Oléna Fa faisait glisser un immense serpent aux couleurs du vermeil entre ses doigts. De sa main droite, elle tenait la ceinture plate entre deux doigts. De la gauche, elle lui donnait des impulsions pour filer plus vite, et à travers la partition mélodique prenant forme de ceinture volante dans les airs, une image défila sous le chant inaudible de la Fa.
Harold Mi se tenait là, parlant à un enfant, seuls tous les deux. Avec un sourire qu’il n’arborait que pour la princesse, se slèvres remuaient, encore et encore, et lorsqu’enfin Emily remarqua avec un temps de retard que l’enfant était sa victime de l’après-midi, le film se termina, et Oléna rangea la ceinture musicale dans une petite boîte qui aurait dû être cent fois trop petite pour en loger autant.
« Que disait Harold ? » demanda aussitôt Emily, abasourdie.
Le visage d’Armand traduisait quelque chose d’irritant, pour résumer grossièrement ses joues rouges et sa frustration apparente.
« Des choses terrifiantes… Pour le pousser à fuir », lui expliqua-t-il. Il serra alors les poings, au faîte de la colère, là où Emily ouvrit des yeux ronds.
« Comment avez-vous obtenu ceci ?
— Vous m’avez ordonné de ne rien faire, lui répondit la dame. De ne rien faire, tout en me laissant le soin d’admirer Harold vous mettant des bâtons dans les roues. Quitte à rester oisive, autant le faire en jetant des yeux ici et là. L’information ne sera pas utile pour votre trône, mais pour écarter Harold, peut-être ? »
Emily n’eut pas le temps de répliquer. Aussitôt qu’il eut terminé de traduire les propos d’Oléna qu’Armand invoqua les siens :
« Il se sert de l’âme d’un enfant comme d’un outil pour te harceler. Rien que ça… Emily, laisse-moi utiliser le souvenir de dame Oléna pour moi. Avec ça, le peuple pourrait apprendre de quelle façon on se joue de nous. »
Emily secoua la main, très peu emballée par l’idée, en attesta son visage fermé.
« Oléna en tant qu’allié doit être une carte au long terme. Elle est présente dans le conseil, donc en faire une menace dès aujourd’hui risquerait de nous l’éloigner. Il faut qu’elle s’élève comme touche finale, car autrement, elle ne sera pas utile.
— D’accord mais… » Il paralysa ses membres à hauteur de poitrine quelques petites secondes durant, réarrangeant alors ses bras avec irritation. « Alors emmenons les Opéra avec nous.
— Comment ça ? Tu veux dire, les mener à Mezzofort où je compte me terrer ?
— Oui, voilà ! Ça devrait bien pouvoir se faire, non ? »
Emily avait esquissé un mouvement de main, mais ses épaules restèrent crispées et son regard, méditatif.
« Je crois pas que ça le soit…
— Pourquoi ? Avoir toute une maison pour arme ne te servira pas comme mesure de dissuasion, peut-être ? Quitte à ce que tu veuilles nous utiliser, penses-y sérieusement. Ça arrangerait tout le monde !
— Fuir… »
Elle considéra Armand, hagard. Comment pouvait-elle lui faire confiance, au juste ? Il parlait de sa vie comme moins importante que celle de sa famille, et que les Opéra, libres nulle-part, devraient fuir loin. Si elle offrait la possibilité aux esclaves de choisir leur destin, grande était la chance pour qu’ils saisissent plutôt l’occasion de s’éloigner à jamais de leurs bourreaux.
Non… Non, impossible ! Armand a dit qu’il avait peur de mourir, il restera forcément avec moi pour guérir… Mais ensuite…? Là, il les rejoindra alors… Non, pas possible. Je ne dois pas laisser les Opéra fuirent. Ils resteront ici, et quand je serai Reine, je m’arrangerai pour qu’ils restent attachés, sinon dépendant de moi. Tant qu’ils sont forcés de garder les pieds ici, alors Armand aussi…
« Non, signa-t-elle aussitôt. Ils restent ici. Leur présence ne fait pas partie de mon plan, il le mettrait en branle.
— Donc nous sommes des objets aussi ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Clairement, si. On ne sert à rien d’autre qu’à aider ou non un plan. Nous sommes des objets, pas des humains, voilà ton point de vue sur nous.
