Chapitre 10 : Le banquet du Renouveau

La cérémonie du Renouveau qui avait lieu aux aurores laissait place à un immense banquet qui devait durer quant à lui jusqu'au coucher du soleil. Le buffet comptait deux longues tables remplies de victuailles raffinées destinées à l’épouse. Ces tables de bois étaient perpendiculaires à deux autres qui croulaient sous le poids d'énormes plats débordant de toute part, réservés à l’époux. Autour du banquet de l’épouse fourmillaient une quinzaine de servantes et femmes notables, tandis qu’aux tables du rois se tenaient les ministres, servis par autant d’employés masculins. Et comme toutes les autres étapes du Renouveau, le repas avait une spécialité, que Jade apprit à ses dépends en goûtant un fruit d'un vert translucide, qu'elle régurgita discrètement dans les secondes qui suivirent. Interloquée, elle avait longtemps fixé le fruit à la mine désolante, comme s’il l’avait agressée personnellement. Puis, une jeune femme bien en chair et aux joues rouges vint poser un plateau plein de ce qui ressemblait à de toutes petites volailles.

— Votre Majesté, se prosterna la fille maladroitement, excitée comme une puce. Y a un problème ?

— À vrai dire, je me pose une question. Pourquoi tous les fruits sont-ils si âcres ?

— Vous ne savez pas ? s'exclama la jeune femme, ses petites mains venant cacher sa bouche grande ouverte.

— Je ne sais pas quoi ? demanda Jade, légèrement agacée.

— Eh bien, pour le Banquet du Renouveau, l'épouse se nourrit de denrées très jeunes, pour honorer sa pureté. Par exemple, ça, c'est des poussins rôtis dans du jus de pousses de poireaux.

La nouvelle reine d'Indeya lança un regard méfiant vers les plateaux et assiettes disséminés sur toute la longueur de la table, et put confirmer qu'en effet, tous les aliments avaient une couleur bien fade et une texture peu appétissante. Quand elle reporta son attention sur la cuisinière qui peinait à dissimuler un gloussement derrière sa main potelée, elle fut surprise de trouver Gina, qui avait subitement apparu derrière l'employée.

— Cassandre, t'es attendue en cuisine, annonça-t-elle d'un ton sec, presque aussi dédaigneux que lorsqu'elle adressait la parole à la princesse.

— Ah oui, oui, je sais, M’demoiselle Gina. J'y vais, j'y vais, rétorqua la petite femme sans cesser de ricaner.

Alors, Jade se retrouva seule face à l'Ange des Sourires, incapable de faire autre chose que se perdre dans les yeux de foudre qui semblaient prêts à tout détruire. Surtout elle.

— On ne vous avait pas prévenue pour le buffet ? demanda Gina d'une voix étrangement pacifique.

— Non, répondit-elle en déposant la serviette dans laquelle elle avait caché le morceau de fruit immangeable. Je n’ai pas pu parler au roi Christian après la cérémonie.

— Vous ne mangez pas ?

— Je suis navrée, j’ai conscience que c’est affreusement impoli. Je n'ai pas très faim.

Gina la regarda avec une curiosité et une indulgence qui lui apparurent presque bienveillantes. Elle hocha la tête, et Jade sut qu'elle avait compris. La nouvelle reine n'était pas prête à se plier à la tradition du pays qui se considérait comme le plus libéral de tout le Continent. Elle n'obéirait pas à une coutume qui voulait que la femme se purifie en piétinant des fleurs et en avalant des poussins, pendant que l'homme avait le choix d'accepter cette pureté, tout maculé de blanc, en mangeant des cuisses de poulet à pleine bouche.

— Je suis soulagée de ne pas vous voir travailler, ce soir, dit alors Jade, se surprenant elle-même à faire la conversation.

— La plupart des serviteurs sont invités à participer au banquet, pour fêter le Renouveau. Quelques-uns sont réquisitionnés sur la base du volontariat pour assurer le service, moyennant un salaire plus élevé.

— Et vous n'avez pas préféré vous retirer pour peindre ? l'interrogea la reine, sincèrement étonnée.

Gina saisit un petit légume d'un rouge maladif entre ses doigts et hésita avant de l'enfourner dans sa bouche. La grimace qui tordit sa bouche eut l’effet d’une bouffée d’air frais pour Jade, soutien inattendu qu’elle accueillit avec reconnaissance.

— J'étais pas d'humeur à peindre.

— Je vois.

