Chapitre 103 : Là où les autres se perdent

Par Kieren
Notes de l’auteur : Sujet sensible, ne vous forcez pas.

En soi, l'appareil que je fabriquais pour le Père Shalom n'était pas complexe, mais puisqu'il s'agissait de sa volonté qui faisait tourner sa toupie, il fallait que ce que je construise puisse s'attacher directement à l'axe. Il ne s'agissait pas de se couper un doigt, ou de casser l'appareil lors de la pose. Sur le papier, cela me semblait faisable. Assis dans ma cave, j'avais devant moi tout le bric-à-brac technologique que j'avais récupéré des Ruines, ainsi que quelques outils : vis, scie, étain et fer à souder, loupe. Il était tard et l'odeur de la nuit me rafraîchissait le cerveau. Je finis par m'étirer et allai me promener sous les étoiles, mais pas longtemps. Ce type me paraissait douteux, et je ne voulais rien à faire avec lui, alors plus vite je finissais ce que j'avais en tête, plus vite je me soulagerais de ma dette.

Je fis un tour vers la bergerie pour m'assurer que mes moutons se portaient bien, certains vinrent me voir, alors je leur caressai un peu la tête. Leur laine avait poussé un petit peu depuis la dernière tonte, ils ne supportaient pas bien le Soleil ces derniers temps, préférant manger la nuit. Sur le chemin du retour j'aperçus une silhouette rentrer dans ma cave, de la manière la plus naturelle du monde.


 

« Tess, tu es encore rentrée dans ma maison sans frapper. » rouspétai-je.

« C'est faux Paps, tu ne m'as pas entendu, t'étais pas là. »

« C'est faux Tess, j'étais juste derrière toi. Être ma principale cliente ne te soustrait pas à la courtoisie. »

Cela la fit rire. « Et cela me soustrait aussi le droit d'être ton amie ? »

« Non plus. Je te serre quelque chose à boire ? Thé ? Jus ? Café ? »

Tess réajusta ses lunettes et sortit sa pipe, elle la porta à sa bouche et en fit sortir des bulles. « Du café Paps, s'il te plaît. »

« … Tu ne crains pas l'insomnie ? Il doit être quoi ? Deux, trois heures du matin ? »

Elle me sourit et agita sa pipe. « Je ne dormirai pas cette nuit. J'ai apporté du travail avec moi de toutes façons. » Et elle sortit de son sac à dos une grande quantité de laine ainsi qu'un rouet, elle souriait mais son regard débordait de fatigue et de tristesse. « J'ai vu que tu travaillais toi aussi, sûrement pour aider quelqu'un d'autre. Je peux rester avec toi cette nuit ? »

« … Les souvenirs d'enfance ne sont pas tous aussi facile à oublier, hein !... » Tess détourna son regard vers les bulles qu'elle formait au dessus de sa tête. « De même que les mauvaises habitudes. »

« Cela dépend pour quoi et pour qui on se bat. » Finalement elle finit par lâcher quelques larmes, certaines percèrent les bulles de savon sur leur trajet de retour à la terre. Je la pris doucement dans mes bras, de peur qu'elle n'éclate. Elle y sanglota quelques minutes.

« Elles me manquent, tu sais Paps ! »

« J'imagine bien que ta sœur te maque Tess. »

« Ce n'est pas juste ma sœur, mais notre jeunesse aussi. J'ai passé tellement de chouettes moments avec elle. Les bonhommes de neige, les avions en papiers, les escapades dans les Ruines... »

« Avec les déchets que l'on y trouve, surtout dans les profondeurs. »

« … On était si jeune... »

« Ce n'était pas un reproche. Nous faisons tous des erreurs un moment ou un autre. Tout le monde ne s'en sort pas. Tu t'en es sortie. Pas ta sœur. C'est comme ça. Et tu l'as accepté. »

