Dix jours après la visite d’Afener, Twelzyn
La Voilière
J’avais passé les premiers jours après la visite d’Afener à m’entraîner entre les quatre murs de ma cellule. Malgré l’espace exigu, mes blessures douloureuses, j’avais multiplié les exercices. J’en avais besoin : pour évacuer ma colère contre le Bras Droit, pour penser à autre chose qu’à la douleur qui venait de mes doigts. J’avais déchiré ma manche pour réaliser un bandage de fortune, plus destiné à cacher mon invalidité qu’à guérir les plaies. J’utilisais une partie du pichet qu’on me servait chaque jour pour laver les blessures, éviter une infection. Cela avait été affreusement douloureux les premières fois, j’avais eu l’impression que l’on me sectionnait à nouveau les doigts. Et puis, peu à peu, mes sens étaient devenus muets. Mon corps avait intégré cette mutilation. Une nouvelle douleur avait peu à peu pris sa place : celle de la résignation.
Si l’on exceptait le passage quotidien de mes geôliers, personne ne m’avait rendu visite depuis Afener. Alors que j’avais craint que le Bras Droit envoie des assassins, espéré que le roi vienne prendre de mes nouvelles, tout le monde semblait m’avoir oubliée. La lassitude m’avait peu à peu gagnée devant l’inutilité de mes entraînements, simple mirage de mon ancienne vie militaire. Mal nourrie, vêtue de la même tunique que le jour de mon arrestation, privée de la lumière du jour, je supportais de moins en moins l’effort. Une chaleur insupportable avait gagné l’atmosphère confinée de ma cellule. Je savais que le moindre mouvement ferait couler une sueur crasseuse le long de ma peau.
Quand la somnolence ne l’emportait pas, je parcourais du regard les graffitis qui couvraient les murs. Autant de tentatives futiles de laisser sa trace. Lors de mes premières heures en cellule, je ne les avais même pas remarqués, trop concentrée sur mon propre malheur. Puis, à mesure que mes yeux s’habituaient à l’obscurité, j’avais commencé à les déchiffrer. Il y avait beaucoup de dessins grossiers, quelques lettres et même des phrases, ce qui prouvait que d’illustres personnages m’avaient précédée ici. Seuls quelques dizaines de nobles amarins maîtrisaient l’art de l’écriture.
Sur le mur au-dessus de mon lit, un visage avait été dessiné avec une finesse surprenante. Il représentait une jeune fille à peine sortie de l’adolescente, au visage fin avec de longs cheveux redressés vers l’arrière, comme portés par le souffle du vent. Ce portrait en lui-même était déjà fascinant tant il était réussi au vu des moyens sommaires. Cependant, ce n’était pas là le plus gros objet de mon attention. En effet, un nom avait été tracé aux fondements du cou de la jeune fille : Sarvinie. Il était trop proche du dessin pour laisser place au doute : les deux étaient bel et bien liés.
De nombreuses hypothèses m’avaient gagnée : un soupirant malheureux, un membre de sa famille ? Cependant, aucune d’entre elles ne me convainquait vraiment : qui aurait voulu faire un portrait de la défunte reine en pleine captivité ? Et même si je savais combien Sarvinie avait changé depuis sa jeunesse, je ne reconnaissais pas ses traits dans ceux de la jeune fille au mur. Je m’étais alors demandé s’il ne s’agissait pas de quelqu’un d’autre. Si Sarvinie ne pouvait pas être le nom de l’artiste. Cependant, une telle idée paraissait invraisemblable : comment une princesse de son rang aurait-elle pu atterrir ici ? Je peinais à dater le dessin : il pouvait remonter à cinq comme à vingt ans. Il me semblait improbable de pouvoir percer son mystère et cela le rendait d’autant plus fascinant.
Toutefois, la compagnie de la jeune fille au mur ne me faisait pas oublier l’oppressante solitude à laquelle j’étais confrontée. Comme pour compenser le silence des journées trop longues, mes nuits se peuplaient de cauchemars interrompus par des cris. Dès que ces derniers retentissaient, je me réveillais brusquement, le souffle court. Il me fallait marcher quelques pas pour me calmer avant de me remettre en quête d’une position confortable sur la planche courbée qui me servait de matelas. Parfois, je ne retrouvais pas le sommeil et demeurais longuement assise adossée au mur, à me replonger dans de vieux souvenirs. Dans ces moments, je repensais aux combats à mort que j’avais menés, aux hommes et femmes que j’avais tués. Certaines de leurs expressions me revenaient en mémoire, comme le regard désespéré de Gorvel.
