours des chambres de disponible pour les voyageurs.

-Phoénia ! la gronda gentiment le vieux. ‘R’ête don’d’faire n’ote promotion, n’murs peuvent pas abriter la Lande entière !

Tout en plaisantant entre eux, ils retournèrent s’installer à leurs places d’origine, laissant Arka seule avec ses reniflements et son reste de tourte. Si elle n’aurait su dire ce qu’il y avait à l’intérieur, un ingrédient pourtant lui paraissait évident : beaucoup d’affection. La tourte était délicieuse.

Le reste du voyage se passa sans heurt. Après que le contrôleur soit venu annoncer que le wagon allait se séparer du reste du train et que les passagers n’allant pas à destination d’Oldbarn, Naufrage, La Nuit, étaient prier d’avancer d’un wagon, les tenanciers de l’auberge et le quatuor d’hommes d’affaire se levèrent. Arka remercia chaleureusement la femme et les deux hommes lorsqu’ils passèrent, et ils répondirent par un sourire. Elle qui les avait trouvés sombre, elle s’était bien trompée.

 

Elle arriva le lendemain à Oldbarn, à moitié desséchée. Une longue pause à la fontaine du centre du village lui permit de boire quelques lampées -l’eau était un peu trouble et elle n’avait aucun pilduick sur elle pour la clarifier- et de faire le point sur son état. Plus la journée avançait, plus elle se sentait fatiguée, signe qu’une autre crise risquait de l’emporter à tout moment. Et Umbra qui était à trois jours de marche… Sans sous, comment rejoindre Pourpre-Pic avant de disparaître ? Arka était de plus en plus inquiète. Après tout ce chemin, ce serait révoltant de disparaître maintenant ! Mais alors qu’elle réfléchissait dans la bruine grise et sous le ciel bas d’Oldbarn, la réponse se présenta d’elle-même.

Quatre pattes aux sabots fourchus et aux longs fanons boueux, une tête anguleuse au bout d’une encolure grêle, le crin rare et le poil long, la réponse avait également les yeux des plus étranges qu’il lui ait été donné de voir, faits de cercles multicolores, conférant de loin un air déjanté au canasson.

Il marchait d’un pas assez excentrique, montant bien haut les membres à chaque foulée. Son cavalier le fit arrêté devant une porte, descendit et se saisit d’un paquet de feuilles dans l’une des sacoches battant les flancs creux de l’animal. Un facteur, très sûrement. Le drôle de cheval resta en place alors que son propriétaire s’éloignait pour distribuer ses lettres dans les fentes des portes de la rue. Le cheval tourna la tête vers la fontaine d’un air intrigué, et Arka se demanda si, comme les chats de Festive, il devinait qu’elle était différente des natifs de la Lande. Puis, elle se dit que tout de même, ça courait vite, un cheval.

La seconde qui suivait, les sacs de courriers se détachaient de la selle, et le cheval s’enfuyait au grand galop dans les rues pavées, laissant le facteur stupide, ses pauvres enveloppes dans les mains. Talonné par une cavalière qu’il ne connaissait pas, il fusa à travers les rues d’Oldbarn. Arrivé à la sortit, il bifurqua sur un chemin de terre, suivant l’indication d’un guide planté à l’intersection sur lequel était inscrit « Umbra ».

Arka avait toujours répugné à enfreindre les règles de savoir vivre, et elle trouvait le vol tout particulièrement opportuniste et mesquin. En plus elle ne savait pas monter à cheval et ces derniers avaient tendance à l’effrayer de par leur taille et celle de leurs sabots.

Mais là, il y avait urgence. Cramponnée à la maigre crinière et penchée sur l’encolure, Arka ne touchait aux rênes que pour demander à la bestiole de tourner. Le reste du temps elle essayait juste de tenir, ballottée dans tous les sens comme un fétu de paille. Les étriers avaient de toute évidence été réglés pour quelqu’un de bien plus grand qu’elle, mais maintenant que l’animal était lancé elle ne savait pas trop comment l’arrêter pour régler le problème. Choquée par sa propre audace, elle serra les jambes autours du ventre osseux du cheval pour garder son équilibre et prit son mal en patience pendant que les foulées avalaient la distance entre elle et Pourpre-Pic.

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