— “nous”, “nous”, nous”... Tu t’inclus dans leur cas ? Je crois que t’as la belle vie pour un Opéra, c’est fort d’essayer de partager leur souffrance.
— Mais qu’est-ce que tu racontes…, répliqua-t-il, abasourdi. C’est pas le sujet !? Ça reste une partie de mon sang…
— Je ne m’inclus pas avec tous les Ré pour autant.
— Mais ton raisonnement est complètement débile ? Pourquoi tu me parles des Ré… d’un “nous” que je partage ou… je sais pas ! Ce n’est pas le sujet ! » répéta-t-il.
Emily eut un sourire moqueur, bien que prodigieusement fragile et indécis.
« Alors c’est quoi le sujet ? fit-elle avec moquerie.
— Que tu nous traites comme des objets ! Qu’on ne sert à rien, sinon te satisfaire, ou non !
— Bon bah ouais, vous êtes des objets alors, si ça te fait plaisir ! Des objets qui vont rester ici, bien au chaud, pendant que les grandes personnes agissent.
— Voilà, ton trône à donc plus d’importance que des âmes humaines. Tu te qualifies de Ré différente, pourtant, tu regardes tous les autres Opéra de la même façon.
— Oui, si tu veux, dédaigna-t-elle, ennuyée.
— Toi-même, tu dois être bien heureuse d’avoir fait de moi ton seul ami. Ta gentillesse n’a servit qu’à ce but, que je sois bon avec toi ? Que je sois le seul compagnon que tu puisses trouver autre que les garçons que tu traînes dans ton lit en les séduisant ?
— Je devais être sacrément maligne, pour une enfant, alors ! »
Armand ne répondit pas, cette fois, visiblement insatisfait de quelque chose. Le regard qu’il adressait à Emily était tout ce qui se faisait de brûlant et profond. Alors, il se redressa. Il eut le culot de lui darder son sourire, celui qu’il arborait quand il avait une merveilleuse idée. Elles étaient d’habitudes réservées à son aide, aujourd’hui, Emily estimait qu’il s’en servirait comme d’une arme contre son amie.
« Ça y est, tu deviens Reine, tu sais que tu vas pouvoir avoir mille autres amis de force. Alors un esclave ne sert plus à grand-chose. Après m’avoir jeté, tu mettras ton dévolu sur d’autres. Des femmes avec qui partager des paroles, des garçons avec qui partager des corps, sans nul doute ! Cette maladie qui me ronge le corps, c’est pour ça que tu en fais si peu de cas. Non, c’est pour ça que tu veux faire si vite pour ton trône ! Tu sais que d’ici à ce que je meurs, tu auras trouvé tous les remplaçants qu’il te faudra. »
Emily grinça des dents, mais fit tout son possible pour retenir la chaleur étouffante qui jaillit de son corps de se transformer en gestes.
« Après tout, Emi, tu n’as jamais posé la main sur moi, sans doute car toucher un Opéra te dégoute.
— Parce que je te considère comme mon frère ! explosa-t-elle en signes, au bord des larmes, se demandant si cette réflexion de sa part naissait du fait que ce n’était pas réciproque.
— C’est cela, oui, des mots. » Son sourire se fit plus grand. « Je vois ce que ça fait maintenant, Emi. Je m’en veux de ne pas avoir pu partager ta peine plus tôt : quand un être cher t’assures qu’il t’aime mais que pourtant, il n’agit que de sorte à te faire souffrir chaque jour.
— J’ai la vie de toute ta maison en main, enflure ! D’un ordre, ils pourraient tous mourir, alors estime-toi heureux que je vous aide, et que je fasse tant pour toi ! Tu devrais te montrer reconnaissant, abrutis ! Tu sais quoi, je te laisse à ta mort ! Profite bien de la maladie de Mère, j’espère qu’elle Commencera à se manifester du plus vite qu’elle le peut, car j’ai hâte de voir ton sourire disparaître à la faveur de ta santé déclinant chaque jour un peu plus ! Je rirai, à ce moment-là ! Je trouverai un moyen de le faire, mais sache que je vais rire. »
Comme Armand se contenta d’un profond sourire, Emily fulmina, son regard déviant vers Oléna qui avait assisté à toute la scène… sans seulement en comprendre un traître mot, sinon par des grimaces et des poings serrés. Savoir qu’il y avait eu témoin à la scène acheva de faire exploser le volcan, et avec un sourire empreint d’une envie de meurtre, Emily tourna les talons et tapa du pied à chaque pas qu’elle fit dans les couloirs.
