Il ne fallut que trois jours à Abigaël, Elmarion, Julian et Pierre pour atteindre la ville de BeauFort, où demeurait la famille Meriat. Ils retrouvèrent Amel le magicien et Justin, le Morden justicier en charge de cette affaire.
- Nous avons demandé l’aide d’un nécromancien, annonça Justin. Je vous présente Maul. Il maintient en l’état les corps de la duchesse et de sa gouvernante afin que vous puissiez les observer vous-mêmes.
Elmarion ne jeta qu’un rapide coup d’œil aux deux corps, juste assez pour confirmer de ses propres yeux qu’ils étaient désartibulés.
- Avez-vous une idée, Maul, de ce qui pourrait pousser un serviteur de la mort à agir de la sorte ? interrogea Elmarion.
- Justin et Amel m’ont déjà posé la question et ma réponse est toujours la même : c’est stupide. Réveiller un mort demande une très importante quantité d’énergie. En perdre le contrôle juste derrière est une perte que rien ne justifie. Quand on réveille un mort, généralement, on le garde pendant plusieurs dizaines d’années. En trois jours, j’ai eu le temps d’étudier les corps de près.
- Des découvertes intéressantes ? demanda Elmarion.
- Plutôt, dit Amel. Allez-y, Maul, nous vous écoutons.
- Après une étude précise, je suis en mesure d’assurer que les deux cadavres n’ont pas été réveillés par la même personne. La duchesse a été éveillée par un nécromancien averti, très doué alors que la servante l’a été par un amateur.
- Une lutte entre deux nécromanciens par cadavres interposés ? s’exclama Elmarion.
- Ça y ressemble, en tout cas, acquiesça Maul.
- Pourquoi dans cette maison ? demanda Elmarion davantage pour lui-même.
- Je me pose la même question, annonça un homme sortant d’une voiture. Je me demande pourquoi ce qui m’a été décrit comme un simple cambriolage nécessite la venue d’un Morden, d’un magicien, d’un nécromancien et maintenant, du maître en magia verborum.
Elmarion fut surpris d’être connu par un être non magique.
- Duc Meriat, se présenta l’homme. Vous êtes là pour me ramener ma fille ?
Ça n’était pas vraiment une question. Le ton indiquait clairement qu’une réponse négative n’était pas envisageable.
- Je dois avant tout essayer de comprendre, précisa Elmarion.
- J’aimerais moi aussi qu’on m’explique pourquoi tant de gens se sont déplacés, insista le duc.
- Nous prenons cette affaire à cœur et cela vous dérange ? demanda Elmarion.
- Ne me prenez pas pour un idiot, je n’en suis pas un. Il y a autre chose qu’un simple cambriolage à l’œuvre ici. Jusque-là, on m’a dit que ma fille s’était probablement enfuie pendant le vol mais c’est faux, n’est-ce pas ? Elle a été enlevée et ses ravisseurs sont des gens importants, c’est ça ?
- Nous ignorons qui sont ses agresseurs. Le problème n’est pas exactement les voleurs, mais votre fille elle-même, admit Elmarion.
- Évidemment, pensa comprendre M. Meriat. Ils veulent de l’argent. Ils savent que c’est ma fille. Je leur donnerai tout ce qu’ils voudront.
- Il peut y avoir d’autres raisons, annonça Elmarion. Pour le moment, nous ignorons pour laquelle votre fille est manquante.
- Comment ça ? demanda le duc sans comprendre.
- Tout d’abord, elle peut avoir simplement été terrorisée et se cacher non loin. Ensuite, elle a pu être enlevée à cause de son rang. Il se peut également qu’elle ait connu un jeune nécromancien et qu’une dispute ait éclaté avec un adulte. Elle a pu s’enfuir avec l’enfant. Enfin, votre fille possédait une capacité magique qui peut la rendre attrayante pour certaines personnes.
Le duc pâlit avant de se reprendre et de crier :
- Quoi ? Comment se fait-il que je n’aie jamais été mis au courant auparavant ? C’est inadmissible ! Si Annabelle a un don, elle doit recevoir l’enseignement approprié. À quelle faction magique appartient-elle ?
- C’est une Ar’shyia, murmura Elmarion.
Le duc se tourna vers Amel, le magicien, et le jeune homme n’eut pas la moindre idée de ce qu’il aurait dû dire. Il chercha dans Elmarion un soutien mais le sorcier ne comptait pas intervenir dans cette dispute. Après tout, les magiciens étaient seuls responsables du choix de leurs apprentis.
- Une magicienne, Pauline, est venue en ville il y a quelques mois, dit le duc. Je l’ai reçue moi-même. Elle n’a jamais mentionné ce détail.
- Nous ne formons pas les Ar’shyia adultes, répondit Amel, répétant ainsi les mots exacts de l’archimage.
- Ma fille n’est pas encore une femme, rétorqua monsieur Meriat.
- On ne prend que les bébés, précisa Amel. Au delà, la formation est impossible.
- Ma fille a été un bébé, insista le duc. Elna était l’archimage à l’époque. Pourquoi ma fille n’a-t-elle pas été amenée à la forteresse pour y être formée ?
- Nous sommes peu nombreux et la terre des mages est grande, admit Amel. De nombreux Ar’shyia ne sont malheureusement pas décelés.
- Vous avez découvert trop tard la nature magique de ma fille et avez choisi de l’ignorer, comprit monsieur Meriat.
- Nous cherchons justement à résoudre ces problèmes, assura Amel. Des réunions se tiennent pour déterminer la meilleure procédure à suivre.
- Voilà qui sauvera ma fille, sans aucun doute. Des réunions et des procédures.
- Nous retrouverons votre fille, assura Elmarion. Cependant, nous ne devons pas perdre de temps. Avez-vous un portrait de votre fille ? Cela nous aiderait…
Le duc hocha la tête avant d’entrer dans la maison mais il ressortit immédiatement.
- Pourriez-vous retirer ces corps, s’il vous plaît ? Cela fait trois jours maintenant, ça devient véritablement insupportable !
Maul, le nécromancien, hocha la tête. Il enveloppa les corps dans un tissu blanc et les porta à l’extérieur. Le duc attendit qu’il ait terminé avant d’entrer pour revenir avec un petit portrait peint de son enfant.
- Annabelle a toujours été une enfant comme les autres. Elle est gentille, douce, travailleuse et joueuse, commença M. Meriat. Je n’ai plus qu’elle. Ramenez-la-moi, s’il vous plaît.
- Nous allons tout faire pour, promit Elmarion.
Le duc s’éloigna.
- Nous devons partir à sa recherche, commença Elmarion, mais pas avec Julian et Pierre. Nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi nous avons affaire.
Elmarion se tourna vers les deux garçons et annonça :
- Vous retournez à la forteresse Morden. Nous devrions être vite de retour.
