Une odeur de soufre et de charbon de bois flottait dans l'air. Rachel peinait à reconnaître les rues désertiques de Bourg-d'Argent dont les allées, autrefois animées par ses villageois, étaient dénuées de toute vie. Seuls les cadavres de ses hommes gisaient sur les pavés teintés de sang.
Des impacts de tirs recouvraient les façades des maisons noircies par le feu, témoignant un affrontement d'une violence inouïe. L'auberge, où elle passait la plus part de son temps après ses journées de service, n'existait plus ainsi que la rangée des petites habitations voisines. À la place un immense affleurement dévoilait en évidence les strates de roches.
Les yeux écarquillés de stupeur, elle n'arrivait pas à croire à cette vision cauchemardesque. C'était un véritable désastre. Ces dégâts conséquents les obligeraient à rebâtir une grande partie de Bourg-d'Argent et leurs économies seraient insuffisantes pour acheter les matériaux nécessaires à sa reconstruction.
Un seau qui dégringolait des escaliers émit un bruit résonnant à travers la rue, attira son attention. Le récipient vint s'échouer près d'une silhouette familière allongée sur le dos. Elle s'en approcha et se mit à genoux sur le sol dur et froid.
Un orifice de la taille d'une petite balle défigurait le visage ensanglanté d'un jeune adulte à peine sorti de l'adolescence. Rachel le reconnut et porta une main à sa bouche alors que les larmes lui montaient aux yeux.
Elle l'avait persuadé que son enrôlement contribuerait au bien être des habitants et qu'en la rejoignant il pourrait en tirer des avantages. Des avantages qui lui aurait plutôt profité à elle qu'à lui.
Rachel savait qu'elle lui paraissait comme une personne exceptionnelle à ses yeux et elle avait tout à gagner à en faire une nouvelle recrue. Son besoin d'être la première personne dont il se préoccuperait était important pour ses futurs projets. Et même si leur nombre suffisait pour assurer la sécurité de Bourg-d'Argent, elle voulait toujours un plus grand nombre d'hommes sous ses ordres. Peut-être que si elle n'avait pas dissimulé ses sentiments et ses pensées à son égard, il serait probablement encore en vie.
Un malaise ainsi qu'une profonde amertume l'envahissait, comme une mauvaise conscience.
Un vent glacial souffla sur la rue. Rachel frissonna et remonta le col de son gilet jusqu'aux oreilles, alors que la main prévenante d'une personnage âgée se posa sur son épaule.
Rachel se souvenait de sa bonne humeur et de son rire qui égayait leur quotidien. Même Hadvar, qui d'habitude se tenait à l'écart des autres, s'était pris d'affection pour ce garçon. Ils passaient tout leur temps de service ensemble depuis qu'il faisait partie de la milice.
Tous ces morts mettaient en péril l'avenir du village... De son village. Sa tristesse se dissipait pour laisser place à une grande irritation qui la submergeait.
Bourg-d'Argent est en danger.
Leur mort ne peut rester impunie.
Justice doit être rendue !
Mais il y a une différence entre croire en la justice et le pouvoir de la rendre.
Ne commets plus d'erreurs imprudentes, tu sais ce qu'il t'en a coûté.
Rachel serra les dents jusqu'à en avoir mal. Elle n'arrivait pas à discerner si ces paroles venaient de ses propres pensées ou non.
— Que dis-tu ? demanda Liliane.
— Tout ceci est de ma faute, répondit-elle d'une voix rauque et bégayante.
— Tu n'as rien à te reprocher.
La vieille dame pressa l'épaule de la jeune femme en guise de maigre consolation. Dans ce genre de situation, les mots ne suffiraient pas à soulager la peine qu'éprouvait la capitaine. Alors, elles restèrent ainsi toutes les deux au milieu de la rue quelques instants.
Liliane sentit son cœur se serrer. Elle l'avait retrouvé dans le chai du manoir de la famille Bourbon dans un état préoccupant. Le corps recouvert de profondes blessures et de sangs, la capitaine poignardait le corps sans vie d'un de ses hommes en murmurant des phrases incompréhensibles. L'expression indéchiffrable qu'affichait Rachel, accompagnée d'une étrange voix étranglée, lui avait donné des frissons dans le dos. Lorsque leurs regards s'étaient croisés, toute la fureur qui bouillonnait dans les yeux de la jeune femme s'était évaporée pour laisser place à de la tristesse.
— Viens, ne restons pas ici, le temps se refroidit et tu as besoin de soins.
Le cœur déchiré, Rachel sentit le malaise grandir en elle. Des idées noires commençaient à germer dans son esprit et de nouveaux murmures indiscernables émergeaient.