Tu parles, toi aussi, tu es cruel ! Pire que moi ! Je compte vous aider, toi, tu me fais passer pour la méchante, l’égoïste ! Je veux bien aider les Opéra, mais si ça signifie te perdre, qu’est-ce que je deviens, moi ? Hein, t’y penses à ça ! Tu parles d’un frère ! Toujours à mes côtés mon cul ! Tu crois que je serai seule, sans toi, pourtant, j’ai encore quelqu’un qui m’a dit, pas plus tard qu’aujourd’hui, qu’il serait toujours là pour m’aider, peu importe ce qu’il m’arrive ! Hah ! Voilà, lui vaut mieux que toi !
Ses pensées l’attirant inexorablement vers ce lieu où désormais, elle se sentirait en présence de son seul ami, elle s’introduit dans la chambre du prince des Terre de Ré avec un coup de pied qui en fit sursauter le garçon.
« Kyss !
— Emily ?!
— Fais voler des trucs !
— Hein ? »
Elle ferma la porte de la chambre, plia son dos en avant, prenant une grande inspiration et en profitant pour s’étirer un peu, les muscles tout crispés d’anxiété.
« J’angoisse avec tout ce qui se passe. Je dois me détendre avant la fête. »
Elle vit l’interjection de compréhension de son frère plus qu’elle ne l’entendit, la bouche ouverte en un « O » parfait. Il se leva comme un ressort, filant dans sa chambre à coucher. Emily n’eut le temps d’admirer que quelques secondes le décor de sa suite, le soleil couchant rendant le monde d’un orange terriblement foncé, que Kyss revenait les bras débordant de créations. Oiseaux, papillons, libellules, serpents, bulles ; tout s’écroula par terre en un fatras de cuivre.
« Tu veux tout ?
— Tout.
— Alors ce sera tout. »
Prenant le temps de balayer toutes ses petites créations du regard, il acquiesça pour lui-même avant d’entrouvrir la bouche. Tout en gigotant sur place, les inflexions des Ré donnèrent vie au cuivre-chant, les papillons et les oiseaux battants des ailes en douceur, les libellules filant de par et d’autre de la pièce, le serpent s’enroulant autour du corps de son propriétaire, et les bulles, flottant dans les airs.
Comme avaient l’habitude de le faire les enfants durant leur apprentissage de leur chant familial, Kyss dansait en même temps qu’il chantait pour rester dans le rythme. Emily décida de l’imiter. À défaut de pouvoir imaginer une mélodie, elle savait au moins ce qu’était un rythme. Se contentant avant tout d’imiter les pas de son petit frère pour se mouvoir, la tâche ne fut de toute manière pas malaisée.
Kyss, quant à lui, ne semblait même plus faire attention à elle, occupé à tournoyer les yeux fermés pour se concentrer. Emily profitait, elle, du paysage. Tout en bougeant les bras et les jambes en même temps que Kyss, elle regardait autour d’elle. Les papillons dansaient tout en élégance dans la pièce, les oiseaux se posaient sur les meubles, claquant du bec en silence, les libellules filaient telles des étoiles lancées à bride abattue vers d’autres planètes, et le serpent glissait comme un ruban d’étoffe doué de conscience autour des membres de l’enfant.
Aaah… Oui, ça fait du bien.
Emily se laissa brusquement choir en arrière, dos contre le sol. Les yeux dressés vers le plafond, elle admira sa petite constellation dansante de créatures volantes. Des étoiles plus belles qu’elle ne pourrait en voir même au travers du plus beau télescope du monde. Certaines de ces créations étaient des cadeaux d’Armand, ou de leur père ; en fait, la minorité appartenait à son frère, et cette minorité était reconnaissable. Lorsque les ailes étaient moins sophistiquées, que le vol était plus doux et fastidieux, alors c’était l’œuvre de l’enfant qui n’était pas encore qualifiable d’inventeur chevronné.