Pierre, toujours muet, montra par toutes les mimiques possibles son désaccord tandis que Julian, qui détestait l’aventure et préférait de loin l’intérieur chaud et confiné d’une bibliothèque, rayonnait de joie.
- Ils ne peuvent pas rentrer seuls, fit remarquer Abigaël.
- Amel, si vous voulez bien… demanda Elmarion.
- Je pensais vous accompagner, commença le magicien.
- Si Annabelle a été enlevée pour ses dons d’Ar’shyia, alors des ensorceleurs sont forcément impliqués et votre présence ne pourrait que nous être défavorable, annonça Elmarion à contre cœur. Abigaël est insensible à la magie de la Perle. Elle sera beaucoup plus à même de se défendre. Quant à moi, avec la magia verborum à mes côtés, je ne crains pas grand-chose.
Amel acquiesça. Avec Nicolas, son assistant, ils accompagneraient les deux apprentis sorciers avant de reprendre leur travail de recherche des Ar’shyia.
- Maul, pouvez-vous nous accompagner ? interrogea Elmarion. Si des nécromanciens sont impliqués, je préférerais en avoir un à mes côtés.
- Bien sûr, répondit Maul.
Elmarion, Abigaël et Maul se mirent en route, guidés par un « Tropare, Annabelle Meriat » lancé par le sorcier. Amel, Nicolas, Pierre et Julian prirent la direction opposée.
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Les recherches s’avérèrent difficiles. La magia verborum emmena les trois voyageurs au-delà de la ville, preuve que la jeune fille n’y était pas cachée quelque part. Seulement, la direction indiquée par la magia verborum changeait. Annabelle bougeait. Les trois compagnons ne se laissèrent pas abattre et suivirent la piste sans relâche. Ils avançaient à un bon rythme et pourtant, ils ne semblaient pas gagner du terrain.
- À quelle vitesse une enfant peut-elle avancer ? s’exclama Maul alors qu’ils s’arrêtaient pour la nuit plus de trois heures après le coucher du soleil.
- Vite, apparemment, dit Elmarion. Voilà plus d’une demi-lune qu’Annabelle a disparu. Elle ne semble pas prendre de repos. Fuirait-elle quelqu’un ?
- Des nécromanciens ? proposa Abigaël. Des ensorceleurs ?
- Une Ar’shyia ne peut pas échapper à un ensorceleur, fit remarquer Elmarion.
- Un nécromancien n’aurait que faire d’une Ar’shyia, ajouta Maul.
- Où sommes-nous ? interrogea Elmarion qui, se contentant de suivre la direction indiquée par la magia verborum, ne faisait pas attention au chemin pris.
- Nous nous approchons du Berryl, annonça Abigaël. Nous devrions l’atteindre demain au zénith.
- Ces gens pourraient-ils ne pas être originaires de la terre des mages ? proposa Maul.
- Pourquoi aller aussi loin chercher une enfant ? demanda Elmarion. Ça n’a pas de sens. Ils prendraient un gros risque pour pas grand-chose.
- Si elle a été enlevée, nous n’avons trouvé aucune trace d’éventuels agresseurs, fit remarquer Maul.
- Où voulez-vous en venir ? demanda Elmarion.
- Qu’elle n’a peut-être pas été enlevée, proposa Maul. Si ça se trouve, elle fuit bien, mais c’est notre pays qu’elle fuit. Et si elle était responsable de la mort de sa mère et qu’elle s’en voulait ? Il a très bien pu se produire un accident. Nous n’avons jamais imaginé la possibilité qu’Annabelle parte volontairement.
- Cette hypothèse est à rajouter à la liste que nous avons déjà. Pour comprendre, nous n’avons d’autre choix que de continuer, annonça Elmarion.
- Nous rapprochons-nous seulement ? maugréa Maul.
- Oui, assura Elmarion. Le sort me demande moins d’énergie pour être lancé. Sa vitesse, d’abord rapide, a décru avant de prendre un rythme stable. Nous la rattrapons.
- Excellente nouvelle, dit Maul.
Le lendemain, la magia verborum pointait en direction de la rive nord du Berryl.
- Impossible de traverser ici. Il faut faire un détour vers le pont, annonça Abigaël.
- Impossible de traverser tout court, répliqua Maul. Ce territoire n’est pas le nôtre. Nous n’avons pas le droit de nous y rendre.
- Annabelle est de l’autre côté. Nous n’avons pas le choix, cingla Elmarion.
- Il faudrait tout de même demander son avis à l’archimage, déclara Maul.
- Allons au pont, lança Elmarion. Les Mordens pourront envoyer un pigeon en urgence.
- Nous en profiterons pour les interroger, proposa Abigaël. Après tout, Annabelle est forcément passée par ce pont pour passer. Le fleuve est infranchissable à pied.
- Pas pour moi, fit remarquer Elmarion.
- Annabelle n’a pas tes capacités de sorcier, répliqua Abigaël.
- Je veux dire par là qu’on ne doit pas forcément prendre le passage sur ce pont comme une évidence. Il y a toujours plusieurs moyens de contourner un même obstacle.
Abigaël fut forcée d’admettre que son époux avait raison sur ce point. Les gardes du pont n’avaient vu personne passer, ni dans un sens, ni dans l’autre. Lorsqu’Elmarion expliqua qu’ils recherchaient une jeune femme noble, l’un des gardes annonça :
- Un tavernier à Eastern dit avoir accueilli six hommes et une fillette avant avant-hier. Il a déclaré avoir d'abord senti quelque chose d'étrange puis avoir finalement laissé tomber. Pensez-vous qu’il puisse y avoir un rapport ?
- Ça mérite qu’on s’y attarde, admit Elmarion.
Le sorcier rédigea un message pour Taïmy et le pigeon s’envola. Il ne reviendrait pas avant le soir. Elmarion, Abigaël et Maul en profitèrent pour se rendre à Eastern, à une demi-journée de cheval de là.
L’aubergiste reconnut Annabelle sur le portrait. Elmarion envoya de nouveaux messages : à Justin, le Morden en charge de l’enquête mais également à Taïmy, pour annoncer qu’Annabelle avait bien été enlevée et qu’on avait désormais des détails : six hommes s’étaient chargés de l’emmener. Qui ils furent et quelles purent être leurs intentions restaient un mystère. Le temps que le groupe retourne au pont sur le Berryl, Taïmy n’avait toujours pas répondu.
Deux jours plus tard, aucun pigeon ne revenait avec les instructions.
- Comme d’habitude, Taïmy prend son temps, maugréa Elmarion.
- Nous aurions plus vite fait d’y aller et de revenir, fit remarquer Abigaël.
Ainsi fut décidé. Elmarion et Abigaël se rendirent à la citadelle, laissant Maul au pont afin de récupérer un éventuel et improbable message.
