« Vieux Gamin, qu'est ce qui se passe ? Vous touchez à peine à votre plat. »
« … C'est dégueulasse, Gamine. »
Celle-ci monta les yeux au ciel, exaspérée. « Évidemment que c'est dégueulasse, c'est moi qui aie préparé le repas de ce soir, ça n'a rien d'une nouveauté. Ce qui est surprenant, c'est que vous ne vous forcez pas, ce que vous faites d'habitude. On ne vous a pas trop vu ces derniers jours, ça a un rapport ? »
Nous mangions à la pleine étoile, la fillette avait préparé du pain perdu. Elle avait pris des croûtons secs qu'elle avait jeté dans une poêle trop chaude avant de verser dessus des œufs au plat, avant de se rendre compte qu'elle avait oublié le lait, ce qu'elle mit en dernier, alors que tout s'était déjà figé. Son frère mangeait comme si de rien n'était, mais lui aussi avait remarqué mon manque d'entrain. Ça, et aussi ma chienne qui avait reposé sa tête sur mes genoux et que je caressai d'une lenteur distraite.
« … J'ai rendu un service à Suzanne, en rendant service à quelqu'un que je ne sentais pas. Un drôle de type, pas clair. »
« Vous lui avez rendu quoi comme service ? » demanda la Gamine entre deux bouchés, sans lâcher son repas du regard .
« Je lui ai rendu sa liberté. »
« Il avait fait quoi pour la perdre, à l'origine ? »
« Mmmh... Exister, sans doute. »
« Vous ne savez pas ?... C'est juste votre truc d'aider les nécessiteux sans les connaître, non ? Vous l'avez fait pour nous, pour votre pote roux, là... Et pour les villageois aussi. Vous vous retrouvez là dedans, non ? »
« C'est vrai, oui. Sauf qu'en général je sélectionne. Certains feraient mieux de rester dans leur merde. »
« … Et vous vous basez sur quoi pour sélectionner ces humains ? La gentillesse ? Le profit ?... » Elle se mit à pouffer avant de rajouter en souriant : « Pas pour leurs talents culinaires en tout cas, ça c'est sûr. » Cela fit rire le Gamin qui suivait la conversation avec intérêt.
« Je suis mon instinct... La plupart du temps. »
« Ah ?... Vous avez vu un grand et brillant avenir se dessiner pour nous, Vieux Gamin ? Je ne pensais pas que nous vous ayons laissé une si belle impression que ça. »
« Non, en effet, rien à voir. À ce moment là, je ne vous imaginais pas dans un avenir aussi chaleureux. Pas même un avenir quelconque d'ailleurs. Sans vous mentir, j'ai pris un gros risque en vous ramenant chez moi. Là, j'ai plutôt agi par sens du devoir. »
Cela fit pouffer la Gamine. « À l'époque, je ne pensais pas que vous nous ayez recueilli par pitié. Je pensais que vous aviez envie d'une main d’œuvre gratuite, vu que vous êtes vieux, seul, tout ça. Je pensais que vous alliez sauter sur ma proposition, au moins pour vous épargner le besoin de me rabaisser pour mieux me contrôler. »
« Tu veux parler du fait de devenir mon ''chien'', Gamine ? » Son frère écarquilla les yeux à mes paroles, il me fixa du regard et tendit l'oreille. « Ah oui Gamin ? Elle ne te l'a pas dit ? Pendant que tu roupillais, elle s'est vendue de la façon la plus flippante possible pour assurer ta survie. Ce qu'on ne fait pas pour amour tout de même ? »
« Me vendre était ce que je pouvais donner de plus précieux pour sauver la personne la plus précieuse pour moi. Je ne regrette absolument pas. » déclara la Gamine en se découpant un morceau de pain perdu, avant d'en recevoir un morceau sur le coin du piff, envoyé gracieusement par son frère qui lui lançait un regard noir. « Ce que je referai sans hésiter, bien sûr. » Et elle reçut un deuxième morceau sur le front, bien sûr. « Moi aussi, je t'aime mon frère. » Celui-ci leva les yeux au ciel, exaspéré.
« Ensuite, est ce qu'on peut dire que la pitié et le devoir sont une seule et même chose, les enfants ? »
« Pas pour tout le monde, Vieux Gamin. Moi je n'ai aucune pitié, et pourtant, j'ai le devoir de m'occuper de mon frère. Vous, en l'occurrence, vous vous occupez souvent de ceux qui vous demande de l'aide, et pas forcément à ceux à qui vous devez quelque chose, ou à ceux que vous aimez. »
« Tu es vache, Gamine. Cela s'appelle de la gentillesse et de l'investissement sur le long terme. »
« N'importe quoi ! Vous nourrissez votre propre illusion, Vieux Gamin. Vous ne demandez jamais rien en retour à qui que ce soit. Vous vivez en ermite en haut de votre montagne, et même si vous vous forcez à descendre de temps en temps, vous ne recherchez pas tellement le contact avec les autres. Vous n'êtes pas gentil, vous faites comme si dans l'espoir qu'on vous foute la paix, et vous vous forcez parfois à sourire pour maintenir le masque, parce que vous voulez croire qu'un jour il deviendra réel. Vous trompez pas, si vous avez vécu comme ça toute votre vie, c'est que ça changera jamais plus. »
« … Et tu expliques comment le fait que je me sois investi en vous, au point de vous aimez ? »
« Vous nous aimez au même titre que votre chienne. Nous sommes des animaux de compagnie, nous sommes dépendants de vous et nous ne réclamons rien. Vous savez ce dont nous avons besoin, vous nous le donner et cela répond à un équilibre que vous avez dans votre tête. Car dans votre tête, nous n'avons pas le statut d'être humain, nous avons le statut d'animaux, ce qui est mieux classé dans votre échelle de valeur. »
« ... » Je... Je ne savais pas quoi dire.
« Il n'y a pas à vous en vouloir, ce que je vous ai dit à notre deuxième rencontre, vous n'étiez juste pas prêt à l'entendre. Vous savez comme moi ce que l'humain est capable de faire. Vous en avez peur... Ah ! Vous ! Peur ?!... J'en ai vu des horreurs, mais que cela vous terrifie, vous, cela renforce vraiment mes dires. Je sais que vous n'êtes pas un couard, et pourtant... »
Je commençai à avoir peur. « Gamine, arrête s'il te plaît ».
« Il n'y a pas de quoi avoir peur, Vieux Gamin. » Mais saloperie, arrête !! « C'est ce que vous pensez, c'est ce que vous êtes. Nous nous complétons, et c'est comme ça. Des bêtes sauvages... Qui ont besoin de compagnie, d'une meute, pour apprendre à survivre. Vous avez juste été seul pendant très longtemps... » Toujours en regardant son assiette, la Gamine commença à trembler, et se blottit dans ses propres bras, versant quelques larmes. « Moi, je ne sais pas ce que je serais devenue à votre place... Seule... Si longtemps. »
Son frère quitta son assiette, et se serra contre elle, fort. Puis il me lança un regard, et me fit signe de m'approcher. Alors, chancelant, je me rapprochai et me serrai contre eux, fort.
Nous étions une boule de chaleur, perdu dans un monde qui me paraissait chaud, mais dont je n'avais jamais vraiment rejoint les feux de camp. Un monde dont j'étais rester l'étranger que beaucoup semblait connaître.
Sans précaution, cette fillette m'avait rappelé l'immensité de ma solitude. Sans prévenir, ce gosse m'avait ouvert une porte vers le foyer qu'ils s'étaient construits.
J'y suis rentré. Et dans leurs bras, je me mis à pleurer.