Antonia Varan releva le nez de sa feuille de papier et émit un claquement de langue agacé en direction de son mari.
"Tu veux bien arrêter de faire ça? fit-elle, impatiente. Je n'arrive pas à me concentrer."
Anatole soupira bruyamment, cessa de tapoter nerveusement le pied de la table basse du bout de sa chaussure, et entreprit de se mâchonner l'ongle du pouce.
"Qu'est-ce que tu as?" lui demanda distraitement sa femme, sans vraiment paraître se préoccuper de la réponse, s'étant replongée dans son travail.
Anatole haussa les épaules – qu'il avait massives – , et mit un certain temps à répondre, le regard perdu vers la fenêtre.
"La gamine est encore sortie, répondit-il finalement, la mine soucieuse.
_Et alors? Elle est toujours sortie..."
Anatole leva les yeux au ciel.
"Comment ça, et alors? s'emporta-t-il en se tournant vers sa femme. Tu as déjà oublié ce qui s'est passé la semaine dernière?
_Cette fille dans les bois? Bien sûr que non, je n'ai pas oublié. Et j'ai eu peur moi aussi, quand c'est arrivé. Mais justement, c'était la semaine dernière. Et depuis plus rien. Si quelque chose devait se passer, ça aurait déjà été le cas, crois-moi."
Elle lâcha son papier des yeux, juste le temps de lancer un mouvement de tête vers la fenêtre, à travers laquelle on apercevait l'orée du bois, de l'autre côté de la cour.
"Tu sais bien que le vieux s'occupe de tout. Va savoir comment il s'y prend... Il la protège. C'est bien pour ça qu'il n'a rien dit, il y a quinze ans, non?"
Anatole haussa de nouveau les épaules en se remettant à mâchonner. Puis, avec un nouveau soupir retentissant, il leva sa large carcasse du canapé, et alla se planter devant la fenêtre, droit comme un I, les bras croisés.
Rien ne bougeait du côté des bois, c'était à peine si les feuilles elles-mêmes osaient encore remuer au bout de leur branche. Il porta son regard vers la maison voisine, et là aussi tout semblait comme éteint. Il vit bien que personne ne s'y trouvait. La mère devait être au travail, et la fille encore à traîner chez le vieux siphonné, se dit-il.
Il se détourna bien vite de la petite maison vide, et reprit son observation minutieuse du bois. Il se surprit à plisser les yeux pour essayer de percer l'obscurité insondable. Au-delà d'une première ligne de larges troncs noirs, lourds et vaillants, rien ne sortait de cette pénombre visqueuse. On aurait dit que les arbres de l'orée, en projetant leurs longues branches tordues les uns vers les autres, avaient délibérément formé cette chaîne unie et inviolable, pour protéger tout ce qui se terrait derrière eux, pour enfermer à jamais leurs secrets.
Anatole eut soudain comme une étrange et lointaine réminiscence. Il se souvint d'Héléna, petite, revenant des bois les cheveux hirsutes et les vêtements recouverts de terre, extatique, et racontant toutes sortes d'histoires sur les arbres qu'elle disait avoir "rencontrés", sur leur vie d'avant, du temps où ils étaient encore des hommes. Ils n'y avaient pas prêté attention, alors, et Anatole continuait de trouver ces histoires totalement ridicules (elles étaient la preuve, selon lui, que cette gamine ne tournait tout de même pas très rond), mais à cet instant, en regardant ces grands gardiens tout de bois et de feuilles, il comprit un peu de quoi elle avait voulu parler.
Il essaya encore de sonder l'obscurité, s'attendant presque à voir se dessiner tout à coup, entre deux troncs noirs, la silhouette velue d'un gigantesque loup aux yeux rouge sang, braqués sur lui.
Il frémit, et se détourna brusquement de la fenêtre. Derrière lui, installée à une petite table, concentrée au-dessus de son papier à lettre comme une écolière sur son cahier d'écriture, Antonia continuait à griffonner. Il secoua la tête. Tout cela devenait ridicule.
"Il faut qu'on parte", dit-il, comme il l'avait fait à peu près chaque jour depuis quatorze ans.
Antonia releva aussitôt la tête, en saisissant le coin de sa lettre entre ses longs doigts, comme si elle craignait qu'il la lui vole.