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Nicolas ne vit rien venir. Il s'écroula, assommé, sans avoir eu la moindre chance de comprendre ce qui lui arrivait. Julian, en voyant cela, s'enfuit dans les bois aussi vite qu'il put et se cacha dans un arbre après avoir activé ses amulettes de camouflage. Nul ne pourrait le trouver. Pierre, lui, était totalement sans défense. Muet et privé de tout objet magique ou arme à la suite d'une punition, il ne put que constater que six hommes l'encerclaient.
- Descends, petit. Nous ne te voulons aucun mal, dit l'un d'eux.
Ils étaient tous vêtus de la même manière : des habits de mercenaires. Celui qui avait parlé avait un signe particulier supplémentaire : un gant de cuir rouge protégeait sa main droite. Pierre n'avait jamais vu de gant Morden mais il en avait suffisamment entendu parler pour savoir ce dont il s'agissait. Pierre se tourna vers Amel. Le magicien ne bougeait pas. Il regardait le sol, le visage vide de toute expression.
- Il ne peut pas t’aider, assura le Morden. Maintenant, descends !
Le Morden le fixait intensément de ses yeux verts avec une autorité telle que Pierre comprit qu’il était obligé d'obéir. Lui qui détestait qu'on lui donne des ordres et qui passait son temps à se rebeller se vit descendre du cheval et attendre comme un gentil toutou. Le Morden s'approcha et s'accroupit devant l'enfant.
- Comment t'appelles-tu ?
Pierre porta les mains à sa bouche et forma une croix de ses doigts. Alors que deux hommes disparaissaient dans les bois à la poursuite de Julian, le Morden dit :
- Tu es muet, c'est ça ?
Pierre hocha la tête. Le Morden sembla gêné. Il leva les yeux vers Amel et demanda :
- Comment s’appelle cet enfant ?
- Il se nomme Pierre, répondit Amel d’une voix monotone qui n’était pas la sienne.
Pierre comprit que le magicien était possédé. L’un de ces hommes devait être un ensorceleur et avec Nicolas à terre, le magicien était sans protection.
- Il étudie la magia verborum auprès d’Elmarion de Kartos ? interrogea le Morden et Pierre sursauta.
Comment cet homme pouvait-il le savoir ? Amel confirma et le Morden demanda :
- Je suppose que Pierre n’est pas muet de naissance sinon lui apprendre le langage magique ne serait guère utile. Comment a-t-il perdu l’usage de la voix ?
- Son mentor l’a puni en la lui ôtant, annonça Amel.
- Comment s’y est-il pris ?
- Je l’ignore, avoua Amel.
Le Morden se tourna vers Pierre et demanda :
- Il a utilisé la magia verborum pour te priver de la parole ?
Pierre acquiesça d’un geste de la tête.
- Sais-tu quelle incantation ton précepteur a utilisée pour te rendre muet ? demanda le Morden.
Pierre secoua négativement la tête.
- Puer verbum recuperet, lança le Morden.
Pierre ouvrit de grands yeux en entendant l'homme parler la magia verborum. Qui était-il ? Comment pouvait-il posséder cette connaissance ? Pierre comprit la phrase dite par le Morden. Le sorcier essayait réellement de lui rendre l'usage de la parole. Pierre essaya de parler mais rien ne sortit. Le sort avait été sans effet. Le Morden parut circonspect. Il essaya plusieurs autres formulations différentes du même sort mais rien n'y fit. Pierre ne parlait toujours pas.
- Hmm… Nous demanderons à quelqu'un de plus expérimenté que nous de nous aider. Je te promets que nous te rendrons la parole.
Pierre hocha la tête pour signifier qu’il avait compris. En revanche, pourquoi ces hommes étaient là et s’intéressaient à lui, cela, il ne le savait pas. Amel descendit de cheval et se coucha à même le sol avant de fermer les yeux.
- Maintenant qu’il dort, nous allons pouvoir discuter, dit le Morden. Nous sommes des êtres magiques. Nous représentons chacun l'une des magies de ce monde. Nous sommes professeurs dans une école de magie et nous te proposons de rejoindre nos élèves.
Pierre ouvrit de grands yeux. Il s'était attendu à tout sauf à ça. Il sourit.
- Je préfère te prévenir que nous ne tolérons ni l'insolence, ni le manque de respect, et encore moins la désobéissance. Si tu suis nos règles, nous t’apprendrons à devenir un grand sorcier. Tu côtoieras d’autres élèves, avec qui tu pourras partager de bons moments. Ça te tente ?
Pierre était très excité à l’idée d’aller dans cette école. Cependant, l’enseignement avec maître De Kartos était aussi de très bonne qualité. Pierre regarda Amel et Nicolas, au sol. Il n’aimait guère les méthodes de ces gens. Il recula et fit non de la tête.
- Peut-être que ton camarade sera plus réceptif. Où est Julian ?
Pierre se renfrogna. Ces gens connaissaient beaucoup trop de choses. Pierre fut très heureux que son copain ait des amulettes de protection. Ainsi, ces gens ne pourraient pas le retrouver.
- Des amulettes ? répéta le Morden et Pierre se crispa.
Le Morden lisait dans ses pensées !
- Nous n’avons pas le temps de passer la forêt au peigne fin pour trouver l’autre, dit un autre des six hommes. Ils vont vite se rendre compte qu’un magicien manque à l’appel. Nous devons partir… maintenant ! Un seul nous suffira.
Le Morden acquiesça. Il empoigna Pierre et le déposa sans douceur sur son cheval. Pierre savait parfaitement que contre eux, il n’avait aucune chance. Il décida de ne pas se rebeller et d’attendre le bon moment… en espérant qu’il viendrait un jour.
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Amel fut éveillé sans douceur. Il grogna mais cessa quand il reconnut Nicolas. Son assistant semblait paniqué.
- Tu vas bien ? Je suis désolé ! J’ai été pris par surprise !
- Ça va, assura Amel en se redressant. Ce salopard d’ensorceleur m’a obligé à dormir après avoir répondu à ses questions.
- Que s’est-il passé ? interrogea Nicolas qui, ayant été assommé dès le début, n’avait pas la moindre idée des événements en cours.
- Je dois avertir Taïmy. En attendant, cherche Julian. Il s’est caché dans la forêt sous couvert d’amulettes de protection. Dis-lui que les méchants sont partis et qu’il peut revenir. Il n’a pas dû aller bien loin.
- Et Pierre ? interrogea Nicolas mais Amel secoua négativement la tête avant de contacter Taïmy par télépathie.
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Elmarion et Abigaël arrivèrent à la forteresse. Aidés par la magia verborum, les chevaux avaient tenu toute la distance sans faiblir. Taïmy les reçut mais seulement après les avoir fait attendre plus de trois heures.
