La première chose qu’elle vit en entrant dans la salle du conseil, bien avant son père, assis sur la chaise au bout de table, excédé d’avance, ou bien encore Harold, froid et flegmatique, et Finn, agacé, le regard braqué sur elle, ce fut le sourire d’Oléna. Ce rictus complice lui donnait l’impression que le droit de se montrer insolente lui était donné, et pour cette raison, elle prenait place à l’opposé du Roi avec un sourire en coin, ne se souciant guère des convenances en s’affalant plus qu’elle ne s’assit sur son siège. Armand se tint bien droit à ses côtés.
« Et donc, pourquoi me convoquer ?
— Pourquoi ? réagit son père, presque abasourdi.
— Bah, j’ai arrêté un Opéra, et je l’ai éliminé de ma propre lame, je ne sais pas ce que vous attendez de plus, en vérité.
— Cette longue fuite avant de t’y résoudre, la justifies-tu ? Encore heureux, que tu aies tué cet Opéra, cela aurait commencé à faire beaucoup de trahisons. »
Elle considéra le traître qui avait sûrement dû parler de la fameuse fuite un instant, lequel ne soutint même pas son regard, occupé à admirer la carte avec un profond sérieux. Emily put y voir un sourire aussi bien que s’il l’avait montré.
« Il y avait trop de gens autour, et je respecte assez la vie des Opéra, peu importe leurs actes, pour m’autoriser à éteindre leur flamme dans la paix et non la peur. Mes excuses, c’est la faute à mon manque de sang-froid, peut-être, je comprends au moins là-dessus qu’il aurait été plus noble de le conserver… Mais navrée, père, je reçois tant d’insultes chaque jour, au bout d’un moment, eh bien, mince, je commence à souhaiter le bonheur de ceux qui m’entourent. Finalement, votre méthode d’éducation s’est avérée rayonnante !
— Je pense qu’il serait judicieux de demander à mes soldats, et témoins, si les insultes en question se trouvent avec nous, dans cette pièce, car je n’en ai pas souvenir, ironisa Harold.
— Alors vous venez simplement de révéler à cette table que vos paroles étaient au versant de vos signes jusqu’à présent. Vous avez bien profité du fait que je sois la seule à pouvoir les “entendre”. Hier même, j’ai fuis avec cette enfant pour cette raison, à cause des propos irrévérencieux de Harold qui voulait torturer l’enfant pour me punir. »
Une lueur de surprise transparut dans les iris du chef des armées. Le temps d’une petite seconde, il se prit d’un sourire, et Emily lui jeta un clin d’œil. Il n’était pas le seul à avoir de la ressource.
« Eh bien ? Armand Opéra, votre maîtresse dit-elle vrai ? Les signes de Harold étaient-ils insultants ? »
Le concerné ne répondit pas avec les mains en prime, mais son signe affirmatif de tête fut lancé avec si peu d’hésitation, et le Roi s’affala sur son siège avec tant d’agacement qu’elle sut qu’il avait menti pour elle. Et nouveau sourire fulgurant de la part de Harold, ce qui ne serait pas arrivé dans le cas contraire, elle en était certaine.
« Harold Mi, que je ne vous y reprenne plus.
— Naturellement, j’ai eu l’audace de croire que la princesse allait épargner l’Opéra, et j’ai montré ma déception un peu trop promptement.
— Bien. Certes. Et te concernant, Emily, ton hésitation quant à l’éliminer n’est pas digne de la soldate que tu te vantes de vouloir devenir.
— Ça restait un enfant, en tout cas.
— Mais qui a déshonoré son peuple.
— En voulant fuir la condition d’esclave dans laquelle vos ancêtres ont eu la générosité de les mettre ? »
Tout prit soudain une inquiétante immobilité autour de la table. Le sourire d’Oléna était bancal, la gêne était générale, et le rictus de Harold était plein d’amusement – ce qui n’était pas bon signe. Alors qu’elle aurait envisagé le contraire, Armand était peu ou prou blasé de la voir user de cet argument.
