« Aah ! Cela fait du bien, dois-je dire ! » décréta le Père Shalom dans le creux de ma main. « Je suis peut être petit dans cette position, mais voyager sous le Soleil me fait le plus grand bien. »
« Bientôt vous irez là où le vent vous portera. Tâchez de profiter de la vie que vous n'avez jamais eu. » décrétai-je, traçant ma route entre les fougères. Je ramenai la toupie au village pour la faire voir à Suzanne, le Père Shalom avait encore sa part du marché à honorer. J'étais curieux de savoir ce qu'une ombre avait bien à donner. Peut être n'y avait-il que du bluff ?
« Bien entendu mon enfant ! J'abuserai sans vergogne de tout ce que la vie a à m'apporter. »
« … Sans vouloir vous offenser mon père, même si vous volez vous ne resterez qu'une ombre. Pouvez-vous... Je ne sais pas... Manger les ombres d'un fruit ? Jouer avec celles des animaux ?... Avoir une ombre de compagnie ? »
Le Père Shalom fut pris d'un fou rire, en rien menaçant, il venait de bon cœur. « Aah, mon enfant. Vous voilà bien optimiste. Je ne suis qu'une ombre, mais je suis bien la seule ombre consciente que j'ai croisée sur cette Terre. Je peux contrôler celles que je touche, mais elles n'ont pas de saveur, pas de volonté propre. Ce ne sont que des jeux de lumière. Mes pouvoirs sont très limités. Mais déjà suffisant, je peux parler avec vous, et une fois dans le ciel je serai partout et nulle part à la fois. Je pourrai voir et parler au monde entier. J'aurai tous les jours de nouvelles choses à apprendre et à communiquer. »
« … Vous avez l'air de bien le prendre. »
« Vous savez, mon colocataire ne faisait que se plaindre et se lamenter sur sa propre faiblesse. Je trouve qu'il a perdu beaucoup de temps. J'ai deux avantages par rapport à lui : je me satisfais de ma propre force, et j'ai le temps. »
« Vous êtes immortel ? »
« Jusqu'à ce que je décide de m'arrêter de tourner, oui, mais cela n'arrivera pas demain la veille ! »
« Mmmh... Il est rare que je parle à des immortels. Permettez-vous que je vous pose une question indiscrète ? »
« Faites mon enfant, faites. »
« Certains trouvent que l'éternité c'est long, surtout vers la fin. D'autres se sentent seuls, alors ils cherchent la compagnie des autres immortels. Vous, qu'est ce que vous en pensez ? »
Le petit Père Shalom éclata de rire. « Vous demandez à un bébé des questions existentielles dépressives. Vous pensez que cela peut me toucher ? Je n'ai jamais vécu, je suis resté seul pendant des siècles dans ce tombeau humide. J'ai toute une planète à explorer, toute l'espèce humaine à rencontrer, toute la population d'imagos à qui parler. Je ne compte pas m'ennuyer, ni déprimer. Lorsque j'aurai fait le tour de la Terre, je recommencerai dans l'autre sens. Une fois cela accompli, je pourrai faire un bout de chemin avec ceux que j'aurai appris à aimer, puis je leur dirai au revoir, et je continuerai de tourner. Comme la Terre, le Soleil, la Galaxie, l'Univers, la Vie, et ce qu'il y a au delà. Non je n'ai pas peur de m'ennuyer. Je suis au delà de ça. »
Cela me fit sourire. « Je vois que vous être très excité. »
« Tel un enfant ! »
Nous contiuâmes de parler de tout et de rien. Sa compagnie était agréable, tant qu'il n'était pas en colère. Ou du moins, lorsqu'il ne la montrait pas.
« Tiens, au fait, puisque nous sommes sur le chemin du village, allons faire un crochet vers la cabane de l'épouvantail. Je l'ai croisé en venant par ici la première fois. »
« Un ami à vous ? » s’enquit le Père Shalom.
« Une connaissance pour l'instant. »
« Vous aimez vous faire des amis ? »
« Je lisse les relations que peut avoir le village avec ceux aux alentours. »
« Je vois que vous êtes très protecteur, mon enfant »
« Tel un père. »
Nous finîmes par arriver à la cabane. L'épouvantail était sur le palier, assis sur un bouleau fraîchement coupé, sans doute celui de l'autre fois. Il était entrain de finir de tailler un morceau du tronc qu'il avait préalablement coupé. Il s'agissait d'une sculpture de poisson, assez rudimentaire mais élégante. Un petit peu de sève liquide s'en écoulait.
En nous voyant arriver, il se leva, ce qui nous cacha le Soleil et le Père Shalom disparut. Le géant plongea sa main dans une de ses poches et en sorti une petite clochette. Il la fit tinter, très délicatement. Aussitôt, les feuillages aux alentours se froissèrent et de petites créatures en sortirent par la voie des airs. Il s'agissait de petits poissons en bois clair, similaires à celui qui était entrain d'être taillé. Ils nageaient en suivant le courant du vent, et vinrent jouer dans le chapeau de paille de celui qui était sans doute leur créateur.
Celui-ci les caressa délicatement avec ses mains gantées, avant de me désigner du bout des doigts. Doucement alors, les poissons arrêtèrent de jouer et me regardèrent. L'un d'entre eux s'avança timidement vers moi, je lui présentai la paume de ma main libre, sans faire de geste brusque. Il hésita quelques instants, avant de rouler entre mes doigts. Aussitôt, ses camarades suivirent et me chatouillèrent les cheveux.
Je l'avoue, je trouvais cela très mignon.
Le géant hocha la tête et tapa dans ses mains, tous les poissons s'envolèrent et se pressèrent les uns contre les autres. J'envoyai quelques œillades interrogatives à l'épouvantail, et celui-ci embrassa un des poissons de bois, quelques secondes. Je ne voyais pas son visage, puisqu'il était caché par son chapeau de paille, mais je vis du liquide couler le long de son cou. Curieux, je fis la même chose avec un autre poisson ; et si le contact du bois sur mes lèvres ne m'était pas inconnu, le liquide qui s'échappa de la bouche du poisson ne me l'était pas non plus : il s'agissait d'eau de bouleau, cette sève que l'on récolte au printemps. C'était agréable et désaltérant. Je finis par caresser le poisson qui m'avait nourri, et celui-ci joua dans mes cheveux, avant de rejoindre ses camarades dans les buissons.
Nous nous regardâmes, le géant et moi. Je portai la main à mon cœur et inclina la tête. Il me salua en retour en soulevant son chapeau, ce qui découvrit son visage entièrement fait de paille, immobile ; puis il retourna sur son tronc, à tailler d'autres poissons.
Sur le chemin du retour, le Père Shalom pouffa.
« Vous voyez ce que je veux dire mon enfant ? Comment voulez-vous que je m'ennuie dans un monde comme celui-là ? Depuis que nous autres, imagos, sommes sortis de l'ombre, les humains ne savent plus où en donner de la tête. »