- Vous n’aviez pas besoin de venir, leur reprocha l’archimage. Je vous aurais fait part de ma décision par pigeon.
- Il y a urgence, rappela Elmarion. Chaque jour qui passe fait s’éloigner Annabelle. Nous devons savoir comment procéder.
- L’archimage n’a pas encore pris sa décision, annonça Yohan.
- Il faut dire que quand j’en prends une, tu t’y opposes, répliqua Taïmy. J’ai écris un message hier mais tu ne l’as pas envoyé.
- Tu leur demandais de se rendre au nord et de retrouver Annabelle, quoi que cela leur coûte.
- Tu préfères sûrement que je ne fasse rien ? s’exclama Taïmy.
- Non, mais envoyer nos amis à l’aveugle dans un pays inconnu n’est pas non plus une solution !
- Nous n’avons pas le temps d’apprendre à connaître notre ennemi, répliqua Taïmy. Il faut agir maintenant si on veut avoir une chance de sauver Annabelle. Finalement, c’est une bonne chose que vous soyez venus, tous les deux. Repartez à la recherche d’Annabelle. Vous êtes les meilleurs. Vous saurez la trouver.
- La trouver, oui, dit Elmarion, sans difficulté. En revanche, nous ne passerons pas inaperçus.
- Vous craignez des tribus sauvages vivant dans la boue et ne connaissant pas la magie ? s’étonna Taïmy. Allons, vous vous en sortirez à merveille.
- Ils ne parlent pas leur langue. Comment se feront-ils comprendre ? interrogea Yohan.
- Mon épouse parle toutes les langues et la magia verborum me permettra de partager son savoir, annonça Elmarion.
- Ils parlent notre langue, intervint Abigaël.
- Quoi ? dirent en même temps Taïmy, Yohan et Elmarion.
- Les habitants du pays de Turiel parlent notre langue, assura Abigaël.
- Quel nom as-tu dit ? interrogea Elmarion.
- Le pays de Turiel, répéta Abigaël. C’est sous ce nom-là que cet endroit apparaît dans la carte mentale fournie par Niger. Par les dragons ! s’exclama Abigaël en comprenant pourquoi son mari la regardait avec des yeux horrifiés. Je n’avais jamais fait le rapprochement.
- Arfer Turiel, dit Elmarion. Ce pays serait celui dans lequel il a privé des milliers de gens de leur libre arbitre ?
- Alors ils ont toutes les raisons du monde d’en vouloir à notre peuple et de haïr les sorciers, dit Yohan. Turiel venait d’ici.
- Quel rapport avec Annabelle ? s'exclama Taïmy. Qu’ils nous en veuillent à cause de Turiel, déjà, je trouve ça étrange mais pourquoi pas. Cependant, Annabelle Meriat n’a rien à voir là-dedans ! Elle n’est même pas sorcière !
- En tout cas, si c’est effectivement Arfer Turiel qui a créé ce pays, intervint Julia, alors il ne doit pas être si différent du nôtre. Elmarion et Abigaël n’auront aucun mal à passer inaperçus. Il sera d’autant plus simple de trouver Annabelle.
- Peut-être vaudrait-il mieux tenter une solution diplomatique ? proposa Yohan. Envoyer un émissaire. Je rappelle qu’une délégation en provenance de ce pays avait demandé à rencontrer Taïmy au début de l’hiver dernier.
- Ils sont partis sans attendre ! contra l’archimage.
- Ils ont patienté une lune ! répliqua Yohan. Tu étais trop occupé pour t’en rendre compte.
- Que voulaient-ils nous dire ? Nous voulons enlever une enfant chez vous ?
- Peut-être qu’ils ont des soucis, ou qu’ils ont eu des informations comme quoi un groupe de brigands chez eux comptait s’en prendre à nous prochainement. Seulement voilà, nous ne le saurons jamais parce que tu as refusé leur demande de venir jusqu’ici.
- Évidemment ! Je n’allais pas les laisser pénétrer nos terres et risquer qu’ils nous espionnent ! s’exclama Taïmy. Ils devaient juste attendre que je me déplace.
- Tu ne te serais jamais déplacé, accusa Yohan.
Taïmy ne prit même pas la peine de nier. Il allait dire quelque chose mais il stoppa, la bouche ouverte. Il tourna légèrement la tête, comme s’il écoutait un son inaudible. Yohan reconnut en ce geste la réception d’un message télépathique.
- C’est Amel, annonça Taïmy. Il y a un problème avec les apprentis d’Elmarion.
- Quoi ? s’exclama Elmarion. Que se passe-t-il ?
- Pierre a été enlevé par six hommes. L’un d’eux était un ensorceleur. Il a possédé Amel mais ils sont partis sans lui faire de mal. Nicolas a été assommé. Il a mal au crâne mais c’est tout. Julian a réussi à se cacher. Il est sain et sauf. Je ne comprends pas, avoua Taïmy une fois le message d’Amel terminé et répété à l’assemblée. Six hommes, ça ressemble à l’enlèvement d’Annabelle. Mais pourquoi quelqu’un enlèverait d’abord une Ar’shyia puis un enfant sorcier, mais laisserait un magicien ?
- Ils pensaient peut-être que la disparition passerait inaperçue, proposa Julia.
- Il y avait moyen d’être plus furtif en ce cas, fit remarquer Taïmy. Laisser deux cadavres désartibulés, s’en prendre à une duchesse et à un magicien n’est pas exactement le plus discret.
- Nous n’arriverons jamais avant eux au pont, maugréa Elmarion.
- Je vais envoyer un pigeon pour renforcer la sécurité, promit Taïmy.
- Les ravisseurs d’Annabelle ont passé le Berryl sans se faire voir, rappela Elmarion. Rien ne prouve qu’ils ont emprunté le pont.
- J’augmente quand même la sécurité. Je ne vais pas me laisser influencer par les ennemis, dit Taïmy. Ils pensent pouvoir venir chez nous et y faire ce que bon leur semble ? Quel toupet !
Un petit silence suivit puis Taïmy murmura :
- Pourquoi risquer une guerre pour un enfant ? Un Ar’shyia, je comprends mais quel intérêt de prendre Pierre ?
- Pour sa capacité à parler la magia verborum ? proposa Julia.
- D’après Amel, le Morden ennemi la parlait, dit Taïmy.
- Quoi ? s’exclama Elmarion. C’est impossible !
- Ce pays a été créé par Turiel, rappela Abigaël. Il a très bien pu l’enseigner avant de partir.
- C’est terrible. Cet endroit est beaucoup plus dangereux qu’il n’y paraissait au départ.
- J’ai confiance en vous, annonça Taïmy. Si quelqu’un peut réussir, c’est vous. Vous êtes un maître en magia verborum et vous, Abigaël, votre capacité à repousser la magie de la Perle vous rend très puissante. Nul ne peut s’attendre à ça puisque vous êtes, à notre connaissance, la seule à posséder ce pouvoir. Cependant, avant de vous y envoyer, je vais suivre le conseil de Yohan et dépêcher un émissaire.
