Chapitre 11

Par Hylla

Le couple passe sa dernière soirée à Saint-Jean-d’Illac à donner le change à la famille de Sofia. Devant les autres, ils ne laissent rien paraître. Ils s’intéressent certes plus que d’habitude à la collection de papillons de Miguel, mais le père de Sofia est si content d’en parler qu’il ne s’attarde pas sur ce détail. Sa fille a beau être révoltée contre la pratique assassine, elle ne l’interrompt point tandis qu’il explique qu’avoir opté pour les seringues d’ammoniaque pour la mise à mort est une vraie révolution, et que de façon étonnante, ses compères lépidoptérophiles continuent encore d’utiliser des méthodes archaïques à base d’eau, de papillons ébouillantés ou congelés vivants.

De retour dans la chambre, Baptiste lit un essai qui vulgarise la communication entre les arbres par le biais des champignons, pendant que Sofia, dos à lui, recroquevillée comme un fœtus, fait défiler sans but l’écran de son téléphone. Sur les réseaux sociaux, tous les cinq posts, les pubs se succèdent. Et même si elle ne s’attarde pas sur les annonces qui lui suggèrent des sites pour composer des albums photos, qui ne font qu’envahir son compte depuis qu’elle a cherché à en fabriquer elle-même pour les offrir à ses deux amies pour Noël, elle tique néanmoins sur les autres, omniprésentes, qui lui rappellent sans crier gare qu’elle est une femme de la trentaine et donc, une cible marketing parfaite pour les produits en lien avec la maternité. Peut-être que le mot « enfant » a été prononcé trop de fois près de son téléphone depuis vingt-quatre heures et que les algorithmes en ont conclu à un intérêt renforcé. Toujours est-il qu’elle pourrait ce soir faire une étude de marché de tests de grossesse. Elle remarque aussi que d’autres contenus plus amateurs lui sont suggérés davantage. Des mères qui postent des « avant d’avoir mon enfant », « après avoir eu mon enfant », et qui soulèvent des foules en commentaires. Sofia trouve gonflé que parce qu’il a été question de mômes quelques fois, son téléphone lui vomisse tout ce contenu à la gueule. Il lui rappelle à chaque instant que la conversation avec Baptiste est imminente.

Il est là, à quelques centimètres d’elle, absorbé par sa lecture. Ou peut-être est-ce une façade, et qu’il essaie juste de se distraire.

Elle ne lui parlera pas ici.

Il est déterminé à éviter cela aussi. Si ça n’avait tenu qu’à lui, la conversation d’hier n’aurait pas eu lieu. Pas chez les parents de Sofia. Pas eu lieu tout court. Il préfèrerait que les choses soient plus simples et que Sofia ne se pose pas de questions. Qu’elle soit comme les autres, à foncer, au risque de se ramasser une fois l’enfant là car elle n’aurait pas compris en amont tout ce qu’avoir un enfant implique. Qu’elle soit prise devant le fait accompli, mais pas qu’elle remette en cause l’acte initial. Elle a bien évoqué ses doutes il y a quelques mois, oui, mais Baptiste s’était persuadé que c’était passager. Que chaque grand changement vient avec son lot d’appréhensions et que le stress d’anticipation est une réaction normale. Il lit son livre sur les champignons qui sont capables de communiquer, et il se dit que quand même, l’humain trouve la nature bien silencieuse mais qu’en réalité, elle parle mieux que les hommes. Deux hêtres à plusieurs mètres de distance se comprendraient donc mieux que deux humains qui s’aiment et vivent ensemble depuis des années. À cet instant, Baptiste se demande ce que ce serait, finalement, d’être un champignon. Ou un hêtre. Ou une forêt. Sûrement plus facile qu’être un homme de trente-quatre ans, pense-t-il. Car la nature suit l’ordre des choses. Et l’ordre des choses, ça rassure Baptiste.

Dans la voiture de retour à Bordeaux, le silence est légion. Sans doute commencent-ils à communiquer comme les champignons, ils se sont mis tacitement d’accord pour ne pas parler maintenant. Pourtant, aucun d’eux ne parvient à profiter de ce calme avant la tempête. Sofia conduit les doigts crispés sur le volant. Elle regarde les bornes de kilomètres défiler comme une fatalité qui la rapproche chaque seconde davantage de l’abattoir. Baptiste, lui, a les yeux rivés sur les champs qui défilent par la fenêtre.