Elle se détacha de moi et souffla encore une fois dans sa pipe. Elle regarda les bulles comme l'on regarde les étoiles. « Et tu trouves que je l'ai accepté, toi ? Jouer à 42 ans avec les jouets de sa sœur morte tu trouves que c'est sain, toi ? »

Je lui pris sa main et lui découvrit ses bras, afin que tous les deux nous puissions les voir. Je les lui caressai du bout de mes doigts ridés. « Nous nous en sortons à notre manière. Tu gères tes insomnies de manière inoffensive, je n'ai rien à en redire. N'essaye pas d'être ''normale''. La vie nous touche et nous blesse. N'essaye pas de cacher tes blessures, ou au moins n'en ait pas honte. Tu es vivante. C'est déjà pas si mal. Tu as un fils, et il va bien. C'est chouette. Tu ne penses pas ? » Je lui pris le menton et la regarda dans les yeux.

Elle hésita un petit peu. « … Je l'aime, tu sais Paps, je l'aime tellement ! J'ai tellement peur pour lui. Peur qu'il se blesse. Peur qu'il pleure... Peur de ne pas être là pour lui... Peur qu'il parte... »

« Cela viendra un jour Tess. »

« Je sais Paps, je sais. Mais j'ai pas envie de perdre le contrôle. À chaque insomnie je rêve de la rejoindre, dans les Ruines, dans ces foutus sous-sol avec cette saloperie de ballon rouge !

Je le vois dans mes rêves ! Avec ma sœur qui le tient et qui me dit de venir. Elle a l'air tellement jeune dans mes rêves...

J'ai l'air jeune d'après toi, Paps ? »

Cette dernière parole fut proférée par un souffle, et ses yeux imploraient quelque chose que je n'avais pas, tandis que les miens libéraient une larme solitaire.

« Et moi, j'ai l'air jeune d'après toi, Tess ? »

« Non, mais... »

« Tout le monde souffre Tess. Tout le monde vieillit, petite Tess. Je partirai. Tu partiras. Billy partira. Généralement, nous choisissons de quitter ou de rejoindre ceux que l'on aime et ceux qu'on ne connaît pas, avant le grand voyage. C'est ça vivre. C'est ça mourir. Ça n'a de sens que si l'on en donne. »

« … Qu'est ce que tu essayes de me dire Paps ? »

« Que si un jour Billy part, à la capitale, ou autre part, je sais que tu auras envie de rejoindre ta sœur. Je serai triste, et cela me fera du mal, où que je sois. Mais je ne t'en empêcherai pas. Il s'agit de ta vie, et toi, et toi seule, as le pouvoir de décider si un suicide est la porte de sortie que tu auras décidé pour toi. Parce que redescendre dans les Ruines pour chercher ta sœur, c'est un suicide. Il n'y a pas d'autres mots. Mais je ne contrôle pas ta vie. Je trouve que tu la gères magnifiquement de toutes façons. Sincèrement. »

« … Tu penses qu'il y a une chance que je puisse la faire revenir ? » me demanda t-elle, suppliante.

« … Je n'étais pas sûr que tu t'en tirerai lorsque je suis allé te rechercher. Ta sœur... Je ne l'ai pas prise avec nous parce que je savais qu'il n'y avait plus rien à faire pour elle. Ce n'est pas 20 ans plus tard que la situation se serait arrangée. Rien n'empêche de quitter cet endroit après tout. Uniquement nous. »

« Tu penses qu'elle souffre ? »

Oui. « Pas autant que toi qui l'attend depuis 20 ans. Nous fuyons la réalité, chacun de sa façon. Elle, elle a trouvé un filon empoisonné. Toi, tu empoignes ta vie et nous filons notre laine chacun de notre côté. » Je lui frottais un peu le dos, avant de monter à l'étage pour nous préparer du café.

Nous avons passé toute la nuit à travailler notre vie, dans le silence, ensemble et chacun de notre côté.

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