Chapitre 10 - Les poupées

Par Zig

La frustration... elle faisait vibrer les nerfs d'Armand. Tout allait si vite, évoluait avec la vitesse d'une tempête. L'univers débordait sans qu'il ne puisse trouver refuge, et chaque pas semblait l'enfoncer un peu plus sous l'eau.

Une eau trouble. Vaseuse.

Une voie sans issue.

L'atmosphère feutrée et intime du précédent tableau cédait maintenant la place à un couloir aux larges fenêtres lumineuses. Les longs carreaux montaient jusqu'aux plafonds, terminés par un demi cercle doré. Le sol se couvrait d'un revêtement qu'Armand ne connaissait pas mais qui semblait cher et de qualité. La surface, propre et lisse, lui renvoyait son reflet, le déformant en modifiant formes et couleurs. En levant la tête, le Fossoyeur remarqua également une rangée de miroir qui, tous, ne montraient que du vide. C'était comme si Armand vivait au milieu d'une illusion que seul l'écho des glaces pouvait déjouer.

Où qu'il posât les yeux, le nouveau venu ne pouvait voir que de la richesse : des couches et des couches de richesse. Les moulures ouvragées mangeaient le haut et le bas des murs. Les tentures lourdes coulaient en drapés élégants sur les sols nervurés. D'immenses lustres scintillaient dans le soleil sans chaleur, faisant éclater des diamants lumineux alentour.

Mais tout semblait faux. Trop parfait. Trop chargé.

Il n'y avait aucun bruit, ni aucun signe de vie.

Armand commençait à comprendre le mécanisme des tableaux et, désormais, il savait quoi chercher : un déclencheur. S'il avait bien cerné le fonctionnement des « domaines », il pensait pouvoir avancer sans trop de difficulté. D'après ses suppositions, les anciens Fossoyeurs imaginaient les tableaux comme des sortes de scénettes, qui s'activaient dès qu'un intrus arrivait sur les lieux. Il ne saisissait pas encore toutes les subtilités – le pouvait-il sans l'aide de M. Pierre ? - mais une chose était sûre : il devait aller au bout de chaque histoire pour passer à la suite. Une autre de ses hypothèses – un peu plus farfelue – supposait que les personnages rencontrés n'étaient autre que les précédents Fossoyeurs. Comment subsistait-il dans les tableaux ? Armand n'en avait pas la moindre idée mais, pour l'heure, il s'en moquait. Chaque chose en son temps.

Toujours immobile au milieu du vestibule, Armand continuait à fixer les miroirs, remarquant la réalité qu'ils renvoyaient : du béton, de la poussière, des bois pourris et des planchers miteux. Le vrai visage du monde derrière le voile polissé. Pourquoi le créateur – ou la créatrice ? – de ce monde avait-il choisi un décor si singulier ? Le message semblait trop évident pour ne pas cacher quelque chose de plus subtile.

De la même manière que dans l'univers précédent, Armand se mit en marche. Au moins il évoluait facilement, sans obscurité handicapante ni chemin escarpé à flanc de falaise. Le corridor se révéla plutôt court, et menait à un bureau austère sur lequel reposait une clochette et une lampe en mosaïque à bordures de cuivre.

« Le message est clair... »

Se fit-il remarquer avant de s'emparer de l'objet et de le secouer. Il n'entendit rien, et ne vit personne arriver. Dans le doute, il agita une seconde fois le bibelot : en vain.

« Voilà autre chose, s'étonna Armand. S'ils commencent à mettre des pièges, je ne vais jamais y arriver ! »

Curieux – et un poil impatient – le Fossoyeur contourna l'accueil pour fouiller les lieux. Il ne trouva rien : ni porte, ni item, ni même le moindre tapis à soulever. Circonspect, il se gratta la nuque et retourna à sa place, prêt à rebrousser chemin pour chercher un nouvel indice. Et il le trouva. Là. Juste à ses pieds. Dans une valise usée et grande ouverte. Armand n'eut même pas l'idée de chercher qui l'avait déposé là : il ne trouverait personne. Le monde évoluait par lui-même, déroulant son histoire.

De plus en plus intrigué – parce qu'il ne voyait pas où le tableau voulait le mener – Armand se pencha pour saisir l'objet contenu par le bagage. Ou plutôt les objets : des vêtements. Ses doigts glissèrent contre l’étoffe fluide et douce, avant de rencontrer la matière rêche d'un pantalon de bonne coupe.