Sofia a peur. En une conversation, une poignée de minutes, et toutes les heures qui s’en sont suivies, son couple est passé de stable à « il va me dire que tout est terminé ». Et elle n’en a pas envie. Les mots d’Ana la hantent, mais elle refuse de les accepter. Elle ne veut pas libérer Baptiste. Elle veut continuer de l’aimer, et qu’il l’aime aussi. Qu’il soit encore là demain, qu’il la prenne dans ses bras, la rassure. Mais Sofia n’a aucune idée de ce que Baptiste va lui dire.

Quand ils arrivent enfin chez eux, Sofia part déposer ses affaires dans la chambre. Elle n’aura jamais tout rangé aussi rapidement une fois rentrée. Elle se met même à récurer la salle de bain alors qu’elle rechigne souvent à le faire. Nettoyer la détend. Nettoyer lui fait penser à autre chose. Nettoyer lui donne du temps. Et une fois que le robinet brille, elle l’enclenche et laisse ses mains sous l’eau froide. Elle veut créer un électrochoc, mais elle a du mal à rassembler son courage à deux mains. Alors, elle s’asperge le visage. Elle le sèche avec minutie, l’hydrate avec soin et inspire un bon coup.

Maintenant.

Elle débarque dans le salon d’un pas décidé. Baptiste gît sur le canapé, une jambe sur l’accoudoir, une autre à terre, plongé dans son livre. Il lève la tête par-dessus les pages lorsqu’elle se plante devant lui.

— On peut parler, maintenant ? commence-t-elle.

Baptiste saisit le marque-page sur la table basse et repose son livre avant de s’asseoir, les mains jointes sur ses genoux.

— Je t’écoute.

Sofia fait les cent pas, nerveuse.

— J’ai réfléchi, et…

Ses mots se perdent en chemin. Elle inspire pour mieux se donner du courage, puis décide de se rabattre sur le fauteuil pour mieux se calmer.

— Je t’aime, souffle-t-elle.

Sur les lèvres de Baptiste se dessine un sourire timide.

— Je t’aime, répète-t-elle d’une voix plus haute cette fois. Et je n’ai pas envie de te perdre.

Baptiste se redresse, étire son dos puis se laisse choir sur le dossier du canapé.

— Ce n’est pas facile de parler si je dois faire la discussion seule.

— Tu disais que tu avais réfléchi ?

Les épaules de Sofia se crispent. Sur ses bras, des picotements que ses ongles viennent gratter mécaniquement.

— J’ai peur, tu sais ?

Sofia se lève pour rejoindre Baptiste près du canapé. Elle l’enlace, se réfugie sur son torse, et il embrasse son crâne.

— Je sais, souffle-t-il à son oreille.

— Et si je n’étais pas heureuse ?

Sa voix est éraillée. Elle est à quelques pas du point de rupture, mais elle veut garder les idées claires. Ne pas se laisser submerger. Elle le doit.

Baptiste la prend dans ses bras et resserre son étreinte.

— Tu ne le sauras jamais avant d’y être.

— Mais imagine ? Comment pourrais-je être une bonne mère si je ne suis pas heureuse ?

— Je croyais que tu préférais raisonner à partir de réalités tangibles, ricane Baptiste.

Sofia rit et ses muscles se détendent. Elle lève la tête vers Baptiste pour lui découvrir un sourire qui la réconforte et la rassure.

— C’est normal d’avoir peur. C’est sûr que ce sera un gros changement. Mais il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas ensemble.

Sofia reste silencieuse. Baptiste renforce son étreinte. Il attrape sa main et la porte à ses lèvres, avant d’y déposer un baiser.

— Et si je n’y arrive pas ?

— Ne laisse pas ta peur t’empêcher de vivre ce qu’il y aura peut-être de plus beau à connaître.

Sofia ferme les yeux. Elle ne sait pas si avoir un enfant, c’est ce qu’il y a de plus beau à vivre. Beaucoup le disent, oui, mais ceux qui ne le pensent pas ne l’avouent en général pas. Elle n’aura à ce sujet aucune certitude, mais elle ne pourra pas savoir dans quel camp elle sera avant d’avoir essayé. Baptiste ne la laisse pas se perdre dans ses pensées plus longtemps :

— Et puis, rien ne nous oblige à faire ça là, tout de suite. On peut prendre notre temps.

Sofia souffle. Prendre du temps, c’est une chose, mais elle ne veut pas repousser inutilement une échéance inévitable. Si elle doit le libérer, c’est tout de suite. Pourtant, elle n’est plus sûre de rien. Elle n’est plus sûre qu’elle ne veut pas d’enfant car elle ne veut pas en avoir. Peut-être est-ce bien la peur qui rend cette idée aussi monstrueuse. Peut-être est-ce une connerie, de prendre de grandes décisions par peur. Mais Baptiste, lui, est une certitude.

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