Les objets volants se paralysèrent soudain, et comme une pluie de métal, s’écrasèrent sur Emily qui sentit sa gorge libérer un cri rauque, les mains sur le visage pour la protéger de la chute de fer.
« Pardon ! Pardon pardon pardon pardon !! réagit Kyss en faisant des cercles de sa paume droite sur celle de gauche avec frénésie.
— Tout va bien, assura-t-elle après avoir retiré les libellules qui s’étaient coincées dans ses cheveux.
— J’étais surpris de te voir allongée par terre…
— Je ne peux pas nier que ça avait de quoi rendre curieux. Je regardais les étoiles dansantes. »
Kyss leva la tête comme si elles s’y trouvaient encore. Il dut les voir, pourtant, car il se prit d’un merveilleux sourire à l’adresse du plafond.
« La prochaine fois, je ferai comme toi ! »
Sa grande sœur lui caressa la tête. Quand Kyss se tourna vers l’horloge, passivement, il ouvrit soudain grand les yeux, une main sur la bouche, pris d’un électrochoc violent.
« Je dois me préparer avec Dame Léonore. Père l’a chargée de me faire un vêtement pour ce soir, et je dois prendre un bain et me coiffer.
— Heu… C’est pressant ? » demanda-t-elle, soudain plus embarrassée.
Son frère la considéra, intrigué. La jeune femme dut reprendre, comme l’autre n’osait toujours rien dire.
« Tu veux pas te balader cinq minutes ? J’ai pas envie de me retrouver toute seule pour la soirée…
— Si tu veux. »
Car il n’avait pas réfléchi un seul instant avant de répondre, Emily eut presque les yeux humides, et le vent du soir approchant contre ses iris une fois qu’elle posa pied dans le jardin ne fut pas pour l’aider.
Mains dans le dos, elle avançait d’un pas léger, son frère devant en faire deux pour s’accorder à un seul de sa sœur. Ceci mis à part, il considérait chaque fleur et insecte qui passait à sa vue avec grande admiration.
Comme tout un chacun se préparait pour la fête du Cor, les jardins étaient déserts, autant de domestiques que de nobles malgré le fait qu’ils se trouvaient en nombre, venus, pour certains, des autres régions des Terres de Ré pour y assister.
Si je n’avais pas fui du château, j’aurais peut-être pu le remarquer un peu plus tôt qu’il avait doublé d’effectif, tiens…
Mais au moins, le jardin était réservé à la fratrie royale, en cet instant.
« Que penses-tu des Opéra ? demanda-t-elle lorsqu’elle remarqua que l’attention de son frère lui était donnée.
— Je ne connais que Armand, en fait, donc je ne sais pas. Mais il est gentil.
— Père, ou mère… Enfin, Symphonie, t’ont-ils appris des choses à leur propos ? Enfin, d’une façon qu’il convenait pour toi de te comporter envers eux ?
— Non ? Pas que je sache.
— Après réflexion, normal. Ça ne s’apprend pas, tu vas juste imiter les autres Ré… »
Elle porta une main à son menton pour réfléchir, s’arrêtant devant un rosier que son frère n’osait jamais regarder très longtemps, de peur que sa sœur se mît à parler entre temps, ce qu’elle finit par faire.
« Si tu venais à en avoir un, et si même, tu venais à découvrir un peuple, ou une personne méprisée, apprend toujours à te demander si elle le mérite. »
Emily grimaça, peu satisfaite par la forme de sa leçon.
« Si la personne est un criminel, alors oui, tu peux la mépriser. Si elle descend d’un criminel, tu dois être assez fort pour accepter de la juger à partir de zéro, sans prendre ses prédécesseurs en compte. Si elle n’a rien fait, alors tu dois en prime mépriser ceux qui lui font du mal pour rien.
— Compris ! »
Sa motivation lui tira un sourire, et une caresse sur la tête en récompense. Mais son sourire se fit soudain imperceptiblement différent ; empreint d’une goutte de peine.
« Si tu venais à devenir roi, prends en compte la souffrance des Opéra, qui doivent faire des choses qui ne leur plaisent pas depuis des années… Que ce moi, ou toi, l’un de nous doit les aider.
