10/ Le plan
Je retrouve Gérald la fois suivante. C’est de plus en plus difficile de venir ici discrètement. Cette fois j’ai failli me faire repérer par Kotori… Je suis donc un peu stressée lors de mon arrivée. Gérald prend de mes nouvelles. Il est ravi de savoir que j’ai fait des miracles avec mes nouveaux gants !
Je lui raconte l’épisode la serre et des images que j’ai vu. Il frissonne quand j’évoque ma nuit dehors mais je m’étonne moi-même d’avoir été plutôt chamboulée par ce qui s’est passé ensuite. Gérald est perplexe mais me promet de se renseigner. Je lui parle de mon projet d’y retourner afin de voir ce qui se passe réellement mais il m’encourage à continuer le travail comme si de rien n’était pour le moment, le temps qu’il ait des infos sur les pilules de nuit.
Il me donne des nouvelles de Constance et de grand père qui me transmettent leurs amitiés. Les derniers potins aussi : comment Nadège a finalement épousé Géraldine, ces deux-là elles se tournaient autour depuis un moment, ou encore les dernières histoires de la veillée. Ces moments de partages me manquent. Ici je ne me joins pas aux autres, trop pressée de retourner dormir. Et il faut bien se l’avouer je n’ai pas envie d’aller à la rencontre d’autres amis. Les miens me suffisent et j’aurais l’impression de les trahir en allant vers d’autres. Ces moments avec Gérald c’est mes petites veillées persos et je savoure chacune des anecdotes qu’il me délivre. C’est un bon conteur et pour un temps plus rien d’autre n’existe. Nous veillons d’ailleurs tard dans la nuit avant de nous séparer. Je me sens plus sereine et rentre sans difficultés. Rassérénée je me couche avec bonheur et avec la pilule bien sûr !
Je continu d’exceller au travail et me garde bien d’approcher l’équipe de Kotori. Mais ce matin nous ne prenons pas le chemin des serres. Je m’interroge sur ce changement soudain. Nous allons dans l’espace des laboratoires. Après avoir lavé ses couloirs en long et en travers voilà que je vais en franchir les portes. Nous passons tout près de la trappe par laquelle je rejoins Gérald et j’ai un petit pincement au cœur. Avons-nous été découverts ? Tadi me fait entrer dans une salle verrouillée grâce à une carte magnétique. Je vais en fin découvrir ce qu’elles cachent !
Bon, je suis déçue. Il s’agit d’un laboratoire de conditionnement avec ses paillasses étincelantes et son matériel d’emballage et de pesée. Tadi me fait signe de m’installer à l’une d’elle. Je suis affectée à la réalisation et au conditionnement des gélules. J’ai l’impression d’être puni. Pourtant là encore Tadi se montre gentil et attentionné pour m’expliquer mon nouveau travail. Je rejoins une autre équipe et au moins je suis débarrassée de Kotori. Tadi fini par me laisser seule à mon bureau et promet de revenir me chercher pour le déjeuner. Dubitative je m’attèle donc à ce nouveau travail. Malheureusement cette partie de mon apprentissage est rébarbative en tout point. Je dois peser des poudres de différentes couleurs et ensuite une autre personne fait le mélange. Je transvase ensuite les gélules dans des flacons et rajoute l’étiquette. C’est un exercice précis qui me demande de la concentration. En même temps s’est tellement pénible que j’ai du mal à garder mon esprit focalisé sur mon travail. Mes collègues ne me parlent pas. C’est à peine si j’ai eu droit à ce qu’ils lèvent quelques secondes les yeux de leur paillasse à mon entrée. Le plus dur s’est que tout ici est étroitement surveillé, il s’agit de ne pas faire d’erreur.
Je reste constamment sur mes gardes maintenant et cela ne m’aide pas à être efficace. Alors que je suis plongée dans ce que je fais, Tadi entre et me regarde. Brusquement je perds tous mes moyens et fini par renverser ma fiole sur le sol. Je me précipite pour la ramasser et tente de remettre de l’ordre mais je parviens juste à me couper le doigt avec les éclats de verre. Tadi vient à mon secours. Un collègue, alerté par le bruit, se précipite et devant la situation déclenche la procédure de décontamination complète du labo. Nous devons tous évacuer les lieux. Pour ma part je vais aussi en subir les conséquences et suis forcée d’aller au centre de soin. Je vais finir par prendre un abonnement ! Je n’ai jamais été aussi maladroite au point de me blesser. Ces dernières semaines j’ai battu tous mes records de ce côté-là. Malheureusement je suis encore en sas de désinfection à l’heure de mon rendez-vous avec Gérald. Le pauvre il va s’inquiéter de ne pas me voir !