L'Ange des Sourires l'observa longuement d'un air aussi suspicieux qu'interrogateur, semblant se retenir d'ajouter quelque chose. Jade espéra qu'elle lui parlerait encore de cette manière, si inattendu et agréable, de cette voix douce et éraillée. Elle voulait croire pendant l'espace d'une misérable minute que la peintre royale ne la haïssait pas. Mais son rêve s'évanouit aussi vite qu'il était arrivé lorsque Gina ouvrit à nouveau la bouche, lui dévoilant la véritable raison de sa présence, d'un ton qui avait retrouvé tout son tranchant.

— Bref. J'étais juste venue vous dire que le Premier Ministre veut vous voir. Il vous attend sur le balcon, déclara-t-elle sèchement en désignant les grandes portes à l’autre bout de la salle.

Les fenêtres de verre s’ouvraient sur une terrasse circulaire en pierre baignée dans une lumière rougeoyante.

— Très bien.

Elle ne prit pas la peine de cacher sa déception lorsque, tête baissée, elle s'éloigna du buffet pour se rendre là où on l'attendait, sans un regard pour Gina qui la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière les portes. Arrivée sur la terrasse qui donnait sur les jardins du Palais des Lumières, Jade se plaça à la gauche de Guillaume d’Arsénis, appuyé sur la balustrade.

— Vous souhaitiez vous entretenir avec moi.

— En effet, acquiesça le Premier Ministre froidement, sans quitter des yeux les hauts conifères qui peuplaient le paysage en contrebas. Vous êtes à présent l'épouse du roi d'Indeya. Vous serez couronnée reine d'Indeya demain à la première heure.

— Oui. Mais j'imagine que vous n'avez pas ordonné à Mademoiselle Gina de me faire appeler simplement pour me partager cette évidence.

L'homme à la longue queue de cheval noire tourna la tête vers elle pour lui jeter un regard où sommeillait une rage grandissante.

— En effet, confirma-t-il sèchement, concentrant à nouveau son attention sur les arbres du jardin royal. Je vous ai convoquée pour vous mettre en garde.

— Me mettre en garde ? répéta la nouvelle reine dans un rire jaune. Et contre qui, au juste, trouvez-vous judicieux de me mettre en garde ?

Guillaume d'Arsénis laissa échapper un soupir las, ce qui le rendit presque sympathique aux yeux de la princesse des Ospales.

— Vous avez sans doute dû remarquer que le roi était très bien entouré. Et vous avez rencontré seulement ceux qui oeuvrent à ses côtés au grand jour. Sachez que vous n’avez même pas idée du quart du nombre réel de personnes chargées de protéger le roi.

Jade eut un autre rire, cette fois-ci narquois et méprisant.

— Tous les royaumes disposent d'espions et de gardes du corps entraînés depuis l'enfance à cet effet. Si vous croyez que je n'en suis pas consciente, vous vous trompez. Dois-je vous rappeler que je proviens moi-même d'une famille royale ? Cependant, je ne vois pas en quoi la protection rapprochée de mon époux me concerne d'une quelconque façon. Je ne crois pas que sa vie ni la mienne soit menacée.

À peine eut-elle prononcé ces mots que le Premier Ministre pivota dans sa direction, ses yeux de lagon scintillant d'un éclat inquiétant sous la lueur orangée du soleil. Ses cheveux d'ébène se soulevèrent, portés par une petite brise fraîche alors qu'un sourire déplaisant déformait ses lèvres. C'était un très bel homme, sans aucun doute. D’une beauté si unique qu’il apparaissait presque comme étranger. Comme s’il venait d’une autre contrée, ou d’un continent encore méconnu. Néanmoins, il était si obsédé par la santé et la sécurité du roi que ses traits tirés en devenaient effrayants. Quel dommage, pensa-t-elle avec regret.

— Vous semblez avoir oublié un petit détail. Mais sachez qu’Indeya n'a pas oublié.

— Je vous demande pardon ?

Guillaume d'Arsénis se pencha légèrement en avant, sa voix se faisant plus ténue mais non moins menaçante.

— Nous savons tous d'où vous venez.

— D'où je viens ? s'écria presque la jeune fille, abasourdie. Je suis originaire du Royaume des Ospales, à l'évidence. Veuillez me pardonner, mais je ne vois toujours pas en quoi cela concerne la protection rapprochée du roi.

Le Premier Ministre recula brusquement, haussant un sourcil aussi condescendant qu'impatient.

— Vous êtes peut-être d’extraction royale. Vous êtes peut-être princesse des Ospales. Mais vous êtes avant tout fille de meurtrière.