« C'est vrai que mon pyjama ne colle pas vraiment à l'ambiance du lieu, je suppose. »

C'était confortable, soit, mais pas vraiment approprié dans le cadre actuel. Surtout qu'il portait toujours ses chaussons.

« Mais je ne peux tout de même pas me changer ici ! »

Non en effet, mais l'univers avait tout prévu et une cabine d'essayage s'ouvrait déjà à la gauche d'Armand.

« Oh, merci. Je suppose... »

En un rien de temps il fut dans l'étroit espace où il se débattit avec les tissus, les boutons et les fermetures éclairs. Sans surprise – même s'il aurait probablement dû en éprouver ne serait-ce qu'un minimum – la tenue était à sa taille et parfaitement coupée. De son point de vue, très subjectif, le blanc de l'ensemble faisait mal aux yeux. Aucune couleur n'égayait l'unité opaline du pantalon, de la chemise, du veston et de la veste. Tout : les boutons, le mouchoir de poche et jusqu'à la cravate étalaient la même teinte éclatante.

Aussitôt à l'extérieur de l'isoloir Armand eut le réflexe de chercher son reflet. Habitué à ses vêtements d'apprenti – plus pratiques qu'esthétiques – il se sentait gauche et engoncé dans sa tenue d'apparat. En levant les yeux vers les miroirs du plafond, le Fossoyeur ne vit rien d'autre qu'une forme floue. Son visage, ses mains, son être entier paraissait ondulé et brumeux, impossible à préciser.

« Dommage... j'aurais bien aimé savoir à quoi je ressemble ».

Cette fois le tableau ne prit pas en compte son besoin. Tout ce qu'il lui offrit fut un joli rond de soie – blanc, évidemment – pour attacher ses cheveux en chignon.

« Et pour mon bocal à Ghûls ? Je fais comment ? »

La réponse prit la forme d'un élégant sac à passer en bandoulière. Armand espérait secrètement pouvoir le conserver en quittant ce nouveau monde : c'était autrement plus pratique que la poche de son hoodie.

« Merci. Et maintenant ? »

Deux portes se dessinèrent sur le mur à droite, avant de s'écarter dans un grincement métallique. Armand apprécia la complexité des battants, ainsi que la décoration – chargée mais élégante – qui recouvrait l'intérieur. Ses doigts touchèrent la matière froide aux formes géométriquement travaillées. Là encore les miroirs comblaient l'espace, mais des miroirs toujours aussi peu fonctionnels : qui donnaient à voir du vide, du flou et de l'inconsistant.

Alors qu'il se plaçait au centre de la pièce, Armand fut déséquilibré par une secousse. Les portes se refermèrent lentement, provoquant chez le voyageur une désagréable impression d'étouffement. Bloqué dans une position d'attente, les sens aux aguets et prêt à fuir, Armand se laissa mener jusqu'au prochain chapitre de cette nouvelle histoire. Que pouvait bien lui réserver la suite ? Quel genre d'endroit l'attendait plus loin, au delà de la salle mouvante ? Il n'allait pas tarder à le savoir. Face à lui, de larges boutons s'éteignaient les uns après les autres, indiquant sa progression verticale.

Jusqu'au bout.

Jusqu'à l'ouverture.

Jusqu'à découvrir l'immense salon.

Lorsque Armand posa les yeux sur le nouveau décor, un frisson d'angoisse lui glaça l'estomac. Des formes humanoïdes se rangeaient de chaque côté des murs, parfaitement immobiles. L'ensemble offrait une vision perturbante : dangereuse. Les deux mains crispées sur la lanière de son sac d'emprunt, le Fossoyeur observait les lieux sans oser faire un pas. Les deux tableaux précédents s'étaient avérés mystérieux, déstabilisants, mais jamais menaçants ; ce n'était pas le cas de celui-ci. Quelque chose vibrait dans l'air, criant de se méfier. Une lourdeur anormale flottait sur les silhouette à droite et à gauche.

Une forme en noir l'attendait au bout de la ligne.