Je le retrouve alors la semaine suivante et lui raconte mes péripéties. Il s’est beaucoup inquiété de ne pas me voir et a questionné tout le monde en vain. Il ne pouvait pas clairement demander ou montrer son inquiétude sans que ça fasse louche mais il a beaucoup fouillé à la recherche d’infos pour moi.
Nous reparlons de mon expérience nocturne. Je suis maintenant dans une autre partie de la caste et il semble difficile de retourner fureter dans les serres pour le moment. Pourtant j’aimerais vraiment en savoir plus ! De son côté il n’a rien trouvé sur ce genre d’épisode. Il semble que les pilules de nuit ont toujours été utilisées même avant, lorsque nous étions des humains en dehors de la bulle.
Par contre il a trouvé un rapport qui parle de l’arrestation de mon père dans la zone des Nourrisseurs. Il semble avoir été surpris dans les serres et incarcéré. Il n’a pas trouvé le motif de cet emprisonnement et aucuns détails par la suite.
Nous restons pensifs quelques instants, à ruminer ses informations étranges. Quel lien uni les recycleurs aux nourrisseurs ? Des technologies on en fait pour toutes les castes même si peu veulent travailler pour les Nourrisseurs. Que faisait-il dans les serres ? A-t-il été missionnée pour travailler clandestinement sur une nouvelle technologie ?
Nous décidons d’enquêter un peu plus sur le sujet. J’avoue que je suis maintenant très curieuse de découvrir des choses sur ce père que je n’ai jamais connu. J’ai l’intuition que ce qui m’arrive est lié à son histoire mais impossible pour l’instant de comprendre de quoi il s’agit exactement. Je vais rechercher dans la zone de travail si je trouve trace d’une technologie inédite cela pourrait être un début de réflexion. De son côté Gérald va essayer de questionner mon grand-père et va continuer de fouiller dans la base de données. Nous devons être discrets et Gérald se fait du souci pour moi.
- N’en fait pas trop Agnès, il faut que ton travail passe avant sinon tu risques d’attirer l’attention.
- Je vais devoir retourner dans la zone de récolte dès que possible…
- Et comment comptes-tu faire ?
Je me contente de sourire.
- Ne t’inquiète pas je serais très prudente !
- Mouais…
Il n’a pas l’air convaincu. Il faut arrêter de sourire avec un masque, quand on n’est pas complétement sûr de soi l’autre ne voit que vos yeux faussement joyeux.
Le lendemain matin j’ai du mal à émerger du sommeil. Nous avons discuté tard et je suis encore fatiguée. Je me prépare rapidement, respire un grand coup et dès que Tadi arrive je lui demande de reprendre mon travail aux serres. Il paraît étonné mais accède à ma requête sans difficultés. Quelques jours plus tard je retrouve mon travail de cueilleuse. Je n’en reviens pas de la facilité avec laquelle je l’ai convaincu ! Il faut dire que je suis une vraie catastrophe pour les laborantins…
Je reprends vite mes habitudes et l’équipe de Kotori les siennes… Kéo et Assina, deux faux jumeaux, sont les pires, ces deux terreurs s’amusent à qui fera la meilleure farce. Je dois dire que de ce côté-là ils sont très imaginatifs… Je ronge mon frein devant leurs imbécilités et prend de plus en plus de distance pour travailler à mon aise. Malgré ça je ne compte plus les fois où je trouve des substances collantes au fond de mes gants ou que je me bats avec une plateforme capricieuse qui me balade à son gré. Cependant j’ai un objectif en tête et même la compétition ou les chamailleries entre nous me désintéressent. Je profite de chaque moment où je peux être seule pour explorer les différentes serres. Je m’intéresse surtout aux technologies présentes : peut-être pourrais-je reconnaitre la patte de mon père !
