Dix jours après l’opération de Tresiz, Twelzyn
Pellon
Ce fut le cœur battant que j’ouvris la porte de Tresiz ce matin-là. Ce geste ne revêtait pourtant rien d’extraordinaire, après toutes ces nuits et journées auprès de mon maître. J’avais passé tout mon temps à son chevet, abandonnant mes promenades dans Twelzyn, mes entraînements avec Ame. Seules quelques siestes avaient interrompu cette veille qui durait depuis l’attentat. Depuis le don du sang de la reine et l’opération de Sentia, l’état de Tresiz s’était rapidement amélioré. Il avait repris conscience, commencé à parler, à se nourrir. Les premiers jours de convalescence s’étaient passés à dormir et il reprenait désormais des forces. J’en avais déduit qu’il était temps de lui faire part de ma décision, mûrie au cours des derniers jours.
Ce serait la première fois que j’oserais faire une telle demande à Tresiz, cinq ans après être entré à son service. J’ignorais comment il réagirait, s’il y verrait de l’égoïsme ou une récompense méritée. J’avais quant à moi le sentiment d’avoir payé ma dette envers l’Empire, à défaut de pouvoir jamais payer celle envers mes amis perdus. Malheureusement, lorsque je pénétrai dans la chambre, le lit était vide. L’inquiétude me gagna aussitôt, mais elle disparut dès que je vis la porte-fenêtre ouverte. Je traversai la pièce pour rejoindre Tresiz, assis sur le balcon.
Mon maître était assis sur une chaise roulante qui avait dû être fournie par les amarins, accompagné d’un des membres de sa garde rapprochée. Leur conversation s’interrompit à mon arrivée et le soldat tourna les talons. Je compris que Tresiz lui avait donné l’ordre de nous laisser seuls dès que j’arriverais. J’avançai jusqu’au bord du balcon, à côté de mon maître. Il se tut dans un premier temps, pour me laisser profiter du panorama splendide. L’aube s’achevait à peine et déjà, les rayons du soleil m’éblouirent. Promesse d’une nouvelle journée étouffante. Au Nord, l’été avait déjà dû fuir alors qu’ici, il semblait encore au zénith. Que j’aimais ce pays.
J’aimais aussi cette ville, qui offrait toujours à mes yeux un spectacle splendide, quel que soit l’endroit où je la regardais. Mon œil avait appris à en savourer les détails, à voir au-delà de ses plus grandes merveilles. J’appréciais le soin apporté au jardin des demeures nobles, qui dessinaient parfois de petites fresques avec les couleurs des fleurs et bosquets. J’admirais les toits des maisons de la rue principale, dont les reliefs étaient autant de pièces d’artistes. Même s’ils n’avaient pas la même frénésie qu’à Tristomita, j’observais avec fascination les échanges entre les marchands, les soldats, les passants. Je parvenais parfois à distinguer le chapeau d’un pèlerin, tentais d’imaginer le voyage qu’il avait dû faire pour arriver ici.
— Je repars pour le Nord demain.
L’annonce de Tresiz brisa brusquement ma rêverie. Je n’avais absolument pas envisagé une telle décision, contraire à toute logique. Elle ne me laissait plus le choix, je devais dire la vérité à Tresiz. Cependant, je commençai d’abord par m’exclamer :
— Mais c’est de la folie ! Dans votre état, il est dangereux de prendre la route.
— Peut-être mais j’ai déjà passé trop de temps ici. Il faut que j’apporte la réponse d’Arnic à l’Empereur. Nous avons tous besoin que cette paix soit conclue pour de bon.
— Quand bien même ! Pensez à tous les dangers qui vous guettent là-bas !
— Nos ennemis ont prouvé qu’ils étaient aussi capables de frapper ici. Un temps, j’ai cru que me réfugier ici me permettrait de trouver la sécurité, mais c’était une illusion. Je dois faire face à mes responsabilités, porter assistance à mon oncle. Ne cherche à me raisonner Pellon, ma décision est déjà prise.
— Mais…
Les mots restèrent bloqués au fond de ma gorge. Je ne pouvais envisager une séparation si brutale avec l’homme à qui je devais tant. Cependant, Tresiz me connaissait bien et m’encouragea à poursuivre d’un signe de la tête. Je rassemblai ma détermination et dis :
— Je voudrais… Je vous ai servi pendant cinq ans, comme vous me l’aviez demandé, et je crois avoir été un serviteur fidèle. Je croyais vouloir passer encore de nombreuses années à vos côtés, car vous avez été pour moi le meilleur des maîtres. Mais depuis que nous sommes arrivés dans ce pays, je ne suis plus le même homme. J’ai repris goût à des choses que je croyais perdues. Et… je suis tombé amoureux. Je voudrais rester ici.