Quoi ? C’est pas ce que tu voulais, que je parle des Opéra ? Faudrait savoir.
« Emily…
— Oui ? Vous avez un problème père ? reprit-elle quand le roi voulut attirer son attention.
— Oui, et tu en es l’incarnation sous sa forme la plus tragique.
— J’en suis chagrine.
— Je ne pourrais jamais accepter une Reine aussi irresponsable.
— Pour avoir de la compassion pour des êtres vivants, eh bien !
— Les Opéra ne sont pas des êtres humains qui méritent autant de considération que nous.
— Répétez ça ! » Emily s’était levée d’un coup. Elle écrasa ses poings contre la table, mais personne n’eut la moindre réaction d’intimidation. Cette fois, son ami eut bel et bien une forte réaction de sincérité à son agissement, mais en cet instant, faire plaisir ou non à Armand lui était complètement sorti de la tête. Elle signa du plus violemment qu’elle le put.
« Ces Opéra ont plus de valeur que vous n’en aurez jamais ! »
Le Roi se contenta d’un soupir, et les autres, d’un visage exaspéré. Elle se tourna vers Armand.
« Tu cries, au moins ?
— Tu sais bien que je ne peux pas… Si j’hausse le ton, ces propos deviendront presque les miens… », répartit-il.
Emily fulmina, au faîte de la frustration. Oléna s’avança, levant un bras à hauteur de poitrine.
« Soyez clément, votre fille est une douce femme qui prend en considération tout ce qui possède une âme. Nous ne devrions pas la tancer pour cela.
— Or, elle devrait prioriser certaines âmes plus que d’autres. Je suis fière de l’avoir pour fille, je tiens à le lui rappeler, mais je ne pourrais jamais la mettre sur le trône serein.
— Vous ne m’aimez pas, cessez de mentir ! »
Mais encore une fois, tout un chacun conservait son calme, faisant grimper le rouge à une vitesse fulgurante jusqu’au crâne de la princesse. Ses simples gestes, retranscrits avec douceur par Armand, empêchaient sa colère de s’épanouir de la plus pure des façons.
Putain ! Putain !!
Elle ouvrit la bouche, et en lâcha un son, rauque, en attestait la douleur à sa gorge. Pas assez. Elle ne parvenait pas à crier. Elle ne savait pas comment faire. Elle se mit à pleurer des larmes de rage, et à frapper la table. Armand fit un pas en avant, Harold se leva, anxieux, Oléna perdit son sourire nerveux.
« Princesse Emily, tout va bien se passer, gardez votre calme pour le moment, où vous allez le regretter », fit le chef des armées avant de porter une main sur la table.
Ces mots la mirent plus en colère encore. Ils la chagrinèrent plus encore. Les larmes coulèrent plus fort. Cet enfant qu’elle avait dû tuer ne serait donc jamais plus qu’un sous-être qui méritait son sort aux yeux de cette table. Au contraire ! Elle pouvait être fière de son acte, cela avait sûrement dû être la plus respectable des décisions qu’elle avait prises en tant que princesse, à leurs yeux.
« Nous discuterons de ta punition entre nous, déclara son père. Va dans ta chambre te reposer un peu. »
Emily frappa une énième fois sur la table. Elle y laissa une marque rouge à cause des parties creusées de la carte. Elle fit un pas pour contourner la table et atteindre son père, mais Armand l’attrapa par-derrière pour la retenir. Elle tenta de se débattre, mais il tint bon, calme, comme si un Opéra n’avait pas été tué sous ses yeux.
Pendant ce temps, son père la considérait avec froid. Quand elle devina alors un peu de pitié, elle s’arrêta. Elle se retourna, repoussa Armand avec violence et quitta la salle de réunion à pas vifs. Elle traversa les couloirs, chacun de ses pas devant probablement laisser sur son sillage la brûlure de sa colère comme un volcan en marche.