Je les laissais m’imprégner, tentant de réveiller la sensation de puissance qui me gagnait en achevant un adversaire. J’y parvenais rarement et chassais ces souvenirs en me concentrant sur ma propre respiration, comme me l’avait appris le maître quand j’étais enfant. Puis mes pensées s’en allaient vers mes jeunes années, mon adolescence passée à apprendre à tuer, à me dissimuler, à monter à cheval. Ma cellule me rappelait la petite pièce de briques où j’avais dormi tant de fois.
Machinalement, je tâtais le haut de ma poitrine, en quête du collier de perles vertes que l’on m’avait enlevé à mon arrestation. Ce bijou constituait mon seul lien symbolique avec ma sœur Lania. Il nous avait été offert à la fin de notre formation. C’était la veille de mon départ pour Twelzyn, j’étais toute excitée à l’idée d’enfin entrer en action. Lania et moi nous étions promis de venir en quelques années à bout de nos missions pour nous retrouver ensuite pour de bon. Et tandis qu’elle avait assassiné l’Empereur Oglion, j’avais échoué à venir à bout du Bras Droit amarin. Nous ne nous reverrions sans doute jamais.
Cela devait faire dix jours qu’Afener m’avait rendu visite quand la porte de ma cellule s’ouvrit à nouveau. C’était l’aube et je sortais d’une de mes meilleures nuits depuis mon emprisonnement. Un regain de forme m’avait poussée à quelques exercices de jambes qui m’avaient bien vite épuisée. Je m’étais rendu compte combien cet enfermement commençait à déteindre sur ma condition physique et cela m’avait plongée dans la morosité. Cependant, lorsque j’entendis des pas dans le couloir, cette dernière se dissipa. Je me mis debout, brûlant d’excitation après avoir été si longtemps privée de présence humaine. Un instant, je craignis la venue d’Afener, mais il était improbable que le Bras Droit soit venu accompagné de tant de monde. Il y avait au moins une quinzaine de personnes en approche. Il ne pouvait s’agir que d’une suite royale.
Dès que la serrure fut déverrouillée, Arnic parut avec trois soldats. Il avait mauvais teint, une expression triste et de larges cernes. Ce visage abattu me redressa. Il fut la vision dont j’avais besoin pour retrouver espoir. Le Bras Droit avait dû déverser tout son venin dans les oreilles du roi, qui me croyait coupable. Cependant, il demeurait une possibilité que je parvienne à le retourner, à le convaincre de mon innocence. C’était ma seule chance de revenir sur l’échiquier politique, de reprendre l’avantage sur Afener. J’étais prête à tout pour l’obtenir.
— Afener m’a dit tout ce que tu as fait. Le meurtre de Gorvel, l’attaque de sa propriété. Ta trahison me désole. Pourquoi avoir fait cela ?
La question de mon interlocuteur acheva de me convaincre qu’il demeurait un espoir de retourner la situation. Sa tristesse n’était pas feinte, sa curiosité encore moins : Arnic espérait que je lui serve une explication plausible, que je lui explique une situation qu’il ne comprenait plus. J’allais devoir me montrer très convaincante. Je m’agenouillai devant lui en feignant une voix brisée :
— Votre Majesté… Que je regrette que vous ne soyez venu plus tôt, la situation doit se dégrader de jour en jour. Vous m’aviez confié d’importantes missions et j’ai failli. Mais il n’est pas trop tard pour faire éclater la vérité !
Je redressai le visage avec un regard plein d’intensité, semblable à l’enthousiasme que je feignais lors de nos séances de peinture. Arnic tenta de le cacher mais ces quelques phrases avaient suffi à ébranler ses certitudes. Il ne demandait qu’à être convaincu.
— Quelle vérité ? demanda-t-il tristement.
Je jetai un regard prononcé aux soldats qui entouraient le roi. Il les congédia d’un mouvement du bras. Les trois hommes hésitèrent un instant à laisser leur souverain en face d’une meurtrière mais ils ne purent qu’obéir et nous nous retrouvâmes seuls. Ma défense pouvait commencer, j’y mis toute l’énergie qui aurait animé la victime d’une grande injustice.
— Celle qui aurait dû éclater il y a déjà bien longtemps ! Celle que Serantio a effleuré lors de son enquête sur le Renard Rouge : les manipulations d’Afener sur la couronne !
— Que dis-tu ? Il est mon plus fidèle serviteur depuis de longues années. C’est lui qui a retrouvé la couronne volée par le pseudo-renard il y a encore quelques jours.
La tâche s’annonçait plus ardue que je ne l’avais pensé. Arnic était véritablement attaché à son Bras Droit, qui avait sans doute feint l’amitié pour s’assurer une place de choix auprès du pouvoir. J’allais devoir jouer serré.
