Chapitre 10 - Saori

Par AxelleC

10.

 

— Ne bouge pas, me chuchota Mato.

Il regardait dans la même direction que moi. Toute à ma frayeur, je n’avais pas remarqué que ses ronflements s’étaient tus.

Le feu semblait contenir la bête qui nous faisait face. Sous ma peau, la panthère s’agitait. Elle m’exhortait à revendiquer notre territoire, à rejeter la peur et à refouler l’impertinent qui tentait de m’impressionner.

Une seule paire d’yeux lumineux nous scrutait dans la nuit. S’il y en avait eu plusieurs, j’avoue, j’aurais beaucoup plus paniqué. Nous étions de taille à l’affronter. Mon unique souci était de tenir le temps que Mato se transforme. Même si j’étais dangereuse en panthère, Winnie restait le plus résistant de nous deux. D’ailleurs, il commençait déjà à se déshabiller au sol, avec des gestes lents et précautionneux. Le regard de la bête dévia dans sa direction et je me levai pour faire diversion. L’animal se focalisa sur moi, s’avança à la lisière de notre lumière. Je distinguai vaguement une fourrure sombre, quatre pattes et des crocs luisants dans la pénombre. Je n’arrivai pas à déterminer de quelle bestiole il s’agissait, mais lorsque Mato chargea, le hurlement qu’elle poussa me fit penser à un loup.

Seuls les bruits de leur combat me parvenaient, dans l’ombre des formes s’agitaient, mais il m’était impossible de savoir qui gagnait. J’en profitai pour rassembler nos maigres affaires. Je déchirai le bas de mon t-shirt pour emballer le reste de viande cuite et le glissai dans ma poche, tout en marmonnant dans ma barbe.

— Tu as intérêt à gagner, Winnie, Yuutô a besoin de nous.

Soudain, le hurlement de la bête se rapprocha, suivi des grognements de Mato. Le premier pénétra dans la lumière du feu, un peu ébloui. J’avalai ma salive de travers. Il était immense ! Je n’avais jamais vu de loup de la taille d’un homme adulte au garrot. Mato faisait presque pâle figure à côté de lui alors qu’il était aussi beaucoup plus gros qu’un ours normal.

Mon compagnon se jeta sur la bête qui glissa dans le sang qu’il perdait. Le loup cria de nouveau, mais cette fois-ci, il obtint une réponse. Un chœur de voix lupines se joignit à lui. Mato fonça encore dans le flanc blessé de l'animal et lui assena un coup de patte si violent que son adversaire vola pour se fracasser contre un arbre.

Le vent m’apporta l’odeur des autres loups, les bruits de leur course fendaient le silence de la nuit. Les habits de Mato sous le bras, le sac sur le dos, je lui fis signe et il se rapprocha de moi.

— Tu devrais te changer. On peut tenter de grimper aux arbres. On devrait réussir à tenir là-haut un moment, peut-être jusqu’à demain matin, ils se lasseront.

Il me dévisagea un instant comme s’il pesait le pour et le contre de ma solution. Il se métamorphosa finalement et se rhabilla. Un craquement non loin m’apprit que notre premier adversaire se relevait.

— On peut aussi rester près du feu, ça a l’air de leur faire peur, s’exclama Mato.

— Je ne pense pas que ça les arrêtera lorsqu’ils seront regroupés.

Il pondéra encore ma solution, quand l’écho de la meute et le grognement du loup au sol se manifestèrent, tout proche. Nous échangeâmes un regard. Je lançai les dernières branches dans le feu et nous grimpâmes sur les deux arbres les plus proches. J’évitai au mieux la sève collante du pin. Mes paumes se couvrirent de microcoupures, mes cuisses et mes biceps chauffèrent sous l’effort, mais lorsque j’atteignis un rameau capable de supporter mon poids, je fis une pause pour reprendre mon souffle. Mato me bluffa. Il gravissait le tronc d’à côté tel un singe, souple et agile.

— On dirait que tu as fait ça toute ta vie, haletai-je.