Armand fronça les sourcils et se lança dans l'inconnu. Vers l'inconnu. Il se trouvait trop loin pour pouvoir détailler la présence mais elle semblait petite et dégageait une aura forte, presque écrasante. Un bruit parvint à son oreille et il cessa tout mouvement, tournant la tête vers la provenance supposée. Il était quasiment certain qu'une des silhouettes avait bougé. Le temps qu'il se re-concentre vers la forme en noir, droit devant lui, cette dernière s'était volatilisée.

Le cadre aurait dû lui inspirer confiance parce que c'était beau. De douces lumières semblaient flotter au dessus du sol brun clair, lisse et propre, au point de renvoyer les reflets. Dehors le soleil – probablement faux, comme tout le reste – avait cédé la place à une nuit rapide, ce qui permettait aux éclairages de briller plus fort, mais avec assez de nuance pour installer une ambiance intime. L'immense salon prenait des airs de galaxie peuplée d'étoiles ; encadrée de tentures douces et élégantes. Des poutres droites et nues dessinaient l'espace aérien, offrant à la pièce une composition géométrique et fascinante. Avec un peu d'observation, Armand comprit que les ampoules tombaient des solives, suspendues par des fils légers et quasiment invisibles. A certains endroits d'immenses lustres projetaient des ombres dansantes en des points savamment calculés, au point que la lumière paraissait valser avec ses fantômes.

Tout compte fait, la rangée des silhouettes se révélait tout aussi fascinante. Il ne s'agissait pas d'êtres vivants mais de ce qu'Armand reconnut comme étant des mannequins. Il en avait déjà vu dans les magazines rapportés par Gigim et Utùg, lorsqu'il tournait les pages pour contempler les vitrines des commerces de papier. De ce qu'il comprenait, ces objets permettaient d'exposer les vêtements. Dans cette pièce se trouvaient aussi bien des formes féminines que masculines : les femmes à droite, les hommes à gauche. Comme rien ne se passait, le Fossoyeur prit le temps des les compter.

Un

Deux

Trois

Quatre

Cinq

Dix

Vingt

Trente.

Ils étaient trente. Trente mannequins présentés dans leurs plus beaux atours et qui fixaient le vide. En soi le terme « fixer » ne s'adaptait pas tout à fait à la situation puisque les poupées n'avaient pour tout regard qu'un vague creux ombré, sans une once de vie. Certains portaient des masques ouvragés – en dentelles, en métal ou dans une matière qu'Armand ne connaissait pas – tandis que d'autres conservaient leurs « visages » sans relief. Tous arboraient une tenue de bal digne des plus grandes réceptions. Femmes et hommes exposaient leurs jupes, jupons, vestes, vestons, caracos, longues ou courtes vestes, pantalons, chaussures vernies et bijoux d'orfèvres. Aucun ne portait de blanc ni de tenue aussi épurée que celle d'Armand.

Comme la silhouette noire ne pointait pas le bout de son nez – en avait-elle seulement un ? – Armand se mit à déambuler dans la salle de bal. En réalité elle s'avéra moins grande que ne le laissait présager ses lignes de fuite, en partie parce que des tables rondes l'encombraient en de multiples endroits. Il remarqua une grande estrade vouée à accueillir un orchestre mais qui, pour l'heure, n'offrait rien d'autre que du vide et une odeur de bois. Malgré tout, une large place restait disponible pour d'éventuels danseurs. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que, à un moment ou à un autre, les pantins se mettraient en branle pour animer le bal, et virevolter au sein du tableau. Armand aurait cependant aimé savoir si c'était à lui de les activer, ou si la scène allait se lancer d'elle-même, à force de patience.

« Je n'ai jamais dansé, se fit-il remarquer pour combler le silence. »

Il tourna la tête à droite puis à gauche, mais personne ne lui répondit. Dommage...

« Je me demande si c'est difficile à apprendre »

Toujours rien. Il tournait sur lui-même, laissant ses bras se balancer sans logique : mous et libres.

« Je me demande si quelqu'un pourrait m'apprendre ? »

Se risqua-t-il, à tout hasard. Mais sa ruse ne fonctionnait toujours pas, et il monta maladroitement sur l'estrade, en s'appuyant sur ses bras. Peut-être aurait-il été plus avisé de prendre l'escalier de service...