Mon maître ne sembla pas surpris par mes phrases, il m’avait vu évoluer depuis notre arrivée dans le sud, s’était douté qu’il se passait des choses pour moi. Cependant, mon discours lui inspira une vive émotion. Au moment de répondre, il plongea son regard dans le mien et je réalisai combien je l’aimais. Il avait toujours cette gentillesse, cette intelligence, cette douceur que je n’avais retrouvées chez aucun autre homme de son rang. Je compris à cet instant le sacrifice que j’allais m’imposer, la douleur de la séparation qui viendrait. J’hésitai un instant à revenir en arrière puis je repensai à Ame et cela chassa mes doutes. Je voulais vivre ici, avec elle, pour bâtir une nouvelle existence. Il n’y avait aucune perspective pour moi à Tristomita. Là-bas, j’étais un traître, un soldat. Ici, je pouvais être moi.
— Pellon. Je sais tout ce que je te dois. Je peinerai à trouver de nouveaux serviteurs à ta hauteur. J’ai frôlé la mort ces derniers jours et cela m’a fait réaliser que je pouvais perdre la vie à tout instant. Je ne veux pas laisser de linge sale derrière moi. Pellon, je te pardonne ce que tu as fait il y a cinq ans, je te délie de tout engagement envers l’Empire. Sois libre, heureux : tu le mérites.
Après avoir prononcé ces mots, Tresiz attrapa la canne posée contre sa chaise et s’appuya péniblement dessus. Il parvint à se mettre debout, le bras droit tremblant. Et il m’ouvrit péniblement les bras. Sans réfléchir, j’avançai vers lui jusqu’à m’y blottir, défiant toute convention sociale ou politique, défiant la distance physique que je m’étais toujours imposée vis-à-vis de mon maître. Je ne réalisai l’étrangeté de mon geste que lorsqu’il m’offrit une étreinte chaleureuse.
— Vous me manquerez, murmurai-je, le cœur gros.
— Moi aussi, Pellon. Je regrette qu’il ait fallu attendre le dernier jour avant notre séparation pour que je te considère comme un ami.
Un ami. Ce mot avait dans la bouche de Tresiz une puissance phénoménale tant il l’employait peu. Il vint à bout de mes derniers barrages émotionnels et je m’abandonnai aux larmes. Les premières s’échappèrent presque avec douleur, car j’essayais de les retenir. Cependant, je capitulai vite et elles devinrent libératrices. Quelques gouttes me tombèrent sur le cou et je compris que Tresiz pleurait lui-aussi. J’avais déjà deviné l’affection qu’il portait à mon égard mais la voir ainsi confirmée me fit un bien fou.
Un élan de bonheur me traversa tout entier. Un optimisme que j’avais cru perdu me gagna à la pensée de l’avenir. Terminée mon existence de soldat impérial, payée ma dette, je pouvais enfin goûter la liberté d’une existence dans la plus belle cité du monde. Ici, j’allais devenir un autre homme. J’ouvrirais un commerce ou entrerais au service du roi, profiterais de mon idylle avec Ame, me ferais de nombreux amis. J’étais envahi d’une joie débordante que je voulais crier au monde entier. Sans Tresiz, je me serais penché au balcon pour hurler ma joie à toute la capitale. Cependant, Tresiz était bien là, et sa présence me rappelait qu’embrasser cette nouvelle vie revenait à en abandonner une autre. À perdre un ami. Cependant, j’étais si plein d’espoir que je dis :
— Nous nous reverrons, j’en suis sûr. Vous aimez trop cette ville pour ne pas y revenir.
— Je l’espère, Pellon. Je l’espère.
Un chapitre super touchant, j'apprécie la mise en scène de ces adieux, c'est rare de voir deux hommes se faire une étreinte et je peux pas m'empêcher d'y voir un peu de déconstruction d'une certaine image de la masculinité ! Ça fait sens que leur route se sépare ici, même si c'est triste pour eux de se quitter au moment où ils se rendent compte d'à quel point ils tiennent l'un à l'autre...
Je file lire la suite ! :D
Ouiii, c'est rare mais c'est trop cool xD
En effet, c'était une des scènes qui m'a le plus ému à l'écriture, au-delà de ce roman, le duo Pellon / Tresiz m'a accompagné pendant plusieurs années d'écriture donc ça faisait quelque chose.
Merci beaucoup de ton commentaire !!
Evidemment, on ne peut qu'etre touche par la candeur de Pellon qui n'a pas encore compris, alors qu'il n'a pas revu Ame, que sa certitufe d'une idylle a venir etait deja plus que compromise.
Etonnant pour un homme si persuade pendant longtemps qu'il ne meritait pas d'etre heureux, la il ne pense meme pas que sa romance puisse echouer, alors qu'Ame ne lui a fait aucune promesse. On en a le coeur serre a l'avance pour lui !
Content que tu aies apprécié ! J'adore le lien entre Pellon et Tresiz et écrire cette scène a été un très bon moment.
Oui, étonnant en effet. Emporté par ses sentiments ?
Merci de ton commentaire !
A bientôt (=
J'ai beaucoup aimé ce passage, les adieux de Pellon à Tresiz sont brefs mais touchants. On sent bien qu'une page se tourne pour lui, mais vu la situation actuelle d'Amarina et le cul-de-basse-fosse dans lequel est enfermée sa dulcinée, les choses ne vont sans doute pas être aussi simples et joyeuses pour lui.
Au plaisir,
Ori'
C'est clairement mon but de faire s'inquiéter le lecteur. Quand ça va trop bien...
Merci de ton comm !