- Le temps que l’émissaire y aille et revienne, Pierre aura eu le temps de se faire tuer quinze fois, s’exclama Abigaël.
- Faisons les deux, proposa Julia.
- C’est une mauvaise décision, dit Yohan. Si on envoie un diplomate et des espions…
- Espions ! répéta Taïmy. Je ne demande pas à Elmarion et Abigaël de me rapporter des informations sur les postes de sécurité de mes ennemis, mais juste de rapporter deux enfants perdus à leur famille.
- Je suppose que tu seras content s’ils t’apportent en plus des informations sur tes adversaires, lança Yohan.
- Je ne cracherai pas dessus, en effet. Partez au plus vite. L’émissaire partira bientôt.
- Qui vas-tu envoyer ? s’enquit Julia, terrorisée à l’idée d’être désignée.
Après tout, n’avait-elle pas demandé à pouvoir s’en occuper quelques jours plus tôt ?
- Le lieutenant de la section diplomatie chez les Mordens choisira son meilleur homme, dit Taïmy.
Julia soupira de soulagement. La mission ne serait pas un cadeau pour celui qui se la verrait offrir.
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Lorsque Pierre vit le gigantesque bâtiment qui s'étendait devant lui, une boule se forma dans sa gorge. C'était peu dire que l'école était grande. Ils entrèrent et Pierre se sentit un insecte dans une immense fourmilière. Des milliers de gens allaient et venaient. C'étaient principalement des serviteurs mais il remarqua également une bonne quantité d'enfants et de gens vêtus comme les six hommes. Ils laissèrent leurs montures à des palefreniers puis menèrent Pierre dans un couloir.
- Nous t'amenons au directeur de l'école, annonça le Morden. D'habitude, on ne le fait pas, mais c'est le meilleur ensorceleur de l'école. Il fera tout ce qu'il peut pour te rendre la voix.
Pierre hocha la tête. Pendant le lune de chevauchée, les six hommes s’étaient montrés gentils et attentionnés envers Pierre mais leur vigilance ne s’était pas relâchée une seule seconde, n’offrant aucune issue de secours à l’enfant. Pierre avait dû se rendre à l’évidence : où que ces hommes voulaient qu’il aille, il irait. Était-ce une si mauvaise chose ? Après tout, il s’agissait d’une école. Cela ne pouvait pas être si mal.
Maintenant qu’il y était, Pierre voyait ses craintes s’envoler. Des milliers de gens s’activaient dans cet endroit. La plupart étaient des enfants ou des adolescents, libres de leurs mouvements. Des adultes portant des livres bavardaient en se rendant dans des pièces que Pierre reconnut comme des salles de classe. Les hommes ne lui avaient donc pas menti. Ils l’amenaient bien dans une école. Mais pourquoi se donner autant de mal ?
Ils parvinrent au bureau du directeur. "Louis Krigna" était affiché sur la lourde porte en bois. Le Morden ne frappa pas. Il attendit.
Il y eut un long silence puis la porte s'ouvrit. Ils entrèrent dans une pièce de taille moyenne. Les murs étaient recouverts de meubles emplis d'objets magiques. Les yeux du petit garçon brillèrent en voyant ce trésor. Chacun de ces objets l'attirait irrésistiblement. Au fond de la pièce se trouvait un bureau. Le reste de la salle était vide, le sol étant pavé de pierres qui dessinaient sur le sol des motifs courbes et étranges mais jolis.
En avançant dans la pièce, Pierre se rendit compte que quelqu'un était assis derrière le bureau. Pierre s'attendait à voir un vieil homme avec une longue barbe. Il fut surpris. Devant lui se tenait un homme très jeune d'une beauté indécente. Il n'était pas vêtu comme un mercenaire. Ses vêtements étaient souples, légers et très bien taillés mais ils ne présentaient aucun excès. Ni dentelle, ni couture d'or. Ils étaient beaux, en toute simplicité. Il lança au garçon un sourire charmeur.
- Ah ! Voilà notre nouveau pensionnaire. Sois le bienvenu, Pierre, dit le directeur.
Sa voix était douce et agréable. Il se leva et dit quelques mots aux hommes dans une langue inconnue du garçon. Pierre regarda les objets dans les armoires. Il y en avait tant qu'il y avait sans cesse quelque chose de nouveau où ses yeux pouvaient se poser. Le directeur attrapa soudain le garçon par les aisselles et l'assit sur son bureau. Il avait soulevé Pierre comme une fleur. Le garçon ne dit rien et baissa les yeux.
- Je vais essayer de te rendre la voix, dit le directeur. Toutefois, de ce que m'ont dit mes collègues, cela risque d'être difficile…
Pendant un long moment, Pierre vit le directeur le regarder sans rien dire ni rien faire. Finalement, il annonça :
- Je suis désolé, mon garçon, je n'y arrive pas, avoua le directeur. Si nous savions comment ton précepteur t'a rendu muet, cela nous aiderait. Mais sans cela, je crains que ça soit impossible. En attendant, je vais entrer dans ton esprit de manière à lire dans tes pensées. J'aimerais que tu répondes à quelques questions et ça sera plus pratique. Tu veux bien ?
Pierre hocha la tête. Le directeur posa ses mains sur le crâne de l'enfant. Pierre eut l'impression qu'on lui broyait le cerveau. Il voulut hurler mais sa voix ne lui répondait plus. Lorsque le directeur le lâcha, Pierre avait le visage couvert de larmes.
- Bien, dit le directeur comme si la souffrance de l'enfant ne l'intéressait pas le moins du monde, dis-moi, saurais-tu où se trouve ton précepteur ?
Pierre secoua la tête négativement. Il ne voulait pas en dire plus mais il ne put s'empêcher de penser :
- Il recherche une fillette dont je ne me souviens plus du nom mais qui est la fille d'un duc.
Le directeur sursauta et Pierre se mit à trembler. Ses pensées appartenaient à cet homme. Pierre n’avait ressenti que de la douleur en provenance du directeur. Pierre en était certain : cet homme était dangereux. Moins il le verrait et mieux il se porterait. Il fit en sorte que l'interrogatoire se passe le plus vite possible pour pouvoir lui échapper. Bizarrement, maintenant, sa beauté semblait malsaine, sa douceur blessante, sa perfection maléfique.
- Que savent-ils de cette fillette ?
- Que c’est une duchesse et une Ar’shyia, répondit Pierre.
Louis sourit. Ils ne savaient pas. Il soupira. Que d’efforts déployés de leur part pour un seul enfant. Il fallait vraiment être stupide. Cela lui convenait parfaitement alors le directeur ne se plaignit pas.