Elle entra dans la chambre de son petit frère d’un coup de pied et dégaina son épée. L’enfant était en train de jouer avec du cuivre-chant, formant un oiseau par son assemblage. En voyant débarquer sa sœur de la plus violente des manières, il sursauta, recula et se cogna contre une armoire. Il avait blêmi, les bras autour du corps en tremblant de peur. Emily avança en agitant son épée entre ses doigts, pleurant toujours de rage alors qu’elle réduisait la distance entre elle et la cristallisation de tous ses problèmes.
« Emily… Pardon… Je t’ai fait du mal ? » demanda son petit frère.
La jeune femme s’arrêta, se demandant si elle aurait la force d’éliminer un deuxième enfant. Deux secondes seulement, après quoi elle se demandait ce qu’elle était en train de faire, avec une lame face à son petit frère. Et soudain, elle se détesta en tant qu’être humain.
Emily leva ses bras et pointa l’épée vers sa propre gorge à elle avant de voir la lame se faire éjecter au fond de la pièce d’un coup de pied d’Armand qui la mettait aussitôt à terre. Elle se mit à gigoter, sans trop de conviction.
Laisse-moi…
Les larmes revinrent en force, et elle s’immobilisa, considérant le petit garçon aux cheveux roux qui se tenait devant elle. Il fronça alors les sourcils, pris d’une colère violente, et poussa Armand avec force en criant. Malgré sa force ridicule, le poids du jeune homme se retira, et Kyss se pencha vers elle.
« Tout va bien ? » demanda-t-il.
Elle se dressa sur ses genoux, fixant le garçon sans rien pouvoir lui dire. Il ne parut pas vouloir abandonner si vite.
« Pourquoi étais-tu en colère contre moi ? J’ai fait une bêtise, inféra-t-il.
— Non ! Non, pas du tout !
— Alors pourquoi est-ce que tu pleures ! signa-t-il, pétri de colère. Tu n’es pas contente, et tu ne veux pas me le dire ! Je suis grand, et je maîtrise très bien mon chant familial depuis quelques mois ! Je pourrais t’aider ! »
Emily poussa un souffle. Puis un deuxième, une succession qui devint un fou rire.
« Toi, m’aider ? Tu le tiens de qui, cet orgueil ! Tu es gonflé, pour un enfant de six ans !
— Ne te moque pas de moi ! Je suis très bien capable de t’aider ! Tu es la princesse, je sais que des gens veulent te faire du mal car ils sont jaloux que tu sois si importante ! Si tu as besoin d’aide, je peux te protéger !
— Me protéger… » Elle eut un rictus dédaigneux. « Que tu arrêtes de me pourrir mes rêves, ce serait un bon début pour m’aider…
— V… Voilà ! Tu viens de le dire, je t’ai fait du mal ! »
En voyant sa colère virer à la peine en prenant conscience de ce qu’il disait, Emily eut un pincement au cœur. Elle détourna son regard en même temps que lui pour venir le diriger vers les meubles et les jouets éparpillés pêle-mêle à travers toute sa chambre. Elle lui rappelait la sienne, lorsqu’elle avait bien des années de moins, et que son père la laissait faire de sa suite un dépotoir à jouets sans queue ni tête. Armand avait toujours pris la peine de ranger pour elle, et encore aujourd’hui, il ne pouvait s’empêcher d’ordonner les vêtements dans sa penderie quand il en trouvait un qui traînait. L’Opéra de Kyss ferait-il de même, si tant est qu’elle lui laissât en avoir un à l’avenir ?
Quand elle vit Armand s’assoir à côté d’elle, elle se tourna vers lui, hésitante. Elle voulut s’excuser pour l’acte horrible qu’elle avait songé à commettre quand le désespoir s’était fait débordant, mais il signa avant elle :
« C’est ton frère, Emi. »
Elle rougit de honte, comprenant sa faute.
« Oui, tu as raison, j’aurais dû être un peu plus… », mais Armand l’empêchait de poursuivre en coinçant ses mains des siennes. Il secoua la tête.