De là où il se trouvait, Armand avait une vue panoramique sur la salle et ses habitants. Il n'en était pas sûr mais il lui semblait que certains changeaient discrètement de posture. Oh rien de flagrant : une jambe plus avancée, une main plus proche du visage ou même une tête légèrement tournée mais... tout de même... le monde paraissait moins immobile que prévu.

« Je vois... Vous êtes probablement timides. »

Ce qu'il concevait facilement.

« Il faut dire aussi que l'absence de musique n'aide pas ».

Il devait activer le mouvement mais comment faire ? Aucun instrument ne se présentait à sa vue, et pas un seul des mannequins n'avait l'apparence d'un musicien.

« Ne comptez pas sur moi pour chanter »

Prévint-il, de plus en plus à son aise. Comme les poupées ne le menaçaient pas, rien ne l'invitait à se méfier. Il en venait même à se demander ce qui avait pu l'effrayer en arrivant sur place.

« Et si j'utilisais la magie ? »

Fonctionnait-elle seulement ? Armand soupira lorsqu'un détail lui revint en mémoire : il ne possédait pas les carnets de M. Pierre puisque Féval les avait pris. Et Féval se trouvait bien loin d'ici.

Calmement, avec cette assurance qu'il acquérait depuis son entrée dans les Domaines, Armand ferma les yeux pour s'ouvrir aux sensations. Lorsqu'il avait activé les tableaux – pour déverrouiller l'entrée du monde des Fossoyeurs – l'apprenti ne maîtrisait pas pleinement sa conscience mais, étrangement, il se représentait encore le bien-être qui avait apaisé son esprit. Si Armand se souvenait bien, Molly avait évoqué le fait que M . Pierre ne possédait aucune prédisposition à la magie, et que ses carnets lui étaient donc essentiels mais... Armand en avait-il besoin ? Cette puissance qui vivait quelque part en lui continuait de battre sous sa peau, juste à portée d'usage, et il n'avait peut-être qu'à faire un pas dans sa direction pour puiser à la source.

Il frotta ses mains, sensible au bruissement de la peau en friction. Il assimilait son souffle, ce vent intime et doux qui gonflait comme une mélodie. La salle se pétrifiait de silence, oui, mais il existait assez de sons en lui pour créer quelque chose. En ouvrant la bouche, le rythme changea. Il ne vibrait pas du battement rythmique du cœur mais son pied, lui, commençait à marquer la mesure. Quelque chose de chaud et rassurant prenait de la place dans le creux de son ventre, et il reconnut cette force. En inspirant il la fit monter puis bloqua l'impulsion pour marquer un silence. Son soupir libéra le vent qu'il modula par les lèvres tandis que la puissance lui picotait les doigts et les joues. L'énergie qui l'habitait enflait comme une voile sur la mer, prenait une ampleur colossale dans le secret de son être. La fluence avec laquelle croissait la magie lui permit de se sentir fort, libre, maître de tout.

C'est à ce moment que le violon tira sa première note.

Et que les mannequins esquissèrent un pas.

Fort de son succès, Armand poursuivit son travail, laissant la magie transformer son corps en orchestre. Il advint un moment où la mélodie n'eut plus besoin de lui et il put la laisser s'ébattre, lâchant le bride. Jamais le Fossoyeur n'avait vécu aussi fort. Il souriait. Heureux. Entier. Le puzzle de son existence avait trouvé une pièce manquante et le trou hurlait moins.

En rouvrant les yeux, Armand fut aussitôt happé par les mouvements des pantins. Animés par la musique, ils suivaient une chorégraphie minutieuse et ces objets désincarnés évoluaient avec la grâce de l'humanité. Leurs visages éteints se chauffaient à la lueur des ampoules et des ombres d'expression se peignaient sur la face unie. Comblé par la magie qui se dégageait de l'instant – et qui s'entretenait elle-même – Armand prit place au bord de la scène, observant le ballet des automates. Pour commencer, les silhouettes se saluèrent dans de belles arabesques des bras tandis que leurs genoux se pliaient souplement, approchant les bustes plus bas. Les hommes, dans une parade toute volatile, prirent ensuite de l'envergure vers le haut, la main aux sommets, alors que les partenaires tournaient sur elles-même avec la virevolte du flocon. Quand les mains se joignirent pour entamer une ronde cadencée, Armand sentit son sourire prendre de l'ampleur. La féerie croissait aussi bien à ses pieds que dans son corps, au point qu'il laissait rebondir son regard sur le moindre détail, simplement pour alimenter le feu qui l'apaisait. Il n'y avait pas de parole cette fois, et il appréciait, savourait. Ce que le maître de ce domaine avait à offrir vibrait d'une autre manière. La leçon que prenait le Fossoyeur se passait de mots : ne vivait que la joie des corps et la puissance du mouvement.