— Je suis étonné que tu ne sois pas montée en sautant, comme dans Tigre et Dragon.

Il me prenait pour une acrobate de haut-vol ou quoi ?

— Qu’est-ce que c’est que ces préjugés à la noix ?!

— Au vu de tes compétences en arts martiaux…

Il ne finit pas sa phrase, interrompu par un hurlement. Les loups se rapprochaient à la limite du feu. Je repris mon ascension, mes muscles protestèrent, et je serrai les dents. J’avais soif. Le peu d’eau de la bouteille que nous avions absorbé cet après-midi me laissait un goût de trop peu. Nous allions vite manquer de nourriture et d’eau. La branche suivante me parut assez élevée et bien solide, je m’y arrêtai, enfin. Mato stoppa sa propre escalade à peu près à la même hauteur. Même en sautant, les loups ne pourraient pas nous atteindre. Il fallait espérer que la clarté du jour les disperserait ou qu’ils se lasseraient.

 

Je m’endormis contre mon arbre quand le feu s’éteignit tout à fait. Mato se tint aussitôt sur le qui-vive et ça suffit à me réveiller. Les loups se faufilèrent jusqu’à la carcasse de l’élan que nous avions abandonnée en bas. Adieu nourriture pour Yuutô. Je me mordillai la lèvre. Ils la dévorèrent avec force de craquements et de grognements.

La bête immense ne mangeait pas. Il nous surveillait. Sa taille m’impressionna de nouveau. Son regard me dérangeait, comme s’il comprenait beaucoup plus de choses qu’un animal n’aurait dû. Était-il leur chef ?

J’avais envie de pisser, la soif asséchait ma gorge et mes muscles se manifestaient au moindre mouvement. Je soupirai.

— Tiens bon, minette, ils partiront quand ils auront fini de bouffer, marmonna Mato. En plus, le jour se lève.

— Tu penses vraiment qu’ils vont se barrer ?

— La meute, j’en suis sûr. Le gros, je n’en mettrai pas ma main à couper.

— S’il ne reste plus que lui, on se transforme et on l’attaque ensemble.

Mato approuva et ferma les yeux. L’aube pointait son nez et je pouvais enfin distinguer son visage. La fatigue se lisait sur ses traits, son teint me parut trop pâle. Je fouillai dans ma poche et sortit mon baluchon de viande.

— Winnie ?

Il me regarda par en-dessous en fronçant ses sourcils épais.

— J’ai de l’élan cuit, tu en veux ?

Il tendit la main et je lui lançai un morceau qu’il attrapa au vol avant de l’engloutir. Son bruit de mastication couvrit un instant le vacarme de la meute.

Je scrutai le ciel de temps à autre, mais aucun aigle ne pointait le bout de ses ailes à travers la cime des arbres.

— Dis, Mato, comment tu sais tout ça sur Ian ?

— Je te l’ai déjà expliqué, il est passé à la télévision nationale.

— Donc, tu n’étais pas encore en prison ?

— Non, on m’a condamné il y a un an et demi, seulement. Il me restait six mois fermes à purger.

— Du sursis ?

— Ouais, deux années.

— La chance.

Il ne devait pas avoir fait un gros truc. Le pauvre, il aurait dû être libéré dans peu de temps. Le silence s’installa, personnellement, je n’avais pas vraiment envie de lui demander ce qui lui avait valu sa condamnation, je m’en fichais. Lui, par contre, était très curieux sous ses dehors austères. Je souris presque en entendant sa question.

— Ça faisait combien de temps que tu y étais ?

— Trois ans.

— Et il te restait…

— Deux de ferme, trois de sursis.

Son air interdit m'arracha un rire jaune.

— Je n’ai pas été condamnée pour vol à l’étalage, Winnie, forcément ma peine est longue.

Il me scruta et mon cœur eut un raté. Mato me posa alors LA question.

— Pourquoi étais-tu en prison du coup ?

J’expirai, relâchant l’air bloqué dans ma poitrine. Mes yeux retournèrent surveiller le ciel et je murmurai :

— Parce que j’ai tué mon père.

 

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