Chapitre 11 - La Salle aux portes

Par Zig

Armand rêvait de dormir. La joue aplatie sur le sol, il appelait de ses vœux une inconscience qui ne venait pas. Si rien n'était cassé ou durablement endommagé, la souffrance suffisait à le garder éveillé et l'empêchait de se concentrer.

Molly s'était roulée à ses côtés en attendant que le Fossoyeur s'égaye tandis que Féval, moins tangible, agitait furieusement son corps brumeux. Encore vif, Armand suivait du regard le mouvement hypnotique de la Ghûl. Il ne parvenait pas à définir si la houle l'apaisait ou lui collait la nausée.

Petit à petit, Armand parvint à reprendre le dessus et écarter la douleur. Repoussant doucement le corps de Molly, il se redressa sur un coude avant de se tourner sur le côté et de se positionner en assise. Aussitôt Féval prit forme face à lui, l'air profondément inquiet. Débordé par ses émotions, le monstre peinait à prendre sa forme humanoïde. Son « visage » esquissait des yeux vides et l'ensemble de sa mâchoire apparaissait en pendant. Les muscles fumeux se construisaient puis se délitaient, grouillant comme une nuée d'araignées fantomatiques.

« Calme-toi, lui intima le Fossoyeur. Je vais bien »

La Ghûl poussa un grognement à mi-chemin entre l'animal et le tremblement de terre : quelque chose de bestial et d'élémentaire. A peine plus formé, il se tourna vers Molly pour lui reprocher :

« Nous n'aurions jamais dû l'amener ici. Ce n'était pas prévu.

Il a ouvert les tableaux seul, lui opposa froidement l'animal. Nous n'avons fait que suivre ».

Une colère profonde assombrit les lieux, au point de placer Molly en position de défense, et d'accentuer la nausée d'Armand. La bouche de Féval – seul élément physique à garder de sa consistance – montrait des canines grandissantes. Prêtes à tuer.

« Je ne savais pas que les Domaines déraillaient, tonna le monstre. Nous devons rentrer. MAINTENANT ».

Molly feula et Armand fronça les sourcils, agacé.

« Nous ne pouvons pas faire marche arrière, lui rappela la chatte. Maintenant que nous sommes engagés sur la voie nous devons continuer.

Pas si ça met Armand en danger. Je démonterai cet endroit pierre par pierre, s'il le faut ».

Le Fossoyeur se souvint des paroles de Gigim : les Ghûls possédaient bien des pouvoirs, mais pas celui de nuire durablement aux Domaines. Malgré tout, la colère de Féval fissurait le revêtement au sol. Les fêlures laissaient échapper une odeur noire et nauséabonde : une odeur de mort et de menace. Cible directe de l'hostilité, Molly recula pour mieux sortir les griffes. Encore marqué par ce qu'il venait de vivre dans le tableau précédent, Armand ne comprenait pas cette confrontation. Que s'était-il passé durant son absence ? Féval reprochait-il vraiment à Molly de l'avoir amené ici ? Ça n'avait absolument aucun sens.

Comme la tension ne redescendait pas entre ses deux amis, le Fossoyeur rassembla ses forces pour se relever complètement.

« J'ai décidé d'entrer dans les tableaux, rappela Armand. Tu n'étais pas là quand j'ai pris cette décision, Féval, et Molly n' a fait que suivre ».

Le ton du Fossoyeur était assez ferme et confiant pour calmer le monstre. La progression des fissures s'arrêta net et la pièce gagna en luminosité. Surpris par l'opposition, Féval tenta de former un œil au milieu de ce qui semblait être son front. Le globe – dépourvu de paupière – tournait étrangement dans le flou grisâtre des os et de la chair.

« Je suis responsable de mes actes et de mes gestes, poursuivit Armand, et je n'ai pas besoin que tu m'enfermes dans une cabane comme l'a fait M. Pierre ».

Évoquer son maître fit mal. Toujours cette douleur diffuse dont la crête affleurait parfois l'écume de son aventure. Mais, pour la première fois, l'incompréhension se mêlait à la peine.

« Je ne sais pas quel âge j'ai. Je ne connais rien de mon passé ni de mon avenir. Je ne suis même pas sûr de savoir à quoi je ressemble ni ce que je... suis ».