Les morceaux s'enchaînaient, les danses aussi. Armand ne connaissait aucun nom ni aucun pas, ce qui ne l'empêchait pas de savourer. C'était beau. Point. Pas besoin de savoir pour apprécier.

Jusqu'à ce que l'air se mette à hurler.

Déchirure.

Déchirante.

Les mannequins se stoppèrent net avant de s'écarter d'un pas, complètement mélangés. Le tableau ne se réinitialisa pas et la fluidité des danseurs céda la place au chaos.

Parce qu'elle était là.

Femme en noir.

Non.

Petite fille en noir.

Elle attendait, à moitié cachée derrière la masse des pantins. Immobile.

Cette mise en scène faisait-elle partie du tableau ?

Non. Armand savait que non. Le ton ne collait pas. Rien ne collait.

Et le cri avait assassiné sa magie. Tué un bout de lui qui ne reviendrait pas.

Puisqu'il ne savait quoi faire d'autre, Armand se laissa glisser au bas de l'estrade. Aussitôt qu'il posa pied à terre, les mannequins tournèrent la tête d'un bloc. Les nuques raides grincèrent sèchement tandis que le Fossoyeur s'immobilisait, immédiatement sur ses gardes. Les objets – qui avaient perdu toute trace de chaleur et de vie – restaient pendu à ses gestes.

La petite fille ne bougeait pas. Cette fois elle n'avait pas profité de la situation pour s'évaporer.

Elle attendait toujours.

Armand prit une grande inspiration, repositionna sa sacoche puis, non sans appréhension, il se dirigea vers l'inconnue. A sa grande surprise, les mannequins n'esquissèrent aucun geste dans sa direction. Rassuré – à peine – Armand reprit sa progression. Ses mains tremblaient et ses jambes flageolaient au point qu'il pensait s'écrouler avant d'atteindre son objectif. Terrifié par la perspective de voir les pantins bouger, l'apprenti magicien évitait au mieux, essayant de ne rien frôler.

Pourtant ils bougeaient quand même.

Pas grand chose.

Un orteil.

Un doigt.

Mais Armand les sentait brasser l'air chaque fois qu'il tournait le dos.

Devant lui elle l'attendait encore. Elle gagnait en précision. Il pouvait désormais la décrire, comprendre que son visage se cachait derrière un voile pas tout à fait opaque, et qu'elle était vraiment petite.

Qu'elle lui rappelait quelqu'un, sans qu'il ne se souvienne qui.

Une jumelle.

Un complément.

Arrivé face à elle, tous les muscles crispés par la tension ambiante, le Fossoyeur remarqua qu'il faisait deux bonnes têtes de plus. Pourtant il se sentait tout petit. Dominé.

« C'est vous ? Qui avez créé tout ça ? »

Le tutoiement ne lui venait même pas à l'esprit. Trop de respect. Trop de peur.

Marbré dans son immobilité de statue, la petite fille ne répondit pas, amplifiant le malaise de son interlocuteur. Il ne voyait pas les yeux derrière le crêpe, et une mantille recouvrait sa chevelure d’ébène.

« Vous pouvez m'aider à... »

Les mots moururent sur le bord des lèvres, alors même qu'ils avaient franchi l'épreuve de sa gorge.

La petite fille levait la main. Pas très haut, à niveau d'épaule. Juste de quoi faire comprendre à Armand qu'il n'avait plus le droit de parler. Pas en sa présence.

« Dis-lui de me le rendre ».

Une voix ni froide ni chaude. Ni superficielle ni profonde. Unique et à la fois plurielle. Elle clouait Armand sur place, le privait de sa volonté et de son courage.

Plus le Fossoyeur.

Plus l'apprenti.

Pas même Armand.

Rien. Réduit à néant par un ordre. Un seul ordre.

Répété.

« Dis-lui de me le rendre ».