Je découvre une toute petite serre très ensoleillée. Un chemin de terre traverse la petite forêt d’agrumes et mène à un banc à côté d’une fontaine. L’endroit est paisible, je m’assois quelques instants. Au-dessus de ma tête montent les branches d’un grand oranger. Les fruits sont encore verts mais l’odeur est déjà présente. Je fini par m’allonger sur le banc les yeux perdus dans les feuilles, à écouter simplement le bruit de l’eau. La fontaine déverse une eau claire dans un large bassin. En me retournant sur le ventre je vois le reflet de mon visage auréolé des feuilles des arbres en ombre chinoise. Je suis la première surprise en me rendant compte que je suis bien. Oui je suis détendue, je me sens bien dans cette serre remplie de terre et de plantes ! A ce moment tous les mystères me semblent sans importance et je savoure cette espace de liberté que je m’offre. La lumière déclinante me pousse à partir : la fin de journée approche il faut quand même que je travaille un peu avant la pesée. Je retourne dans la serre des courgettes. Discrètement je reprends ma place sur la rangée. Cette pause m’a fait beaucoup de bien et je réussis à rattraper pas mal de mon retard.
La fois suivante je m’échappe de la cueillette lors de la pause et tombe sur une pièce qui n’est pas une serre mais une sorte de grotte. Les parois forment un dôme de pierre lisse. En laissant ma main en parcourir la surface je sens des veines plus froides. Du métal. Il y a comme un immense réseau de métal enchâssé dans la roche. Il devient très dense au centre, au plafond comme sur le sol. Au centre s’élève un rectangle de pierre recouvert d’une sorte de mousse. Curieuse je m’approche. La surface est très douce et invite à s’allonger. Je m’installe, la mousse m’entoure comme un cocon. Les lumières s’éteignent et je vois alors le veinage de cuivre étinceler dans la roche. J’ai l’impression d’être sous une pluie d’étoiles filantes. Je me sens partir dans le sommeil quand un bruit me fait sursauter. Un cri. Je me relève brutalement. Les lumières reviennent progressivement. Je me dirige à pas comptés vers la porte. En face une autre porte vient d’être ouverte. J’ai le temps d’apercevoir deux personnes entrer avant que la porte ne se verrouille derrière eux. Il ne faut pas que je traine ici je ne sais pas quand ils vont ressortir. Je retourne donc vers ma serre de récolte, l’air de rien.
Je décris à Gérald la pièce – grotte que j’ai visitée et le réseau de câbles qui la parcourait. J’en ai fait un croquis pour lui. Il l’étudie longuement avant de me le rendre :
- Je n’ai jamais vu quelque chose comme celle-là… mais c’est indubitablement du travail de recycleur très avancé.
- C’est en tout cas fait pour des humains et pas pour des plantes !
- Peut-être une sorte de salle de repos amélioré.
- Je vais continuer à chercher. Maintenant que j’y repense, ça ressemble beaucoup à ce qu’il y avait aussi dans la salle de la vasque dont je t’avais parlé. Le réseau était au-dessus de l’eau.
Je me débrouille pour continuer à chercher partout lors des pauses de travail aux serres. C’est assez facile car nous sommes une grande équipe et il y a de très nombreuses serres. Je peux me déplacer rapidement loin de tous pour toutes sortes de prétextes ; le tout est de faire de petites incursions pour revenir finir la journée en ayant fait une récolte honorable. Kotori jubile de me voir réduire mes performances. Gérald me conseille alors de maintenir mon haut niveau afin d’éviter un autre déplacement à une autre tâche. C’est difficile de garder un bon équilibre et à force de sauter mes temps de repas ou de repos je suis épuisée. Je me glisse dans les couloirs à la pause de midi mais de préférence le soir car les couloirs sont déserts. Je traine un peu après la pesée, prenant le temps de nettoyer et ranger mon matériel puis je file dès que les autres ne sont plus en vue. L’espace est immense et toutes les portes ne s’ouvrent pas avec mon pass. En une semaine il me semble n’avoir pu visiter qu’une demi-douzaine de pièce.