"Tu sais bien qu'on ne peut pas", répondit-elle sèchement à Anatole.
Il n'en éprouva pas la moindre surprise. Cette conversation n'avait pas varié d'un seul mot depuis qu'ils étaient arrivés dans cette maudite région. Elle était devenue comme un rituel, comme un élément inhérent à leur nouvelle existence ennuyeuse et désolante. La frustration qu'Anatole ressentait, en revanche, grandissait à chaque fois un peu plus. Surtout ces derniers temps. Il ne se déroba pourtant pas au cérémonial, et prononça la réplique suivante, dont il n'espérait plus quoi que ce soit depuis déjà bien des années.
"Ça ne sert plus à rien, dit-il avec un signe irrité en direction du papier à lettre. Tu sais aussi bien que moi qu'elle restera sans réponse. Exactement comme toutes les autres."
Antonia ne répondit pas, et se plongea dans un silence borné.
"Ça commence vraiment à sentir très mauvais pour nous, insista-t-il. Si on ne part pas au plus vite, on va...
_Je ne te retiens pas! s'exclama Antonia en se levant tout à coup, les pieds de sa chaise raclant bruyamment le carrelage."
Elle attrapa d'un geste vif son crayon et sa lettre.
"Va-t-en si tu veux! Et emmène la petite avec toi si ça te fait plaisir. Ou alors laisse-la, je m'en fiche après tout! Je ne bougerai pas d'ici."
Elle tourna les talons, qu'Anatole entendit claquer jusqu'aux escaliers, puis monter les marches en hâte.
Il resta seul au milieu du salon, les poings serrés et les coins de la bouche relevés dans une grimace rageuse qui laissait apparaître ses canines pointues. Il crispa ses mâchoires à plusieurs reprises pour essayer de se calmer, et alla reprendre son poste d'observation, devant la fenêtre.
Antonia était si bornée! Comment pouvait-elle ne pas voir que s'ils s'obstinaient à rester à proximité de ces bois ils allaient finir par se faire prendre? Et alors qui sait ce qu'il adviendrait d'eux... Il sentit les poils de ses avant-bras se dresser d'effroi à cette seule pensée. Lui avait pourtant l'impression de le voir arriver, le danger, de le regarder foncer droit sur eux, tête baissée comme un béssinet en pleine charge, et de rester planter sur son chemin, immobile et stupide. Il le savait, depuis le début, que rester était la pire idée imaginable. Et pourtant il avait consenti à attendre, pendant près de quinze ans, alors qu'il avait tout de suite compris qu'il n'y avait plus aucun espoir. Parce que tout au fond de lui, même si pour rien au monde il ne l'aurait admis devant la pauvre Antonia, lui non plus ne pouvait pas s'empêcher d'espérer tout de même un peu.
Je ne suis plus sûre de la relation Anatole-Antonia-Helena, ce sont eux qui gardent Helena ? Helena, c'est bien la petite qui fait son herbier et qui a sauvé Julienne du démon-loup, la timide ? Et Marianne-Julienne ?
Il a pas un côté loup ou démon, cet Anatole ? avec ses canines et ses poils qui se dressent ?
- Il porta son regard vers la maison voisine, et là aussi tout semblait comme éteint.
- J'aime bien "On aurait dit que les arbres de l'orée, en projetant leurs longues branches tordues les uns vers les autres, avaient délibérément formé cette chaîne unie et inviolable, pour protéger tout ce qui se terrait derrière eux, pour enfermer à jamais leurs secrets."
On dirait en effet qu'Helena et Julienne ont une relation très intime avec la forêt, qui les différencie des autres.
- de rester planter sur son chemin, immobile et stupide => rester planté
- Le paragraphe finale, je pense qu'on va avoir du mal à le retenir, parce qu'on ne sait pas en quoi consiste cet "espoir", il nous faut plus d'informations.
A très vite !
Héléna est bien la voisine de Julienne, qui vient de la sauver, et Marianne est la mère de Julienne ;)
En ce qui concerne "l'espoir" d'Antonia et Anatole, malheureusement on n'en saura pas plus avant un bon moment...
J'aime beaucoup décrire la forêt, contente que ça te plaise ! :)