— Oui… »
Il s’était fait cette fois plus sérieux, un peu plus confus, le sujet devant le dépasser. Mais sa conviction n’avait diminué en rien.
« Finalement, je devrais accepter d’aider Armand. Je devrais prioriser sa maison, pas mon trône, mais bon sang… Ce que j’ai peur. Et il ne le comprend pas.
— Ah bon ? C’est bizarre pourtant, Armand comprend toujours tout ce que je lui dis.
— Ah, oui, encore faudrait-il lui dire.
— Mais, vous vous dites tout, normalement ! » s’étonna son frère, comme si la princesse venait là de lui faire une révélation complètement farfelue.
Et cette réaction fit résonner en écho la confusion dans l’âme d’Emily. Elle baissa son regard sur l’une des roses sur laquelle elle passa tendrement son doigt.
« Oui, on se dit tout, car ça n’a jamais été quelque chose de douloureux que d’avoir une voix capable de toujours trouver les bons mots. Cette fois, ce serait… ma perte. » À peine exagéré. « Je ne veux pas le perdre, et je sais que sauver les Opéra, c’est lui faire gagner sa liberté… De moi. Si je lui dis, il me rassurera et sera assez fort pour me convaincre. Je ne veux pas. Je ne veux pas en venir à accepter qu’il parte, jamais.
— Mais alors, Armand est un méchant ! »
Eh ? Faute d’avoir l’idée de le faire par une interjection audible, elle mima sa confusion par une moue de stupéfaction complète. Visiblement ravie d’y lire l’incompréhension dans le regard de sa sœur, Kyss afficha un air docte.
« Je vais t’apprendre quelque chose que père m’a appris. Cela s’appelle la “manipulation” !
— Oh… Voilà qui est intriguant. De quoi s’agit-il ? ironisa-t-elle.
— Eh bien, quand quelqu’un se montre gentil avec toi pour te forcer à faire une mauvaise chose, qu’il te tend un piège ! C’est ça, la manipulation. Si la personne est gentille mais qu’en vérité, elle veut… heu… oui, “servir ses intérêts”, eh bien tu dois te méfier. »
Emily écarquilla les yeux. Brutalement, elle pencha la tête en arrière pour considérer le plafond de la grotte qui leur servait de ciel. Vers les hauteurs, elle poussa un long et profond souffle ironique avant de faire retomber son regard sur l’enfant.
« Donc, si Armand m’aimait vraiment, il penserait à une solution qui me ferait autant de bien qu’à lui ?
— Heu… Oui ? »
Emily retint un souffle rieur. Son frère avait été fier de placer son nouveau mot appris, la chose devait probablement s’arrêter là, au bout du compte. Mais Emily Ré était une grande fille capable de comprendre les choses par elle-même. Son frère n’avait fait que le plus important, visiblement : la mettre sur la voie. Elle entreprit de lui caresser la tête, mais le garçon se tourna brusquement derrière lui. Emily imita son regard, découvrant une domestique qui apparut au pas de course.
Le garçon hocha la tête vers la femme ; toujours aussi adorable, constata Emily, avec sa petite bouille.
« Je dois aller me préparer, je dois te laisser ! dit-il.
— Très bien, file donc, mon prince. »
Il fit un bisou à son aînée, et sans la laisser réagir, disparut hors du jardin plus vite que ne put le suivre la domestique. Un long moment, Emily se retrouva à fixer la continuité du champ herbeux avec un sourire tendre et en même temps un peu moqueur à l’adresse de celui qui avait filé comme un éclair. Elle offrit un coup d’œil à l’endroit où elle savait sa chambre se trouver.
« Je vais faire une sieste. »
Dormir fut une autre façon pour elle de s’aérer l’esprit. Non pas que cela lui faisait du bien, de rêver, de penser à autre chose, de laisser vagabonder son esprit dans des terres inexplorées. Non pas encore que céder la chambre d’un château à la faveur de champs, de lys, de gerberas et de ciel aux plafonds iridescents en lieu et place de roche terne, tandis qu’elle volait au-dessus des villes sans s’embarrasser de plume, primait sur toute autre chose. Seulement, quand Armand la réveilla en la secouant en douceur, les heures avaient filé, et avec elles, des minutes à se tracasser pour pas grand-chose.