- Combien de personnes accompagnent Elmarion de Kartos dans ses recherches ?
- De ce que j’en sais, deux : un nécromancien et Abigaël, répondit l'enfant.
- Abigaël ? répéta Louis.
- La femme d’Elmarion, précisa Pierre.
Louis plongea dans ses souvenirs. Si l’un de ses espions avait constaté que le maître en magia verborum était marié, nul n’avait cru l’information suffisamment importante pour la lui transmettre.
- Sais-tu pourquoi sa femme l’accompagne ?
- Pour l’aider, répondit Pierre qui trouvait la réponse évidente.
Louis décida de ne pas insister. L’enfant était sûrement trop jeune pour connaître la vraie réponse.
- Merci pour ces réponses. On m’a dit que tu étais très doué en magia verborum.
Pierre sourit au compliment.
- Voyons si c’est vrai. Traduis-moi "Bonjour, comment vas-tu ?" en magia verborum, testa le directeur.
- Ave, quomodo vales ? pensa l'enfant.
Le directeur sourit. L’enfant ne se rendait pas compte de la merveille qu’il représentait et le directeur ne comptait pas le lui faire savoir.
- Tu es très doué, le complimenta Louis. Cependant, nous avons besoin de te tester plus en avant afin de savoir où tu en es exactement de tes connaissances avant de te faire intégrer une classe. Il ne faudrait pas qu’on te sous-estime !
Pierre se redressa. Il comptait bien passer haut la main tous les examens qui se présenteraient. Désormais, le directeur ne lui faisait plus peur. Le jeune garçon ne voulait plus qu’une chose : relever le défi que l’homme lui imposait. Pierre avait hâte de démontrer sa valeur.
- Un professeur va t’emmener dans une salle et tu devras traduire des phrases. Applique-toi !
Pierre hocha frénétiquement la tête et le directeur lui sourit. Sur un geste de l’adulte, Pierre descendit du bureau et sortit de la pièce pour rejoindre une salle vide. Il traduisit tout l’après-midi.
De temps en temps, il s’arrêta pour rêvasser. Il s’en voulait d’avoir dit au directeur qu’Elmarion était à la poursuite de la fillette. Il était trop tard pour faire marche arrière. Pierre craignait qu’il arrive malheur à son précepteur à cause de lui. Même si Elmarion avait toujours refusé de lui apprendre comment lancer un sort, il avait toujours été juste, patient, attentif et attentionné.
Le soir, Pierre fut amené dans une petite chambre. Il ne croisa aucun autre élève. Le lendemain, on lui demanda à nouveau de traduire des mots et des phrases.
Une semaine plus tard, rien n’avait changé. Des professeurs lui apportaient de nouvelles traductions dès qu’il avait terminé et repartaient avec les parchemins remplis. Pierre, muet, ne parvenait pas à faire entendre sa frustration.
Un soir, après qu’on l’eut raccompagné à sa chambre, il voulut ressortir pour aller parler au directeur mais la porte était close et Pierre eut beau s’acharner, elle ne bougea pas. L’enfant commença à entrevoir la possibilité d’avoir été dupé.
Le lendemain, Pierre n’écrivit pas. Il avait décidé de ne pas le faire tant qu’il n’aurait pas vu le directeur. Un professeur vint chercher ses traductions et constata que l’enfant n’avait même pas sorti sa plume et son encrier. Le professeur, un Morden, murmura :
- Tu ne veux pas travailler ?
Pierre secoua la tête.
- Tu en assez ?
Pierre hocha la tête.
- Seulement voilà, continua le Morden d’une voix douce et posée, on ne te demande pas ton avis. Tu traduis et c’est tout.
Pierre se recula sur sa chaise. Sans hausser le ton, le Morden venait de transpercer le jeune homme. Tremblant, Pierre puisa dans son courage de Morden et ne faiblit pas.
- Comme tu veux. Dolor.
Pierre tomba de sa chaise mais la douleur du choc n’était rien comparée à celle du sort de souffrance. Aucune partie du corps de l’enfant n’était épargnée. Pierre souffrait doublement car, muet, il ne pouvait exprimer sa souffrance pleinement.
- Sortis finis, annonça enfin le sorcier.
Pierre pleurait à chaudes larmes.
- Au travail, dit le sorcier avant de sortir.
Pierre ne voulait pas revivre ça. Dès qu’il fut en mesure de le faire, il se rassit et lut la première phrase. Il connaissait sa traduction et fit exprès de faire des fautes. Quand il voulut tracer un « r » à la place d’un « s », une violente douleur explosa dans son esprit et il sentit la présence mécontente du directeur. Pierre comprit qu’il n’avait pas le choix et il se remit à écrire en traduisant cette fois correctement. Il était piégé. Il se savait perdu. Elmarion était le seul à pouvoir l’aider, sauf que le maître en magie verborum ignorait que Pierre se trouvait ici. Pierre ne put empêcher son visage de se couvrir de larmes. Qu’avait-il fait ?
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Abigaël et Elmarion arrivèrent dans la première grande ville très peu de temps après leur passage du pont. Elmarion avait annoncé un peu plus tôt à sa femme que vu la fatigue qu'il avait ressentie en lançant le sort de recherche, Annabelle devait se trouver à au moins une demi-lune de cheval. Leur détour par la citadelle des mages leur avait fait perdre un temps considérable. Pierre se trouvait plus loin encore. Les ravisseurs n’avaient pas perdu de temps.
- Comme prévu, les bâtiments ressemblent aux nôtres, constata Elmarion. Même construction, même assemblage, mêmes matériaux. Nous passerons totalement inaperçus.
- Alors pourquoi tout le monde nous dévisage de la sorte ? demanda Abigaël.
Elmarion regarda autour de lui en souriant pour donner le change mais dut reconnaître que sa femme n'avait pas tort. Les habitants les fixaient bizarrement. Ils traversèrent toutefois la cité sans encombre et continuèrent leur route. Ils savaient qu’ils allaient devoir en traverser beaucoup d’autres. Elmarion commença à se dire que finalement, sa femme n'avait peut-être pas tort d'être peu optimiste. Elmarion reprit confiance en traversant les villes et villages suivants. Ici, nul ne les dévisageait.
- La première ville était au bord de la frontière, dit Abigaël. C'est sûrement pour cela que l'ambiance était étrange. Ils devaient se demander qui nous étions. Ici, nul ne sait d'où nous venons, donc, ils n'ont pas de raison de se méfier.
Elmarion hocha la tête. Sa femme n'avait pas tort. Ceci était sûrement la raison du comportement des premiers habitants. Lorsque la nuit tomba, le couple s'arrêta devant une auberge.
- Dormir dehors ne ferait qu’attirer l’attention sur nous, dit Elmarion.
- Si on dort ici, il faudra payer et la monnaie que nous possédons est marquée de la terre des mages, fit remarquer Abigaël.