Au fil des mots, les contours de Féval se précisaient, lui dessinant les traits qu'Armand connaissait.

« Mais s'il y a une chose dont je suis certain c'est que j'ai entamé ce voyage de mon plein gré, sans rien vous demander à Molly et à toi. Que vous soyez là ou non ça ne change rien. »

Le « regard » de Féval s'écarta de son ami pour se poser sur Molly, avant de revenir vers Armand. Difficile de savoir s'il se sentait coupable ou s'il tentait de juguler la colère restante.

« Je me suis fait la promesse de retrouver M. Pierre et maintenant... maintenant j'ai une quête encore plus importante. Je ne laisserai pas le vieil homme de la falaise séparé de sa fille, ou la femme rester seule dans le noir, ni même les pantins valser sans musique. Je ne sais pas combien de personnes ou d'objets je vais encore croiser avant d'arriver au bout mais je prendrai le temps de connaître chacun et de leur faire à tous et à toutes la même promesse : les aider. Leur monde est en train de s'effondrer. Quelque chose détruit leur maison... »

Quelque chose ou quelqu'un, songea rapidement Armand en pensant à la petite fille en noir.

« J'ai perdu une partie de mon chez moi : je sais quel effet ça fait de voir son univers disparaître.

Ce ne sont pas de vraies personnes, expliqua doucement Molly. Ce ne sont que des souvenirs et des fantasmes.

Et alors ? s'agaça Armand. Ma vie aussi est composée de souvenirs et de fantasmes. Je comprends. Je sens. Tout ça, autour, ce sont des morceaux de vie créés par des gens comme moi. Il y a. tellement de peurs, et tellement d'espoirs et tellement de beauté... C'est l'âme de quelqu'un qui réside dans chaque tableau et si tu n'es pas capable de la sentir ce n'est pas mon problème. Peut-être que les « vraies personnes » n'ont pas d'intérêt, dans ce cas. »

Plus les mots sortaient et plus les yeux de Molly fuyaient. Sa queue s'agitait nerveusement alors que Féval se faisait plus petit et plus penaud. Les deux êtres n'avaient jamais entendu Armand parler avec telle énergie.

Comme aucun de ses interlocuteurs ne réagissait, Armand se mit en tête d'explorer l'endroit où ils se trouvaient. Il concluait l'échange sans commun accord, imposant la marche à suivre. De la même manière que Féval et Molly ne lui avaient pas manqué au cours de son périple, leur retour ne lui apportait aucune joie non plus. Le poids rassurant du bocal dans sa sacoche – qui n'avait pas disparu après le départ de la salle de bal, pas plus que ses vêtement, heureusement – lui apportait un réconfort supérieur au retour du chat et de la plus âgée des Ghûls. Armand ne savait pas pourquoi et ne voulait pas y réfléchir pour le moment. Il avait trop mal pour se concentrer sur plusieurs choses à la fois.

Malgré la douleur lancinante derrière ses yeux et à l'arrière de son crâne, le Fossoyeur parvenait encore à se focaliser sur son environnement. Ce qu'il détailla lui tira un sourire.

« C'est un raccourci, n'est-ce pas ? »

Le message lui semblait clair : la pièce – parfaitement ronde – couvrait ses murs de portes. Armand sentait que chaque ouverture menait vers un nouveau tableau.

« Je suppose, confirma Molly tandis que Féval gardait le silence.

Mais comment savoir laquelle nous rapprochera de la fin des Domaines ? s'interrogea Armand, plus pour lui-même qu'autre chose.

On peut aussi supposer que cet endroit est un piège, fit remarquer le chat. Vu ton état tu as constaté la même chose que Féval et moi : les territoires dégénèrent. »

Le Fossoyeur ne l'écoutait pas, continuant à réfléchir. Ce qu'il voyait le perturbait : un cercle infini composé de centaines de portes. L'espace semblait petit quand il se trouvait au centre et pourtant, dès qu'il se déplaçait, les formes se démultipliaient pour donner naissance à de nouvelles issues. Armand remarquait toutes les formes, toutes les tailles et tous les styles. Les époques se rencontraient dans un rangement bigarré et anachronique.