« Emi, la fête des Cors vient de commencer. Comme je doute qu’être en retard ne te dérange, j’ai attendu la dernière minute. »
Elle demeura immobile un long instant, la couette complètement rabattue sur elle. Elle se recouvrit entièrement, se protégeant dans la douce chaleur de la couverture l’absorbant dans son ventre. Elle fit sortir ses deux bras et signa aussi aisément que sa position le lui permettait.
« Je n’irai pas. »
Et ses bras regagnaient l’intérieur de sa carapace de tissu. Elle sentit Armand s’agiter autour d’elle, la remuer en tendresse, chercher à tirer la couverture – sur laquelle Emily faisait pression –, puis abandonner. Elle sentit le matelas s’affaisser légèrement quand le garçon s’assit tout proche. Il tapota alors la couette pour la pousser à en sortir – elle ne fit dépasser que ses yeux.
« Tu voulais fuir ce soir, à l’abri des regards, mais ne pas venir tout court, ça va attirer l’attention, non ?
Elle leva les mains hors des draps. « Bonne question. Je vais attendre qu’on vienne me chercher. Je comptais partir depuis le séjour ou on a tendance à me préparer, avec Kyss. Il y a une sortie direct vers les quartiers, et un accès rapide vers la gare. J’ai déjà prévenu les Sol… Normalement, leur aide est actée. J’espère juste qu’ils ne me trahiront pas, mais s’ils le font aujourd’hui, ils l’auraient fait plus tard, je suppose. Bref, on m’appellera vers vingt-trois heures, normalement.
— Eh ben, c’est finalement très méthodique, comme plan.
— Sérieusement, tu t’attendais à quoi ? »
Armand fit passer une main sur les cheveux d’Emily. Ce geste affectueux lui tira beaucoup d’émotion à l’aune de la sincérité qui en affleurait.
« Si venir ne te plait pas, je préfère encore te conseiller de te détendre, dans ce cas. Va dormir, tu as l’air éreintée. Tu ne rates pas grand-chose, en prime, sinon de la nourriture et de la boisson à profusion. »
Aux signes « boisson à profusion », elle avait senti son visage gagner des lumières. À contrecœur, elle remua la tête avec douceur. Il s’agissait de leur dernier soir ici. Leur dernier soir avant de devenir des ennemis de la couronne, d’une façon ou d’une autre. Qu’il se déroulât ici plutôt qu’auprès de gens auquel ni l’un ni l’autre n’avaient d’intérêt, cela aussi, ça leur épargnerait un rude gâchis. Elle souffla un coup, puis se redressa en position assise. Le garçon la regarda un moment, tout sourire, mais Emily n’était pas d’humeur à sourire, elle.
« Armand, désolée pour tout à l’heure. J’aurais dû t’écouter un peu plus, et être moins égoïste.
— J’ai envie de répondre beaucoup de choses, mais l’ambiance serait mal choisie, je présume.
— Fais le malin, tiens. Je ne peux pas me targuer d’aussi bien triturer l’esprit humain que toi, mais concernant le tien, je peux au moins en voir dépasser certaines idées ! “Je te l’avais bien dit”, ou “t’as mis encore moins de temps à t’excuser que la dernière fois” et j’en passe. »
L’intéressé en fut quitte pour un haussement d’épaule, une ridule au coin des lèvres. Emily posa le menton dans sa main, plissant les yeux de dégoût pour son ami.
« Je finirai par arrêter de t’en faire, des excuses. Mais soit, une dernière fois, alors, par égard pour mon frère qui me l’a donné envie. Sais-tu pourquoi j’étais dans cet état irascible et égoïste, au moins ?
— Car les autres Opéra te sont inconnus, que tu n’as aucune raison de te battre pour eux, que tu le penses ou pas, c’est un fait. » Emily leva les bras pour répondre, mais Armand ne lui en laissa pas le temps. « Et tu en avais assez que je pense à eux plutôt qu’à toi dans un moment si important de ta vie ? »
Elle s’apprêta à secouer la tête, mais quelque chose l’en empêcha. Armand était quelqu’un d’insupportable, à philosopher sur tout ce qui était proche de l’émotion et de la réaction humaine, mais cette petite passion lui donnait certes un peu d’expérience en la matière. Emily n’y avait jamais songé, au bout du compte, mais il y avait du vrai dans ces mots. Elle mit cela de côté, en l’état.
