Chapitre 11

Par maanu

Avachi sur l'un des longs canapés qui avaient été repoussés contre le mur, Tobias observait d'un air morne les démons qui allaient et venaient autour de lui. La plupart d'entre eux s'ennuyaient ferme, tout comme lui. Certains faisaient les cent pas sur le parquet sale, le bruit de leurs lourdes bottes résonnant à travers la vaste salle à chaque enjambée. Les autres étaient simplement assis par terre, le long des murs. Aucun n'osait s'installer sur les nombreux sièges et fauteuils qui les entouraient, comme lui l'avait fait, hiérarchie oblige. Après tout il était le seul sorcier présent, et eux n'étaient que des démons. Mais à cet instant il aurait préféré pouvoir s'asseoir sur le parquet, lui aussi, sans craindre de perdre la face. La bâche en plastique qui entourait son canapé produisait un son très inconvenant au moindre de ses gestes, et à force de se contrôler pour ne pas bouger d'un cil il avait mal partout.

   Mais les plus à plaindre restaient les démon-loups, qui semblaient au comble du désespoir. Certains marchaient aux côtés de leurs maîtres respectifs, tentaient de se dégourdir les pattes, mais la plupart étaient tristement allongés par terre, la mine abattue. Ils n'étaient vraiment pas faits pour rester ainsi enfermés toute la journée. Les corbeaux, au moins, pouvaient sortir sans craindre que quelqu'un aperçoive leurs yeux, du moment qu'ils volaient suffisament haut. Régulièrement, des disputes éclataient entre les démons, et en particulier entre leurs loups. Surtout lorsqu'Eryn était absente. Quand elle était dans les parages, c'était à peine si les démons osaient encore respirer.

   Tobias était le seul qui se permettait de lui adresser la parole, et même, parfois, de lui tenir tête. Il faut dire qu'elle ne pouvait rien contre lui, qu'il le savait, et qu'il ne se gênait pas pour en tirer avantage. Il ne s'agissait pas seulement d'une question de hiérarchie – Eryn n'était pas le genre de démone à s'écraser devant un sorcier, quel qu'il soit – , mais aussi de la valeur toute personnelle de Tobias, qui se savait irremplaçable. Cette impuissance qu'elle ressentait face à cette situation, plus encore que l'arrogance légendaire et les remarques acerbes de Tobias, mettait les nerfs d'Eryn au supplice. Elle qui avait su, à force de ténacité et de culot, se hisser à une position encore jamais atteinte par un démon, souffrait de devoir faire équipe avec ce sorcier, dont tout le monde savait qu'il était loin d'être fiable. Tobias savait qu'elle aurait été prête, à la moindre occasion, à se débarrasser de lui sans aucune façon, si elle n'avait pas craint que sa culpabilité ne soit un peu trop évidente. Si bien que depuis quelques semaines, contrainte à ce partenariat, Eryn se morfondait, et Tobias s'en délectait. Rien ne lui apportait davantage de satisfaction que de voir la démone ronger son frein en lui jetant de temps à autres des regards exaspérés. Il ressentait pour cette femme, qui répétait à l'envi sa fierté d'avoir du sang démon tout en lêchant les bottes des sorciers à la moindre occasion, le plus grand mépris, et lui aussi aurait été heureux de pouvoir se débarrasser d'elle, s'il n'avait pas redouté qu'on le rejette aussitôt dans les geôles de Noryx. Mais il estimait y avoir déjà passé bien assez de temps.

   Des grognements sourds, les mêmes qui retentissaient avant chaque querelle entre loups, le tirèrent de sa torpeur. Il leva le nez vers les deux bêtes qui se faisaient face en grondant, la face toute plissée dans une grimace dissuasive. Leurs maîtres se redressèrent aussitôt pour calmer leur loup, et Tobias, qui en temps normal se serait levé pour intervenir et sonner les cloches des deux démons qui ne savaient pas maîtriser leurs animaux, resta immobile et les regarda sans un geste, et sans une once d'intérêt. D'ordinaire la guégerre que ne pouvaient pas s'empêcher de se livrer les démons entre eux le distrayait beaucoup, le confortant dans l'idée que ces brutes aux yeux grotesques avaient décidément des manières de sauvages. Mais ce jour-là il faisait trop chaud et son inaction l'avait trop amolli, il n'avait même pas envie d'aller se défouler sur les deux pauvres démons qui peinaient à apaiser leurs monstres.

   Les grognements avaient laissé place à de véritables aboiements, d'autres loups commençaient à s'immiscer dans la confrontation et les maîtres à s'invectiver les uns les autres, et Tobias se mit à craindre de voir éclater une vraie bagarre générale. Il savait bien quels dégâts des démons échauffés pouvaient provoquer, or ils étaient censés se faire discrets, et ne laisser personne soupçonner que cette vieille bâtisse abandonnée avait été prise d'assaut par une douzaine de démons et un sorcier.