— C’est un nouvel exemple de sa perfidie. Il ne sert Amarina que pour ses intérêts, pour agrandir sa fortune et son influence. C’est lui-même qui a fait disparaître la couronne pour devenir un sauveur. Il avait fait la même chose il y a plus de dix ans : créer un problème pour en être la solution. Il a aidé le Renard Rouge à braquer la Banque de Sel, à distribuer tout cet or au peuple amarin. Il savait que cela provoquerait une crise économique. Rappelez-vous combien de propriétés de grands aristocrates ruinés il a rachetées dans les mois qui ont suivi. Il a bâti sa fortune sur le malheur du royaume.
— Impossible.
— C’est aussi ce que j’ai cru pendant tant d’années. Je ne pouvais imaginer pareille ignominie. Ce n’est que lors des dernières semaines que j’en suis arrivé à ces conclusions. Lorsque j’ai commencé à enquêter sur la mort de Gorvel et tous les évènements étranges des dernières semaines. Le traître a compris que j’allais le démasquer et il a tenté de me supprimer.
— Nies-tu avoir attaqué sa propriété ?
— Je n’aurais jamais pu faire une telle folie ! Afener m’a fait enlever par ses hommes, emmener jusqu’à chez lui. Par une chance inouïe, je suis parvenue à renverser un luminaire qui a mis le feu à sa demeure. J’ai profité de l’incendie pour fuir, poursuivie par ses mercenaires. Je me suis rendue à des soldats amarins fidèles à la Couronne, espérant pouvoir parler à des gradés de la Citadelle, pour vous prévenir du danger qui nous guettait. Malheureusement, vous n’êtes venu qu’aujourd’hui.
Le roi demeura coi, le regard vide. Malgré l’énormité de mon récit, je vis qu’il hésitait déjà, que le doute s’insinuait dans son esprit. J’étais en train de gagner la bataille.
— Afener aurait tué Gorvel ?
— Plus qu’à quiconque, cette mort lui a directement profité. Il est devenu Bras Droit, ce qui lui laisse tout le champ libre pour ses manigances. Gorvel soupçonnait ses mauvaises intentions, il m’en avait fait part peu avant sa mort. Vous savez la confiance qu’il m’accordait, je suis persuadée qu’il aurait été le meilleur conseiller possible pour vous. Je ne peux deviner combien sa mort vous a brisé le cœur : on ne peut pas retrouver deux hommes comme lui. Elle m’a moi-même bouleversée.
M’inventer un lien fort avec l’ami défunt d’Arnic pour m’assurer sa confiance : la manœuvre était grossière mais elle sembla fonctionner. Je vis la douleur se réveiller dans les yeux du roi au souvenir du disparu.
— Je crains que Gorvel n’ait pas été la seule victime d’Afener, ajoutai-je. Le jour de la mort de votre mère, je me trouvais avec lui et il n’a aucunement été surpris de la disparition de la reine. Il en riait presque, comme s’il savait à l’avance ce qui se produirait. Je n’ai aucune preuve suffisante, mais j’ai peur qu’il l’ait tuée pour accélérer votre accession au trône et sa propre ascension politique.
— C’est de la folie.
— Il faut être fou et prêt à tout pour rassembler une telle fortune. Ce n’est pas seulement avec quelques investissements bien placés qu’Afener a pu s’enrichir. Il faut aussi savoir mettre ses principes de côté.
Arnic demeura longtemps interdit, en proie à un terrible débat intérieur. Il voulait sans doute me croire, car je lui livrais le bouc émissaire à tous les problèmes qu’il avait rencontrés ces dernières semaines. D’un autre côté, il ne pouvait oublier toutes ces années de collaboration avec le banquier, qui avait dû lui être utile à de nombreuses occasions alors qu’il n’était que prince.
— Non, finit-il par murmurer. Non… je ne peux pas y croire.
Je tentai de me composer un regard larmoyant, à la fois triste et encore plein d’espoir. Et j’insistai, avec autant de force que possible :
— Si vous n’écoutez pas mes arguments, écoutez les supplications d’une fidèle servante du royaume ! Amarina m’a tout donné, je suis amoureuse de Twelzyn. Ici est mon foyer, ici est mon cœur. J’ai toujours servi la couronne avec toutes mes forces, toute mon énergie. Souvenez-vous des sacrifices que j’ai consentis pour cela ! Je n’ai jamais demandé d’argent, jamais demandé de lumière : ma seule récompense est de voir votre pouvoir au plus haut. J’ai promis fidélité à votre oncle, votre mère, et je renouvelle mes vœux : tant que je respirerai, ma seule aspiration sera de servir la couronne.
Cette déclaration toucha davantage Arnic que je ne l’avais espéré. Je vis même de la reconnaissance dans le regard du roi. Dans ces moments de doute, après que son meilleur ami lui eut été arraché, il avait besoin de serviteurs solides sur lesquels s’appuyer. Et je pouvais être l’un de ces rocs. Tout le travail mené lors des séances de peinture était récompensé. En seulement quelques semaines, j’étais parvenue à me bâtir un lien avec lui qu’Afener ne pourrait jamais viser, même après des années de service.