Il posa la main sur le bois vermoulu d'une porte très abîmée. Le matériel battait doucement sous ses doigts, envoyant un flux de vie chaude. Un sourire remonta les pommettes d'Armand et il sut que les Domaines lui envoyaient un signe. Il n'avait pas trouvé ce raccourci, on le lui avait indiqué.

S'offrant tout le temps du monde, le Fossoyeur prit contact avec chaque nouvel accès. Un murmure tendre s'échappait des lieux, soufflant les résumés d'une longue histoire. A son tour Armand caressait, promettait, encore : de venir visiter chaque endroit, de lui redonner les couleurs perdues. Il comprendrait les mécanismes, traquerait les erreurs et les réparerait les unes après les autres, avec la patience de celui qui chérissait le quotidien.

Féval et Molly ne bougeaient plus, attentifs au moindre geste. Même leurs souffles se bloquaient dans leurs trachées, arrêtés par cette magie viscérale qui épousait l'endroit. Un frisson parcourut l'échine du félin et Féval sentit les regrets dévorer des parties inexistantes de son être.

Après avoir observé une dizaine de portes, Armand se figea soudainement. La place sur laquelle il venait de poser la main n'était qu'un immense dessin d'enfant. Si toutes les parties d'une porte étaient représentées, elles ne possédaient aucune proportion correcte ni aucune symétrie. Les couleurs se mélangeaient en dépassant les lignes, bavant sur les murs alentour. La poignée perdait sa forme ronde pour des contours approximatifs et les gonds prenaient un espace trop exagéré.

« Ici ».

Il ne savait pas si c'était l'endroit où ils devaient se rendre où s'il le désirait simplement. Sous ses doigts le dessin ne vivait pas, muet. Armand passa la pulpe de l'index sur un trait plus épais et il s'estompa, trop fragile pour rester durablement sur la pierre.

« Je ne sais pas si... »

Commença Molly, vite arrêtée par un geste de Féval. Contrairement à l'animal, la Ghûl avait parfaitement compris qu'Armand ne les écouterait pas.

Toujours guidé par son instinct, Armand essaya d'agripper la poignée mais elle resta plate, condamnée à la 2D. Placidement, le voyageur leva la tête, repérant une barre horizontale au dessus du linteau. Son regard poursuivit l'ascension jusqu'à remarquer le plafond : un ciel orageux s'insérait entre quatre tour crénelées. Dans l'une des tours, Armand entendit la cloche.

Sans plus hésiter il sauta vers la barre pour se hisser. Les muscles tremblèrent un peu avant de se durcir et de l'élever, de le rapprocher des nuages blancs, gris, noirs et percés de bleu. La découpe des créneaux le fascinait, aspirait son attention dans un émerveillement enfantin.

« Armand ! »

Il n'écoutait pas.

« Armand ! »

Peu lui importait. Son épaule activait le mouvement, portait le bras puis la main, qui se déroula vers la verticalité. Il découvrait la pluie sur les rides de sa paume, le froid glacial qui gelait ses doigts. Des sensations bien connues. Mais quand ?

Le haut devint le bas et il dut fermer les yeux, prit par le vertige d'un basculement trop soudain. Son estomac remonta tandis qu'il chutait. Le haut de son dos percuta violemment le sol, répercutant le choc dans l'ensemble de sa colonne. Toutes ses douleurs – effacées par la magie des portes – se réveillèrent en même temps, lui tirant un cri de détresse.

Il pleuvait à verse. Les gouttes rebondissaient à terre, renvoyées dans toutes les directions avant de mourir dans les flaques. Ses cheveux lui collaient au visage et il grelottait, les doigts déjà fripés par l'humidité. Un bruit mou ainsi qu'un air glacé firent comprendre à Armand que Féval et Molly venaient de le rejoindre.

Le Fossoyeur se redressa avec peine, l'eau infiltrant ses chaussures inadaptées. Un vent fort le faisait tanguer et il eut du mal à avancer. Un pas après l'autre. Jusqu'au bord.

« On est au sommet d'une cathédrale »

Fit remarquer Féval. Une information dont Armand n'avait pas besoin parce qu'il savait déjà. Il avait compris.

Des mots de vent confirmèrent ses soupçons. Les cloches le saluaient.

 

Bon retour à la maison.

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