« J’avais peur que tu partes. Que tu fuies avec les autres Opéra et que tu me laisses avec des ennemis partout autour de moi.
— Dit-elle alors que Kyss, Oléna Fa et désormais les Sol sont tes alliés.
— Ils ne comptent pas… Je veux dire, même Kyss, qui est le plus important parmi eux, est trop jeune pour que j’aime passer autant de temps avec lui qu’avec toi… Encore la faute à ma naissance… Père était trop occupé avec la tentative de meurtre de ma génitrice, de mon cas, de mon éducation par Mère, pour prendre une seconde femme et faire un enfant plus tôt.
— La faute à ta naissance, tu dis ? Oui, beaucoup de choses le sont, et la majorité sont injustes.
— Il y en a des justes ?
— Faute à ta naissance, je suis un esclave heureux ? Je pourrais presque accepter de me prélasser dans ma sublime condition, non ?
— Arrête de te moquer ou je te coupe la tête. »
Armand rit, s’excusant alors pour l’ironie peut-être malvenue. Emily aurait aimé lui répondre, si la gêne de se confier ne se fit pas sentir, que ses piques et ses moments d’humour ne pouvaient être plus bienvenue qu’en cet instant. Kyss avait raison, ils se disaient tout, mais se confier sur une faiblesse était plus embarrassant qu’elle ne l’aurait cru.
Mais on a brisé une nouvelle barrière à notre relation, se dit-elle, heureuse. Je lui ai fait part de mes peurs, alors je le referai. Avec de moins en moins de gêne…
« Tu sais, reprit alors le garçon, je ne pense pas que je t’abandonnerai. Même si les Opéra devaient fuir, je resterai. Déjà car je ne veux pas mourir, pour rappel, je veux dire… » Il désigna son corps avec une grimace rien de moins que nerveuse. « Donc oui, un problème à régler, en premier lieu. Mais ce problème ne m’a que donner envie d’empêcher ma sœur, et ceux que j’aime de vivre la même chose. J’ai, moi, beaucoup connu les Opéra, ils étaient mes partenaires de conversation quand les tiens étaient les clients des bars. Je ne veux pas leur donner ma vie contrairement à toi, mais au moins aider la leur.
— Je… Comprends », s’était-elle obligée à répondre aussitôt, les joues rouges.
Elle vit Armand esquisser la gestuelle du soupir, un sourire narquois sur le visage. Non sans s’en départir, profitant manifestement bien de sa position supérieure, il porta un poing à sa hanche, inclinant la tête sur le côté.
« Quitte à honorer les Cors, nous pouvons toujours danser pour eux. »
Il tendit son bras libre vers Emily, le visage brillant de fierté pour son idée. La jeune femme se retint de se moquer de lui, ce qui était fort fort tentant, et saisit le bras qui lui était tendu. Elle se leva, pieds à terre, et se laissa guider par la douce allure d’Armand qui la menait d’un côté à l’autre de la pièce.
Cela était surprenant, que de se mouvoir à un rythme, et un rythme seul, mais faire danser ses membres tels quelques serpents ondulant sous l’eau, des drapeaux sous le vent ou des ondulations parcourant l’herbe la faisait se sentir élégante et noble. Dehors, les lumières dorées des lampadaires nocturnes s’étaient allumées, tandis que depuis la strie visible à sa fenêtre, les étoiles vespérales brillaient telles des gouttes de lait sur une assiette sombre.
C’était avec ces spectatrices que la jeune femme se laissait porter par les mouvements du garçon qui la guidait, la dirigeait, et l’aidait à se déplacer tel un automate à qui l’on apprenait la marche.
Emily tourbillonna sur elle-même, s’éloigna d’Armand qui s’en alla à l’opposé, liés simplement par la main au bout de leur bras tendu. Son dos fut attiré contre la poitrine du garçon, elle se retournait, faisait un pas en arrière, puis lâcha une main de son partenaire pour envoyer son bras au loin, en même temps que le fit Armand, tous deux, formant les ailes d’un oiseau.