La jeune femme aux cheveux de feu crut sentir à cet instant une lame chauffée à blanc transpercer sa poitrine, empêchant l’air de nourrir ses poumons pendant quelques longues secondes.

— Je n'ai rien en commun avec la reine Diane, parvint-elle à articuler, tremblante de rage.

— Le fruit pourri ne tombe jamais bien loin de l'arbre malade.

— Qu'insinuez-vous ? grinça-t-elle entre ses dents, ses doigts s’agrippant à la pierre.

— Vous avez forcément étudié la diplomatie et la politique, considérant votre statut d'héritière du trône. Vous reconnaîtrez sans mal que se débarrasser de son unique héritière en la mariant au successeur de la reine que l'on a savamment fait assassiner n'est pas une stratégie que l'on pourrait qualifier de… classique. À moins que…

Le Premier Ministre s'interrompit de lui-même, son regard se perdant à l'horizon, comme s'il venait de trouver la réponse à une question qui l’obsédait depuis des années.

— À moins que…? insista Jade, sa voix perdant peu à peu de son calme.

— À moins que vous n'ayez été envoyée ici pour finir le travail.

La future reine d'Indeya décrivit un, puis deux, puis trois pas en arrière. Son éloquence enfin forcée au silence, elle fixait le Premier Ministre de son regard d’émeraude brisée.

— Comment osez-vous ?

— Reconnaissez que l'enchaînement des évènements n'est pas sans soulever quelques interrogations. Votre mère fait assassiner la reine Katherine, puis elle vous envoie pour épouser son successeur…

— Vous n'êtes qu'un pantin sans esprit ni sentiment, cracha-t-elle avec dédain, son ton aussi acide que le venin. Vous ne savez rien. Vous ne savez pas qui est la reine Diane. Vous ne savez pas qui je suis. Ne vous en faites pas, je ne suis pas venue ici pour assassiner le roi Christian, pas plus que je n'ai souhaité la mort de la reine Katherine. Les ennemis seront bientôt là, ajouta-t-elle d'un ton presque prophétique.

Elle lui tourna le dos, comme s'il ne méritait même plus son regard.

— Mais vous serez trop aveugle pour les voir.

Sous les regards épouvantés de tous les serviteurs du Palais des Lumières, Jade pénétra de nouveau dans la gigantesque salle circulaire. Elle repéra rapidement l’Ange des Sourires, postée devant le buffet réservé au roi. Seule femme immobile au milieu des hommes à la bouche pleine. La future reine d’Indeya marcha jusqu’à elle sans hésitation, et lâcha d'une main molle sa couronne de fleurs fanées dans un plat contenant un énorme sanglier encore entier. Pas une seconde elle ne quitta des yeux la décoratrice du palais. Dans son regard assombri se consumait une flamme dangereuse et envoûtante, qui promettait la plus douce des destructions. Gina fut instantanément traversée d'un frisson à cette vue qu’elle se savait déjà incapable d’oublier.

Et alors que l'Ange des Sourires fixait la reine bouche bée, celle-ci profita de l'immobilité générale pour quitter la salle du trône. Une fois dans le couloir, Jade regarda le sol avec un dégoût assumé, et d'un pas enragé, évita la traînée de narcisses, longeant les tentures accrochées au mur jusqu'au petit boudoir de l'ancienne reine défunte. Ici où personne n'osait pénétrer, exceptée Gina qui y rénovait les tableaux, elle serait enfin en paix. Elle claqua la porte derrière elle et se précipita vers la grande fenêtre pour ouvrir les rideaux d'un coup sec, laissant le soleil couchant inonder la pièce poussiéreuse. Dans une inspiration déchirée, elle se laissa choir sur la méridienne de velours et ferma les yeux.

— Une journée bien éprouvante, n'est-ce pas ?

Jade faillit tomber de son assise tant le sursaut qui l’anima fut puissant. Elle se redressa abruptement et se tourna dans la direction de la voix.

— Qui parle ?

Lorsqu'elle fit face au mur opposé, son souffle se coupa et sa mâchoire manqua se décrocher de son crâne. Devant elle, une femme magnifique. De longs cheveux d'or ondulés, des yeux turquoise et un sourire de diamant qui pouvait anéantir tous les mots et cris de la haine. Néanmoins, deux problèmes subsistaient, expliquant en grande partie son incapacité à prononcer le moindre mot ou esquisser le moindre geste.

Tout d'abord, cette voix sage et mélodieuse ; elle l'avait entendue jadis.

Mais ce dont elle était sûre, c'était qu'elle ne l'avait jamais entendue de la bouche d'une peinture.