Tu dois devenir plus forte. La force est la justice. La force est absolue. Sans victoire, tout est futile. Être vaincue, c'est tout perdre.
Déverse ta rage. Cette fureur pure, criant vengeance sera une force motrice inébranlable. Une détermination fragile ne te permettra ni de te protéger ni de te venger.
Les chuchotements se répétaient sans cesse dans sa tête, pendant que ses pas suivaient ceux de l'ancienne Vierge sur une route pavée qui menait à sa maison. Mais Liliane bifurqua soudainement et prit un autre chemin.
Elles passèrent sur un petit pont en bois et se dirigèrent vers une série de marches qui grimpaient en pente raide, tournaient, puis disparaissaient derrière le méandre de la rivière. La rambarde de l'escalier était décorée de statuettes, représentant une femme vêtue d'une stolla, comme figurait leur déesse. À leur passage les sculptures semblaient prendre vie et se mouvoir.
Rachel cligna les yeux et secoua la tête incrédule. Elle devait halluciner.
Là-haut se trouvait la terrasse de la chapelle couverte de broussailles. Un peu plus loin un édifice se dressait sur le sommet de la petite colline du village. Le bâtiment était un bloc de pierre sombre, uniformément lisse, agglutiné aux roches. L'étage resplendissait grâce aux vitraux qui ornaient ses fenêtres et son dôme étincelait au soleil comme un tapis doré.
La grande porte en bois de la paroisse grinça. L'intérieur était noir de monde, comme durant les jours de messes. Les habitantes s'y étaient réfugiées, recherchant du réconfort auprès de Rhamée. Elles baignaient dans la peur et la tristesse. Certaines pleuraient la mort et la disparition de leurs familles, tandis que d'autres priaient et tentaient de garder la foi dans ces moments difficiles.
Une silhouette féminine encapuchonnée qui se trouvait dans le chœur interrompit sa supplication lors de son apparition. Tout le monde se retourna vers l'entrée. Leurs yeux s'écarquillèrent quand elles virent Rachel pénétrer à l’intérieur accompagnée de la vieille Liliane. Sale et à moitié nue, seul un gilet recouvrait le corps tremblant de la capitaine qui dévoilait de profonds stigmates. Personne n'osait prononcer le moindre mot, choqué de son état.
La prêtresse s'empressa de la rejoindre. Elle passa dans un rayon de lumière qui réfléchit sur les décorations dorées de sa longue robe noire aux manches de kimono. Chacun de ses gestes étaient gracieux et sûrs. Son voile ne montrait rien de son visage, mais elle semblait n'avoir aucun mal à tout percevoir autour d'elle.
— Rachel, je me réjouis de te voir en vie ! s'exclama Emilia. Oh... Ma pauvre, qu'est-ce qu'on t'a fait ? Non, ne dit rien. Tu me raconteras ça plus tard. Viens. Suis-moi, tes plaies doivent être soignée. Vous aussi Liliane, je vais avoir besoin d'assistance.
Emilia la prit délicatement par le bras pour l'amener dans une petite chambre d'hôte à l'abri des regards.
Alors qu'elle traversait la nef en compagnie des deux femmes, Rachel tentait bien que mal de dissimuler son mal être aux autres. Elle était la capitaine et le pilier central de Bourg-d'Argent. Même brisée de l'intérieur, elle devait se montrer forte, car que penserait-on d'elle si elle exposait sa faiblesse devant tout le monde ? Sa réputation serait ternie et elle décevrait son père.
Son père... où était-il ? Elle balaya du regard la nef à sa recherche en vain. Lambert disait vrai, seules les femmes étaient restées au village, tandis que les autres avaient été amenés à la mine. Une peur intérieure grandissait. La santé fragile de son parent ne lui permettait pas de s'exposer à des charges lourdes.
Elle releva la tête vers les statues de Rhamée qui ornaient les chapelles. Elle pria intérieurement et supplia sa déesse de lui donner la force nécessaire pour surmonter cette épreuve. Au plus profond de son être, elle savait que sa volonté vacillait dangereusement et ne tenait qu'à un fil. Si elle venait à tout perdre, elle n'avait aucune idée de ce qu'elle deviendrait ou ferait.
Son avenir était en jeu.
La façon dont sont décrites les pensées de Rachel est plutôt intéressante, par rapport aux chapitres d'avant on voit bien que c'est différent. Espérons que Rhamée ne s'acharnera pas trop sur elle quand même 😅
Oui, espérons pour Rachel que Rhamée soit miséricordieuse. ! ^^