Le malheureux essaya d'articuler une question : en vain.

« Il est à moi »

Insista la présence. Implacable.

« Elle me l'a pris et je le veux. Il est à moi ! »

L'éclat de colère partit vers les miroirs avant de rebondir sur les surfaces, s'étalant dans toutes les directions au point de se répéter sans fin. Jusqu'à ce que la petite reine le récupère dans sa main. Et l'écrase. Comme elle écrasait tout par sa seule existence.

Le calme céda la place à une capricieuse tempête. L'enfant tapait du pied et et crispait les poings, trépignant d'une colère dont Armand ne cernait pas l'origine. Était-ce une corruption du Domaine ? Comme l'effondrement du premier tableau ?

Armand parvint à passer la langue sur ses lèvres, les humidifiant avant de forcer le passage des mots. Il avait l'impression que ses phrases s'agglutinaient dans sa gorge, menaçant de l'étouffer. S'exprimer relevait du défi et, pourtant, il parvint à articuler :

« Je ne sais pas... »

Ses cordes vocales crissaient comme un graviernsous une semelle neuve. Les syllabes lui déchiraient le larynx.

« Pardon ? s'étonna l'enfant.

Je ne sais pas... de quoi... vous parlez ».

La fureur se déclencha avant même qu'il termine sa phrase. Derrière le voile, la bouche aspira violemment l'air, plaqua le tissu en arrière. L'ombre du regard perça le rideau de dentelle, lançant une malédiction qui ne présageait rien de bon.

Le premier mannequin percuta le dos d'Armand et la fille s'évanouit dans les airs. Autour du Fossoyeur, les couples mécaniques reprirent une danse lourde et imprévisible. Les ronds de jambe et les arabesques se heurtaient à la raideur des membres. Les mannequins se percutaient avec violence, aveugles et sourds, coupés du monde et des autres. Débordé par la situation, Armand cherchait un moyen de fuir le carnage. Les bras et les jambes des créatures bougeaient dans tous les sens, ballottés avec une force qui pouvait briser les os. Chaque contact entre une main et un élément de décor finissait par des éclats et des débris. Des tables gisaient au sol à proximité du verre des lampes. Les mannequins, complètement désorientés, se cognaient, s'embrochaient, perdaient des membres et marchaient sur les têtes désolidarisées.

Si fuir apparaissait comme la meilleure des solutions, elle n'était pourtant pas facile à mettre en place. La silhouette dégingandée d'Armand ne passait pas inaperçue et même si les danseurs ne le visaient pas particulièrement, ils n'en heurtaient pas moins sa longue carcasse. Les coups portés paraissaient de plus en plus violents au Fossoyeur. Un coude avait fendu sa lèvre. Un genou mal placé dessinait un large souvenir sur sa cuisse. Son poignet – tordu par des doigts en quête de partenaire – lui faisait un mal de chien. De plus en plus douloureux, de plus en plus incertain, le malheureux fuyard essayait de trouver une issue. Pouvait-il mourir dans le Domaine d'un autre ? Quelque chose lui disait que oui... Et il n'avait aucune envie de vérifier cette hypothèse.

A ce stade de la lutte, l'estrade offrait le meilleur refuge. Dans un dernier effort désespéré, avec un acharnement qu'il se découvrait, Armand se hissa jusqu'à la scène. Partout le bois présentait impacts, éraflures et trous. Des lames du parquet gisaient en plusieurs endroits et même les rideaux n'avaient pu échapper à la folie des pantins. Pourtant, malgré tout, aucun des danseurs ne parvenait à grimper sur la zone de spectacle.

Armand s'effondra au centre de l'estrade, épuisé par sa fuite. Son cœur battait si vite qu'il empirait les douleurs de sa poitrine. Une toux d'effort le secoua, remuant ses cotes mal en point et lui tirant une grimace. Dans la salle le chaos gagnait en intensité, atteignant des niveaux démentiels. La folie régnait, agitait les poupées de plastique prisonnières d'un cauchemar irréalistes. Le Fossoyeur parvenait à ressentir leur peur, leur incompréhension, mais aussi une forme de déception. C'était comme si les pauvres objets se sentaient trahis, abandonnés par la magie qui aurait dû les protéger et qui, finalement, les brisait. Plus que la douleur physique, la perception de tout cet abattement plongeait Armand dans une tristesse qu'il n'endiguait pas.