Je suis contrainte d’arrêter mes recherches faute d’avoir accès à toutes les zones. La récolte bat son plein et je suis très sollicitée. Hateya se joint parfois à moi et discute un peu. Kotori est en tête du classement officieux du meilleur cueilleur. Ma fierté m’empêche de le laisser gagner si facilement et je reprends un meilleur rythme de travail.
Deux semaines passent mais Gérald n’a pas de nouvelles à m’apporter. Il est de moins en moins disponible car son travail à lui aussi devient plus prenant et nous espaçons nos rendez-vous. Le quotidien prend le pas sur nos recherches et je me plonge pleinement dans mon boulot. Je retrouve la bonne fatigue due à l’effort et qui me permet de mettre un peu en pause mon cerveau.
Notre plan va se retourner contre moi de façon très inattendue.
Ce matin Tadi m’attends à la porte de ma cellule. Souriant il me tend une enveloppe :
- Félicitation Agnès ! de ta place au sein de notre caste !
Il me fait signe de l’ouvrir. Je l’ouvre avec circonspection. Quoi déjà ? On m’a déjà choisi un métier alors ?
« Cueilleuse ».
Je devais m’y attendre mais moi une cueilleuse ! J’interroge Tadi du regard.
- Tu viens d’être officiellement une Nourrisseuse Agnès ! Viens, il faut fêter la fin de ton apprentissage dignement !
Je retourne un peu sonnée dans la salle commune. Tout le monde y est rassemblé et se lèvent pour nous applaudir. Tadi passe une main protectrice sur mes épaules :
- Bienvenue chez toi Agnès.
Malgré la chaleur qui irradie de son bras et infuse dans tout mon corps je me sens minuscule et insignifiante à ses côtés. Serrant toujours mon enveloppe contre mon cœur je m’éclipse de la fête dès que possible bien trop intimidée par ce revirement de situation. Tadi voyant mon embarras me raccompagne jusqu’à ma cellule et fais une barrière de son corps aux félicitations trop intrusives. Après ses semaines d’indifférence il me semble que ces gens se sont soudain aperçus que j’étais là et s’est bien trop de ce que je peux encaisser pour le moment.
- Agnès, je sais que ça fait beaucoup de changements mais tu as été vraiment bluffante au travail et je suis fière de toi.
Je ne lève pas les yeux et rend grâce à mon masque qui cache le rouge qui enflamme mes joues.
- Tu es officiellement des nôtres aussi nous allons enfin pouvoir nous marier ! Tu verras je vais m’occuper de tout ne t’inquiète pas. Passe une belle nuit. A demain !
Alors là je suis soufflée. Les choses vont beaucoup trop vite ! A vouloir prouver ma valeur au travail voilà que je viens d’accélérer mon adoption et la procédure de procréation !
Lorsqu’il y a une affectation de procréation, et surtout dans une autre caste, il est nécessaire d’apprendre un métier pour devenir un élément productif et efficace pour le groupe. Je n’avais cependant pas réalisé que c’était la 1ère étape indispensable avant de lancer toute procédure de procréation. Si j’étais restée dans ma caste ce processus aurait surement été rapide car j’étais déjà apprentie d’un métier mais ici… ce temps d’adaptation m’a déjà demandé tellement. J’en ai presque oublié que le changement de caste n’est pas la seule nouveauté que je vais devoir affronter. Je commençais un peu à me faire à ce nouvel environnement et voilà qu’on me parle de nouveau de procréation. Ce mot que je voudrais oublier. Je me sens bien ignorante de ce qui m’attend. Je n’ai jamais été attiré par les enfants et de toute façon ce sont essentiellement les Passeurs qui s’occupent d’eux dans la journée. Il n’y a pas eu d’autres générations depuis la mienne et je ne suis pas familière avec ce que cela implique d’avoir un enfant. Je ne sais même pas comment on procède ! La panique monte en moi. Bien sûr je connais ce qui se passe dans un couple d’amour mais dans le cas d’un couple de procréation ? Je rougis en pensant à une quelconque intimité avec Tadi. N’a-t-il pas parlé de mariage ? Faut-il que je devienne sa compagne en plus de tout ça ? Heureusement la pilule de nuit interrompt cette torture mentale jusqu’au lendemain.