Arnic n’était qu’un homme comme les autres, enfermé dans un mariage arrangé depuis plus de dix ans. Lorsque je me redressai doucement, son regard brillait de désir.
Heureuse d'avoir pu retrouver LV, même si c'est dans une situation aussi difficile... J'ai bien aimé comment tu as décrit son enfermement, on sent sa douleur, sa rage, sa résilience, et ça colle parfaitement avec l'image que je me faisais d'elle : même enfermée, elle ne se laisse pas abattre. Et c'est ultra satisfaisant à lire haha.
Sa rencontre avec Arnic est assez percutante aussi ! LV est définitivement ultra manipulatrice ;-) J'ai juste été un peu étonnée de la vitesse avec laquelle Arnic bascule, et j'aurais peut-être aimé qu'il la quitte avec une étincelle de doute plus qu'avec la certitude qu'elle avait raison ? Non seulement ça fera cogiter LV, mais ça fera aussi cogiter les lecteurices qui s'interrogent sur Arnic : qui va-t-il choisir de croire ? Ou alors, davantage travailler la relation entre Arnic et LV pour que ce retournement de situation soit un peu plus fluide ? Enfin je sais pas, ce ne sont que des remarques/suggestions subjectives, fais ce que tu veux de mon ressenti !
Pour le reste, leur conversation était vraiment fascinante à suivre ;)
Bisouuu, à pluche ! :D
Merci beaucoup de ton commentaire !! Content que tu aies apprécié toutes les introspections de LV. Je note sur le switch un peu brusque d'Arnic. Peut-être que j'aurais pu me questionner davantage sur son ressenti à lui pendant la scène.
A bientôt !!
Vient ensuite le dialogue avec Arnic, qui visiblement ne demande qu'a etre convaincu. Et bien qu'on sache la verite, tu as rendu Afener si antipathique qu'on ne peut que se dire que la Voiliere dit un peu de verite pour faire passer le reste...
La conclusion meriterait d'etre un peu retravaillee. Arnic en presence de la Voiliere, en jolie robe rouge, boucles d'oreilles, qui peint a ses cotes : aucun desir.
Arnic en presence de la Voiliere, sale, ensanglantee : je desire cette femme! Peut-etre lui autoriser une douche et des vetements propres avant la rencontre avec le Roi? Ou alors Arnic souhaite lui procurer de quoi se laver, et se met a imaginer a quoi elle ressemble sans ces vetements? Quelque chose qui explique ce timing...
Arnic est un personnage sympathique, qui fait de son mieux, mais il n'est pas tres malin, quand meme...
En effet, je comprend que ce chapitre puisse manquer de vraisemblance à ses yeux, il faudrait en effet ajouter des éléments pour le rendre plus crédible.
Oui, la relation LV / Arnic mérite quelques scènes supplémentaires avant ce chapitre, je m'en suis rendu compte en l'écrivant. Comme tu le dis, la progression entre la précédente scène et celle-ci est trop brusque.
Merci de ton passage !!
A bientôt (=
Habile retournement de situation de la part de LV, à voir si ce sera suffisant pour qu'elle se sorte de cette sombre impasse. En tout cas, elle manipule la réalité pour accuser Afener d'une manière plus que convaincante. Comme tout bon mensonge, il repose sans doute sur une large part de vérité et j'accepte bien volontiers cette explication sur la légende du célèbre Renard Rouge.
On peut dès lors s'imaginer que Crégar était lui aussi un pion manipulé par Afener et que, devenu encombrant, le bras droit a décidé de s'en débarrasser.
Au passage, je profite de ce commentaire pour faire un peu de back-tracking, car une phrase m'a fait repenser à un détail que je voulais mentionner plus tôt mais que j'ai oublié :
"Alors que j’avais craint que le Bras Droit envoie des assassins" --> Je m'étais fait la réflexion, quand Tresiz guérit et parait au conseil : pourquoi ceux qui ont cherché à le tuer n'envoient-ils pas un/des assassins finir le travail pendant sa convalescence ? C'est vraiment curieux... Ils devraient avoir eu vent de sa survie, de sa résistance, et chercher à finir le travail. Or, tu n'évoques même pas une tentative d'assassinat contre l'ambassadeur. Ca pourrait faire l'objet d'un excellent chapitre pour mettre Pellon en lumière, lui donner une occasion de se racheter en partie, lui qui se morfond de n'avoir pas réussi à protéger son maître... enfin bon, tout cela n'est que suggestions ;)
Au plaisir,
Ori'
Oui, LV arrive à se montrer bien convaincante et persuasive. Quand au rôle de Cregar, il y a peut être en effet un lien...
Ta suggestion est intéressante, c'est vrai qu'il y aurait de la matière.
Merci de ton commentaire !