Elmarion sortit une bourse et d’une incantation, demanda que son contenu soit changé en monnaie du pays. Abigaël reconnut que son époux avait fait preuve d’imagination. Le couple entra et se dirigea vers le tavernier.
- Bonjour, une chambre et un repas chaud, je vous prie, dit Elmarion.
- Ça fera trois pièces de cuivre, dit l'aubergiste en dévisageant les deux voyageurs. Payable d'avance.
Elmarion sortit sa petite bourse et versa la somme demandée dans la main du tavernier. Celui-ci observa les pièces avec méfiance avant de hocher la tête et de désigner une table.
- Installez-vous, je vous prie. Nous allons vous servir. Ce soir, c’est sanglier rôti aux petits légumes.
- Parfait, répondit Elmarion avant d’aller s’asseoir, accompagné de son épouse.
Elmarion frissonna.
- Tu as froid ? interrogea Abigaël surprise.
Il faisait en effet très chaud dans cette taverne presque entièrement pleine.
- J’ai ressenti une vibration dans la magie. C’est bizarre. Je n’avais jamais ressenti cela avant.
- Restons sur nos gardes, chuchota Abigaël peu rassurée.
Autour du couple, les conversations allaient bon train. La plupart des voyageurs racontaient leurs anecdotes. Les marchands narraient leurs bonnes affaires et les malheureux qu’ils avaient dupés.
- Méfie-toi, dit un homme à son voisin. À force de vendre des lanternes à tes clients en les faisant passer pour des vessies, ils finiront par se plaindre. Si un sixty débarque dans ta boutique, tu ne te plaindras pas.
- Ils ne se déplaceront pas pour une affaire aussi banale. Ils laisseront la garde s’en occuper.
- Et comme la garde a un pourcentage sur tes bénéfices…
- T’as tout compris, dit le second homme en riant.
- Sixty… répéta Elmarion d’un murmure.
- Cette entité semble surpasser la garde classique, murmura Abigaël.
- Je pense savoir ce que c'est. Ceux qui ont enlevé Pierre étaient six. C'est peut-être une coïncidence mais ça me semble correspondre…
- Tu veux dire qu'un sixty serait un groupe de six hommes ? chuchota Abigaël.
- Dont l'un serait un Morden et un autre ensorceleur. Il y a aussi probablement un nécromancien, vu les corps désartibulés. Rappelle-toi qu’en terme de magie, six n'est pas un nombre quelconque…
- Tu penses que chacun d'eux possède une magie différente ? comprit Abigaël.
Le regard qu’Elmarion lança à sa femme était clair. C'était bien ce qu'il craignait. Les clients continuaient à discuter.
- D’ailleurs, en ce moment, les sixty sont en émoi. On en voit tout le temps !
- Oui, ils cherchent quelqu’un. Un type et sa femme. Ils seraient venus sur ces terres sans y être conviés mais apparemment, notre roi est ravi. Ils les cherchaient et comptaient les attraper dans le pays au sud mais ils sont venus d’eux-mêmes jusqu’ici.
- Les idiots ! s’exclama le premier client. Je ne leur donne pas deux jours.
Elmarion pâlit.
- Comment savent-ils qu’on est là ? chuchota-t-il.
- S’ils savent se servir de la magie aussi bien que nous, ça n’est guère surprenant. Un simple tropare Elmarion leur permet de te localiser !
- On se casse ? proposa Elmarion.
- Oui, mais pas trop vite, murmura Abigaël. Nous ne voulons pas attirer l’attention.
Elmarion hocha la tête. Il commençait à se lever lorsque la porte s’ouvrit. Les clients se tournèrent vers la porte et le silence se fit d’un coup. Abigaël tournait le dos à la porte mais Elmarion avait une vue parfaite sur l'entrée.
Lorsqu'il vit entrer six hommes habillés de la même façon, il blêmit. Il observa les mains des hommes et lorsqu'il constata que l'un d'eux portait un gant de Morden, il fut définitivement mal. Abigaël ne se retourna pas mais en entendant le silence dans l'auberge et le visage blanc de son époux, elle sut qui venait d'entrer.
- Ils n’oseront pas s’attaquer à nous en plein milieu d’une auberge, murmura Elmarion. Mieux vaut rester ici.
- Tu sembles aussi sûr de toi que quand tu disais que ça serait facile de passer inaperçu, accusa Abigaël.
- Ils savent qui nous sommes, dit Elmarion. La sensation étrange que j’ai ressentie tout à l’heure, je crois que c’est l’action de la magia verborum. Ils ont effectivement dû me rechercher… et me trouver.
Les six hommes ne prirent pas la peine de faire croire qu’ils cherchaient. Ils s’installèrent à une table et commencèrent à discuter en se faisant servir, le tout sans accorder la moindre attention au couple. Les conversations reprirent et l’auberge se remit à vivre normalement.
- Qu’est-ce qu’ils font ? demanda Abigaël qui ne pouvait voir les hommes dans son dos.
- Ils dînent, annonça Elmarion.
- Ils nous regardent ? interrogea Abigaël.
- Pas plus que ça, répondit Elmarion.
- On se casse ? proposa Abigaël.
- Non ! On attirerait beaucoup trop l’attention. Mieux vaut rester ici, au milieu d’innocents qui nous protègent par leur présence.
Elmarion sursauta.
- Qu’est-ce qui se passe ? lança Abigaël.
- L’un d’eux me sourit. Il vient de me dire bonjour de la tête.
- On est dans la merde, murmura Abigaël.
- Ils n’oseront pas s’en prendre à nous au milieu de ces gens. Il y aurait trop de risques de blesser des innocents, insista encore une fois Elmarion.
L’homme qui avait souri à Elmarion leva les yeux vers lui, sourit de nouveau puis se leva et annonça d’une voix forte :
- Tout le monde dehors.
Les clients ne se plaignirent. Ils se levèrent et détalèrent tellement vite que le couple en fut totalement subjugué. Jamais ils n’avaient vu un bâtiment se vider aussi vite. Une fois l’auberge vide, l’homme se rassit et continua à manger, ses compagnons n’ayant jamais cessé de discuter entre eux.
- Ils ne font rien, dit Elmarion.
- Je ne vais pas me laisser faire, dit Abigaël avant de se lever et de se diriger vers les hommes.
Elmarion regarda sa femme avancer sans trembler et il fut subjugué par son courage.
- Je sais que l’un de vous est un magicien, annonça Abigaël. Je ne sais pas lequel mais si vous ne quittez pas l’auberge immédiatement, il ne sera plus magicien.
Les six hommes rirent gaiement.
- Je ne mens pas, dit Abigaël. J’ai réellement le pouvoir d’ôter ses pouvoirs à jamais à un magicien.