   Heureusement la mêlée prit fin instantanément, lorsque la grande porte s'ouvrit à la volée, avant d'aller rebondir avec un bruit de tonnerre contre le mur de pierres. Les démons, qui une seconde plus tôt se faisaient tous face, debout au milieu du grand tapis usé, au centre de la pièce, reculèrent précipitamment vers les murs, et se rangèrent en ligne dans une discipline toute martiale.

   Eryn, en entrant comme une furie dans le vaste hall d'entrée, ne leur adressa pourtant pas un regard. Elle alla droit vers Tobias, qui se leva avec sa nonchalance habituelle, mais qui intérieurement n'en menait pas large devant la face écumante de la démone.

   "C'est toi?! tonna-t-elle, en s'approchant si près de lui qu'il dut pencher son buste en arrière.

   _C'est moi quoi? demanda-t-il en croisant les bras devant lui pour imposer à Eryn une certaine distance."

   C'est qu'il n'était jamais parvenu à s'habituer tout à fait à l'haleine qu'exhalaient la plupart des démons. Et encore, celle d'Eryn était loin d'être la pire qu'il ait eu le déplaisir d'expérimenter.

   "Qui a donné l'ordre complètement crétin de lâcher un démon-loup sur Julienne Corbier!"

   La mine déconcertée que Tobias afficha alors n'était pas feinte.

   "Bien sûr que non! se défendit-il. Je ne suis pas idiot!"

   Elle le fixa quelques secondes – toujours trop près de son visage à son goût – , parut tenter d'évaluer s'il était en train de la mener en bateau. Elle dut finalement le trouver convainquant, car il vit ses épaules s'abaisser quelques peu, et elle fit enfin un pas en arrière. Tobias se détendit à son tour, et surtout put se remettre à respirer.

   "Elle est morte?

   _Non. Juste un bras amoché, il paraît."

   Elle fit soudain volte-face vers les démons qui marquèrent aussitôt un mouvement effrayé, se redressant de tout leur long.

   "Il paraît aussi que le démon-loup a été blessé", dit-elle, la voix mauvaise.

   Elle s'avança de quelques pas impériaux vers le tapis sale, sur lequel s'étaient regroupées les bêtes, aussi craintives que leurs maîtres. Tobias, lui, vit bien du coin de l'oeil que l'un des démons n'était pas aussi droit que les autres contre le mur, et que son visage se faisait un peu plus livide à chaque seconde qui passait.

   Eryn n'eut aucun mal à repérer le démon-loup fautif, qui arborait sur son flanc gauche, dissimulé sous les longs poils sombres, un bandage tout souillé de sang séché. Elle alla droit vers lui, le saisit au col d'une main ferme sans que l'animal ne songe à se débattre. Tobias vit son maître, qui avait désormais tout d'un spectre, crisper ses poings tremblants. Il se demanda si l'attachement quasiment viscéral que les démons éprouvaient généralement pour leurs bêtes allait prendre le dessus sur l'instinct de survie de celui-ci, et se surprit à s'amuser de ce combat intérieur dont il était le témoin.

   Au moment où il commençait à se dire que le démon allait opter pour l'option la moins absurde, Tobias vit ce dernier faire brusquement un pas en avant. Eryn, qui était en train de traîner sur le parquet l'animal tout jappant, s'arrêta aussitôt. Le démon, que tous les autres évitaient soigneusement de regarder de peur que son malheur puisse les contaminer d'un simple coup d'oeil, resta quelques secondes désemparé et immobile, avant de bafouiller en désignant son loup d'un doigt flageollant :

   "Ce n'est pas de sa faute. S'il vous plaît, laissez-le..."

   Le rictus qu'Eryn lui adressa finit de lui faire perdre toute contenance. Il chancela sur le tapis, recula de quelques pas précipités pour trouver appui sur le mur. Eryn fit couler son regard vers un autre démon, qui se tenait juste à la droite du premier et qui, Tobias en était sûr, échappa de très peu à l'arrêt cardiaque. Elle écarta les bras, et marmonna d'un ton fataliste :

   "Bon..."

   Le démon ainsi apostrophé, comme tout le monde dans la pièce, comprit ce que signifiait ce simple mot, et saisit le bras de son camarade, juste à temps pour l'empêcher de s'effondrer sur le parquet. Deux autres s'emparèrent du loup qu'Eryn poussait vers eux. Puis, tous les autres démons et toutes les autres bêtes à leur suite, ils les emmenèrent dans la pièce voisine, que personne n'avait songé à débarrasser des éclats de verre depuis le fiasco du mois précédent.

   Tobias, resté mollement appuyé contre le bras de son canapé, écouta les glapissements apeurés et les supplications misérables qui s'échappaient de la pièce d'à côté. Eryn quant à elle marmonnait en faisant les cent pas au centre de la salle, essayant tant bien que mal de calmer ses nerfs.

