Chapitre 10

Par Hylla

Sofia gare sa voiture devant les vignes du Clos Marsalette. Elle ne peut pas rentrer tout de suite et retrouver Baptiste. Elle ne pouvait pas rester davantage avec les filles. Elle a besoin d’air.

Les ceps sont secs de l’hiver. Elle peut imaginer les petits grains foncés qui apparaissent au printemps. Elle a passé tant de temps ici, avec les filles, à se promener, quand elles étaient au lycée. Ces vignes sont à équidistance des maisons de leurs parents, c’était le lieu de retrouvailles idéal. Parfois, elles picoraient un grain ou deux, histoire de se rappeler que leur amertume n’est pas faite pour le goût du palais, du moins pas avant sa fermentation.

Aujourd’hui, elle y est mieux seule. Finalement, ce n’est pas la mère qui lui a posé de problème, ni même son enfant. C’est Ana.

Ana avec ses certitudes qu’elle aurait mieux fait de garder pour elle.

Sofia n’accepte pas ses remarques. D’abord, parce qu’elles ont appuyé sur la corde sensible. Ensuite, parce que même si une part de ce qu’elle a dit pourrait faire sens pour un autre, c’est à sa meilleure amie qu’elle l’a adressé. Depuis que Samuel est parti, Sofia a pris l’habitude de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, parfois même huit, alors elle aimerait qu’Ana fasse preuve des mêmes égards à son intention.

Elle marche d’un pas si agité que ce n’est qu’au bout d’une première rangée qu’elle réalise qu’elle ne prend même pas le temps de contempler les bois secs des ceps qui s’enroulent autour des fils. Si elle avait eu son appareil, elle aurait profité de cette lumière si particulière qu’offre la dernière heure du jour. Elle aurait travaillé sur les lignes du bois, sur sa façon naturelle d’épouser les fils artificiels tendus par l’homme. Sur l’alliage entre la nature et la culture. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, pense-t-elle. Alors pourquoi n’arrive-t-elle pas, elle aussi, à épouser le fil que tend pour elle la société ?

Pour ça. Pour ces instants.

Elle y pense sans raisonner. Elle y pense car c’est ce qu’elle pense, au plus profond, même si d’habitude, elle met d’autres images dessus.

Sofia n’a pas le temps d’écrire ses photographies, à part deux heures tous les dimanches et encore, ils se raréfient avec le temps. Les autres ne comprennent jamais à quel point c’est important quand ils lui proposent de faire autre chose, et elle n’a pas assez confiance en elle pour leur dire qu’elle préfère être seule avec son art qu’à partager un moment avec eux. Elle a peur de les vexer, elle se sent redevable. Ce créneau avec elle-même, donc, n’est même pas systématique. Elle ne s’imagine pas avoir moins. Elle n’imagine pas comment un jour, sa carrière pourrait évoluer si elle fait encore moins que ce qu’elle fait déjà. Comment elle pourrait avoir le temps de concevoir ses sujets, de développer des collections, de se démener à les présenter à des agences. À vingt-trois ans, lors de sa première édition aux Rencontres, elle rêvait que son travail soit un jour exposé à Arles. Ses clichés seraient ceux à ne pas louper, cet auteur dont il faudrait apprendre à retenir le nom. À trente-trois ans, Arles est devenu un mythe dont elle rit d’elle-même d’avoir pu croire qu’il lui serait accessible. Plus le temps passe, et plus ce mythe devient mémoriel et elle en perd la trace. Elle se dit que si un jour elle vit de sa photo, ce serait déjà quelque chose, et pour cela, elle a accepté de revoir ses standards. Ce n’est pas grave, si ce sont les photographies de mariage qui la font vivre, tant qu’elle mange grâce à son appareil. Et même cela, elle n’y est pas encore parvenue. Elle a de plus en plus de dates d’année en année, mais les prestations ne sont pas assez nombreuses pour lui permettre de voir venir sur une année entière.

Tant qu’elle ne vivra pas de sa photo, elle ne vivra pas pour elle. Et si elle avait un bambin demain, elle aurait encore moins de temps. Elle ne pourrait plus couvrir de mariages en plus de ses semaines au bureau. Elle n’aurait plus ses dimanches pour arpenter la région et écrire ses propres photographies. Et même si elle n’aspire plus à être exposée à Arles, elle ne s’imagine pas ne plus créer du tout.

La photographie, c’est son espace-temps à elle. Celui où elle ne doit rien à personne d’autre qu’à elle. Celui où elle peut dire ce qu’elle veut.

Ce temps, elle en a besoin. Mais avoir un enfant, c’est sacrifier ce temps. Et cette pensée la prend à la gorge, lui tord les tripes et lui fracasse la cervelle.

Donner vie à un enfant, c’est mourir un peu. Et ça, elle n’y est pas prête.

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