- Mais c’est qu’elle dit la vérité, dit le Morden, identifiable à son gant rouge. Notre roi ne nous avait pas parlé de ça.
- Il n’en sera que plus heureux. Un cobaye de plus ! répondit un autre sixty.
- Je compte bien détruire les pouvoirs de votre mage, prévint Abigaël.
- Là, par contre, elle ment, dit le Morden. Madame, quand on bluffe, il faut être capable d’aller jusqu’au bout.
- Mes pouvoirs sont sans effet sur elle, annonça un homme. Je suis ensorceleur, précisa-t-il. Inutile de vous déranger en envoyant vos pouvoirs sur moi.
- Il me suffit de l’envoyer sur l’ensemble du groupe, dit Abigaël. Je toucherai forcément le magicien.
- Faites, dit le Morden. Un magicien de plus ou de moins, franchement, peu importe. En revanche, vous, vous êtes unique et donc très intéressante.
Abigaël recula, comme frappée par la foudre. Ces gens-là se moquaient-ils vraiment de perdre un magicien ? Combien en avaient-ils pour accorder si peu de valeur à l’un d’eux ?
- Voilà le marché. Si vous nous accompagnez gentiment, votre mari mourra sans souffrir, annonça le Morden. Vous avez le choix.
Abigaël recula une nouvelle fois. Elle voulait rester forte mais son courage fondait devant l’assurance de ses adversaires.
- Si vous vouliez le tuer, vous l’auriez fait depuis longtemps, fit remarquer Abigaël. Vous aussi vous bluffez !
- Non, assura le Morden. Votre mari va mourir, mais pas ici. Notre roi souhaite que son exécution soit publique et fasse l’objet d’un spectacle afin que votre chef ne se permette plus d’envoyer un émissaire demander des explications et dans le même temps des espions sur nos terres.
- Vous avez enlevé deux de nos enfants ! accusa Abigaël. Nous ne sommes pas là pour espionner, mais pour les récupérer. Vous êtes censés protéger le peuple mais ce sont des sixtys les responsables des enlèvements.
- Nous protégeons notre peuple, dit le Morden.
- Nous protégeons le nôtre, contra Abigaël.
- Vous le faites mal, cingla le Morden. Votre présence ici est ridicule. Vous pensiez réellement ne pas vous faire prendre ?
Abigaël ne put s’empêcher de rougir. Ils n’avaient même pas encore passé une nuit en terres ennemis. Le Morden se leva et annonça :
- Madame, si vous voulez bien me suivre, je vais vous amener à votre prochaine résidence pendant que votre mari rejoindra notre capitale pour son exécution publique.
Abigaël chercha dans le regard de son mari une solution. Elle ne voulait pas priver le magicien de ses pouvoirs. Ça serait un acte futile. Les cinq autres êtres magiques seraient toujours présents.
Un autre membre du sixty leva la main vers Elmarion et une muselière de lianes enserra son visage, l’empêchant de prononcer le moindre mot. Une racine vint s’enrouler autour de sa gorge et comprima sa trachée, le privant d’air.
Depuis qu’il parlait la magia verborum, Elmarion avait perdu tout attrait pour les objets magiques et n’en portait donc plus. Privé de sa faculté de parler, il était sans défense, à la merci du sixty. Les lianes incitèrent Abigaël à penser que le druide s’en prenait à son mari et contre la magie des dragons noirs, elle ne pouvait rien.
- Je vous suivrai, annonça-t-elle, consciente de ne pas avoir le choix. S’il vous plaît, cessez de torturer mon époux.
Abigaël entendit Elmarion inspirer bruyamment par le nez tandis que la liane, toujours présente autour de sa gorge, se desserrait légèrement. Le Morden, d’un geste, invita Abigaël à sortir de l’auberge. Avant de passer la porte, Abigaël jeta un regard à son mari bien-aimé. Allait-il réellement mourir ainsi ? C’était tellement stupide. Après tout ce qu’ils avaient vécu… Après tout ce à quoi ils avaient survécu… Abigaël sortit et ne put empêcher des larmes de couler sur ses joues. Elle ne pouvait le nier : elle était terrorisée.
À l’intérieur, Elmarion était envahi par la colère, la rage et la haine. Il n’était même pas attaché mais il était parfaitement conscient qu’il ne pouvait faire le moindre geste sans être à nouveau privé d’air. Ses adversaires le tenaient littéralement par la gorge.
Le reste du groupe se leva et le druide fit signe à Elmarion de les accompagner dehors. Le sorcier, peu désireux de sentir la liane l’étouffer, suivit docilement. Il comprit que les sixty avaient joué avec eux. Ils auraient pu les soumettre dès le départ mais ils avaient préféré laisser faire et y avaient gagné une information cruciale : les pouvoirs d’Abigaël. Le couple s’était fait avoir comme des enfants. Elmarion secoua la tête. Son dégoût était total. Taïmy leur avait fait confiance. Il avait eu tort. Elmarion et Abigaël venaient d’échouer dans leur mission et ils n’avaient même pas ne serait-ce qu’effleuré le commencement d’une réussite.
Le druide demanda à Elmarion de monter dans une voiture aux rideaux baissés et le sorcier obéit. Seul le druide monta avec lui, les autres chevauchant à l’extérieur. La voiture démarra et Elmarion le savait : il allait vers la mort.
Abigaël était montée avec le Morden dans une voiture et ils filaient vers l’inconnu.
- Qu'est-ce que vous allez me faire ? demanda Abigaël.
- Fermez-la, répondit le Morden d’un ton ferme mais pas agressif.
Abigaël n’insista pas. Elle ne connaissait que trop bien les pouvoirs d’un sorcier pour ne pas vouloir y être confrontée.
Le voyage fut long et Abigaël eut le temps de réfléchir. Elle ne ressentait qu’un profond agacement. Ils n’avaient aucune raison d’être là. Yohan avait raison. Ils n’auraient pas dû venir en même temps que l’émissaire. Le message envoyé n’était pas le bon.
Cependant, auraient-il dû laisser les deux enfants seuls, sans défense, aux mains de ces gens ? En même temps, les enfants ne seraient pas mieux maintenant. Elmarion allait se faire tuer en public et Abigaël était emmenée vers l’inconnu parce que ses pouvoirs fascinaient les sixty.
La jeune femme scruta son adversaire mais le Morden resta impassible. Il était dans la force de l’âge et pourtant tellement sûr de lui. Comment ces sorciers, sans les dragons au-dessus d’eux, pouvaient ne pas sombrer dans la folie liée à la magia verborum ? Abigaël comprit qu’ils avaient beaucoup à apprendre d’eux mais au lieu d’en faire des alliés, ils venaient de se les mettre à dos. Abigaël secoua la tête. Rien ne se passait correctement. Elle aurait tant voulu, une fois de plus, pouvoir revenir dans le passé et corriger son erreur…