   "Il a seulement fait du zèle, lui fit-il remarquer lorsque le calme revint. Ils ont bien compris eux aussi que cette fille était celle qu'on cherchait."

   Eryn laissa échapper un rire de gorge amer.

   "Justement non. Je reviens de l'école du coin. J'ai posé des questions sur Julienne Corbier, et sur les autres filles qui pourraient correspondre.

   _Et alors?" demanda Tobias, bien que la mine qu'arborait la démone lui laisse présager la réponse.

   Eryn secoua la tête.

   "Ça ne peut pas être elle. Une secrétaire idiote m'a raconté son histoire et apparemment toute la famille de son père est originaire d'ici. Les autres non plus ne sont plus une option..."

   Tobias se tut, la laissa bouillonner dans son coin pendant quelques minutes.

   "Et maintenant à cause de cet idiot, on risque de se faire repérer! s'écria-t-elle finalement. Comme si on n'avait pas suffisamment alarmé la ville la semaine dernière !

   _La semaine dernière, c'est toi qui avait donné l'ordre de ramener cette fille, lui fit remarquer Tobias.

   _Je le sais bien! répliqua Eryn. Et j'ai déjà reconnu que je m'étais emballée. On peut passer à autre chose, maintenant?"

   Tobias écouta les bruits étouffés dans la pièce voisine, qui leur indiquaient que les démons faisaient déjà le nécessaire pour effacer toute trace de leurs camarades.

   "Il voulait t'impressionner, dit-il en fixant le battant clos. Une telle prise lui aurait fait grimper plus d'un échelon.

   -Très réussi."

   Eryn lui adressa un regard dérouté.

   "Depuis quand tu leur cherches des excuses?

   _Ce n'est pas le cas, fit Tobias avec un rire narquois. Je suis seulement fasciné de constater chaque jour qui passe que les démons sont encore plus crétins que je le pensais."

   Il vit Eryn faire de son mieux pour ne pas relever l'insulte, et se replonger en pleine réflexion, les yeux dans le vide. Il en profita pour détailler son long visage acéré, entouré de cheveux raides et noirs qui se perdaient dans son imperméable. Encore une fois, il se dit que décidément les lentilles bleus qu'elle utilisait pour cacher ses yeux de démon lui donnaient un air totalement halluciné.

   "Il va falloir que j'aille faire un tour dans les autres écoles du coin, dit-elle, sans que Tobias soit vraiment certain qu'elle s'adressait à lui. Le vieux a pu les envoyer un peu plus loin. Ce serait même assez logique, quand on y pense... Mais elles sont forcément dans la région, la lettre le prouve bien."

   Elle hocha la tête, de plus en plus assurée.

   "Je retournerai voir cette commère. Je lui demanderai dans quelles écoles elles sont susceptibles d'être inscrites."

   Elle se tut, réfléchissant toujours, et Tobias se laissa de nouveau tomber dans son canapé. À présent que la crise était passée – assez divertissante, il devait l'admettre – il recommençait à s'ennuyer ferme.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Baladine
Posté le 09/07/2022
C'est rafraichissant ce chapitre de démons et de sorciers :D Très bien mené encore, je commence à comprendre des choses et ça me donne envie de poursuivre ma lecture ! Mais je suis pas sûre d'avoir retenu toutes les infos qui ont été disséminées jusque là, je te dirai si j'ai oublié des éléments ! Un vrai plaisir à lire, en tout cas !
Trois petites remarques (et demi) :
- S'il-vous-plaît => pas de tirets ^^
- on a envie de mieux voir comment se traduit le combat intérieur du démon quand Eryn s'empare du loup, dans son expression physique, peut-être ? Surtout que ça intéresse Tobias.
- Le démon ainsi apostrophé, comme tout le monde dans la pièce, comprit ce que signifiait ce simple mot, et saisit le bras de son camarade, juste à temps pour l'empêcher de s'effondrer sur le parquet. => revoir cette phrase
- à chaque fois je me demande, pourquoi le tiret du 8 dans les dialogues alors qu'ailleurs, tu trouves très bien le demi-cadratin pour faire des tirets ? C'est un style, le tiret du 8 ? :D
A tout bientôt,
Claire
maanu
Posté le 10/07/2022
Hello ! :) Encore une fois, merci beaucoup pour ton commentaire et tes remarques qui m’aident beaucoup ! Je vais revoir de ce pas les petits problèmes que tu as soulevés ;)
maanu
Posté le 10/07/2022
Ah, et pour le tiret des dialogues, je ne sais pas trop, j'ai toujours fait comme ça... J'avoue que je ne me suis jamais posé la question ^^
Baladine
Posté le 10/07/2022
ah mais si tu aimes le tiret du 8, tu peux :D
maanu
Posté le 10/07/2022
^^
Vous lisez