« Je suis désolé, souffla-t-il en desserrant sa cravate. Je promets de vous réparer un jour ».

Trop submergés par leur incontrôlable sarabande, les mannequins n'entendirent certainement pas. Tant pis. Le Fossoyeur, lui, n'oublierait pas. Il tenait ses promesses, la même que celle faite au vieil homme de la falaise, et à la femme sans âge : celle de revenir.

Alors qu'il se demandait comment sortir du pétrin, un bruit d'effondrement attira l'attention du voyageur. En cherchant du regard, Armand repéra une danseuse qui venait de foncer dans un mur. Sous le choc le plâtre s'était disloqué avant de tomber au sol, révélant une haute porte en bois. L'heure n'était plus à l'hésitation et, malgré son corps meurtri, le blessé chuta de l'estrade et courut de toutes ses forces, ragaillardi par l'issue qui s'offrait à lui. Aussitôt sa course activée, les mannequins survivants se tournèrent d'un bloc avant de se jeter à sa poursuite. Leurs mains battaient le vide dans l'espoir de le retenir et ils se marchaient les uns sur les autres, émettant des craquements écœurants. La masse grouillait. Puait la peur de l'abandon. Armand n'en pouvait plus. Une douleur sur le bord du ventre. Les jambes en coton. La souffrance partout.

Un saut. Le dernier. Prise d'élan.

La porte s'ouvrit avant que l'épaule ne la touche.

Armand percuta de plein fouet le sol rocheux.

Il resta là, joue contre terre. Un gémissement franchit ses lèvres : sa seule plainte.

Il aurait pu pleurer.

Il aurait dû pleurer.

N'en éprouvait pourtant pas l'envie.

Comme ses oreilles bourdonnaient, le Fossoyeur mit longtemps avant d'entendre, avant de comprendre. Il n'était pas seul dans cette nouvelle pièce. Face à son regard un peu flou, deux petites pattes griffues patientaient. Des pattes noires. Veloutées de poils. Des moustaches chatouillèrent sa joue et il prit le temps d'humecter ses lèvres avant de souffler :

« Je suis tellement content de te voir, Molly ».

Un froid bienvenu l'enveloppa, anesthésiant la brûlure de ses blessures.

« Toi aussi, Féval ».

S'ils répondirent à son soulagement, Armand ne les entendit pas. Il avait mérité une courte pause, non ?

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Dragonwing
Posté le 25/10/2022
Eh ben, ce voyage à travers les tableaux n'est pas de tout repos ! Non pas que je m'attendais à autre chose. Si j'ai trouvé la femme à la chandelle un peu inquiétante (impression curieusement atténuée par la naïveté d'Armand, qui ne lui a laissée aucune prise pour basculer dans quelque chose de plus dangereux), ce tableau-ci était autrement plus menaçant. Je trouve ça intriguant que, que ce soit dans ce chapitre ou dans le précédent, Armand ressente une sensation de familiarité devant les propriétaires des domaines. Je me demande si c'est dû à son statut de Fossoyeur ou si c'est quelque chose qui lui est plus personnel. En tout cas ces tableaux laissent planer beaucoup de questions. Je les vois comme des morceaux de l'histoire de leurs créateurs et créatrices, et comme nous ne voyons que cette petite fraction, le reste de leur histoire nous échappe. Cela crée un effet un peu triste, comme un abandon.

Contente qu'Armand ait retrouvé ses deux compagnons ! Ça fait du bien de le voir se prendre en main, s'assumer, et même découvrir ses propres aptitudes, mais quelque chose me dit qu'un peu d'aide sera la bienvenue pour la suite.
Zig
Posté le 03/11/2022
Eh oui ! Armand s'est vraiment bien débrouillé avec la Femme à la lume et, sans lui, les choses auraient pu autrement dégénérer...
Je ne m'y attendais pas lorsqu'Armand a vu le jour, mais ce petit a un caractère que j'apprends à aimer au fur et à mesure que je le découvre. C'est peut-être parce que j'ai vieilli entre le prologue et le dernier chapitre, mais j'apprends à aimer son côté doux, calme et un peu naîf...
J'espère que ça ne va pas lui jouer des tours.
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