« Ce n’est pas ce que je veux dire. C’est ton frère. Tu peux lui parler. Il t’aime, et tu l’aimes, ne lui cache pas ce qui te fait souffrir, et en échange il pourra faire de même le jour où il se sentira mal. Je pense que… toute considération de trône mise à part, c’est le plus important, pour vous, que de vous aimer et de le montrer par les actes. »
Avec douceur, un sourire apparut sur les lèvres d’Emily. Elle renifla, passant un bras nu sur ses yeux pour en essuyer les larmes. Se tournant vers Kyss, elle lui toucha les mains pour attirer son attention, faisant rosir un peu ses joues.
« Père ne veut pas que je sois au trône. »
Il ouvrit grand les yeux, abasourdi.
« Ce n’est pas possible !
— Et pourtant ! sourit-elle. Tout ça car je ne peux pas contrôler de cuivre-chant, ce qui n’est encore jamais arrivé avant dans l’histoire. Aucun Roi et aucune Reine ne sont nés comme moi ; ou du moins, tout comme dans mon cas, l’on n’a pas voulu qu’ils puissent se montrer à tous. Pendant longtemps… trèèès longtemps, j’ai essayé d’avoir l’air assez douée pour père, mais j’aurais beau faire tous les efforts du monde, travailler plus que les autres, il ne voudra jamais que je sois davantage que ce que je suis aujourd’hui… Sa fille qu’il aime, mais qui n’est pas une Ré, au bout du compte… Je suis censée dire, ce soir, à la fête des Cors, que le trône te reviendra. C’est tout ça, qui me rend triste. »
Kyss parut réfléchir un instant, assis en tailleur, doigt sur le menton, tête inclinée. Il regarda Armand un instant, puis Emily, puis son oiseau en cuivre-chant, puis Emily.
« Dans ce cas, je n’ai qu’à dire que je te laisse le trône. Regarde, si père veut absolument que tu dises que je suis le Roi, eh bien je dis que tu es Reine juste après ! Ça devrait marcher, non ? Bon il ne sera pas très très content, mais je pense que ça passera bien quand-même ! »
Emily eut un sourire désabusé. Elle approcha son visage de celui du garçon et posa ses lèvres sur sa petite joue lisse comme une étoffe. À son contact, elle se sentit complètement séduite par son toucher. Elle attrapa l’enfant, le posa sur ses genoux et commença à jouer avec la peau extensible de son visage.
Il se laissa faire en riant. Emily finit par poser la tête du garçon contre sa propre poitrine, profitant un instant du contact de son petit frère. Celui-ci se tourna vers Armand, agita doucement les lèvres, et le garçon vint lui donner son oiseau de cuivre pour qu’il pût s’affairer avec sans avoir besoin de quitter l’étreinte de sa grande sœur, à l’immense plaisir de l’intéressée. Kyss était si minuscule, si apaisant à câliner, si plein d’amour… Elle fit passer ses mains devant Kyss pour qu’il vit ses signes de cette façon.
« Ton idée ne fonctionnera peut-être pas. Tu es trop jeune pour l’assumer sans allier, pour le moment, mais, tu veux vraiment m’aider ? »
Il se tourna vers sa sœur et, faute d’avoir les mains libres à cause de son petit oiseau de cuivre, il répondit par un hochement de tête positif. Le sourire d’Emily s’en trouva agrandit.
« Alors un jour, j’aurais besoin de toi, et ce jour, si tu réponds à mon appel, je serai la sœur la plus heureuse du monde. »
Les prunelles de Kyss se mirent à briller, à croire que la princesse venait de lui promettre un millier de sucreries. Si la chose le motivait autant que l’analogie, alors définitivement, Emily venait de se trouver son allié le plus zélé, en cet instant…
« Je serai là ! » répondit-il après avoir posé son oiseau.
Emily le regarda en souriant, faute de meilleure réponse. Que pouvait-elle même dire, au demeurant ?
Moui… Je ne le veux pas pour Roi, si cela signifie qu’il ne restera plus mon petit prince…
Elle laissa reposer sa tête à l’intérieur des cheveux broussailleux du garçon. Prenant une inspiration, elle mit son esprit en repos, trop épuisée par cette journée interminable.