Chapitre 11.

Notes de l’auteur : Bonne lecture !
PS : on espère que la partie "navigation" sur le bateau est compréhensible :)

« Donc on les laisse partir devant.»

Sibéal jeta un petit coup d'œil à Oriag. Les bras croisés, la jeune femme noire dardait un regard mécontent en direction du catamaran de Yakta qui sortait du port. Murdock haussa les épaules.

« On les rattrapera sans problème.

- ça ne veut pas dire qu'ils vont pas en profiter, soutient-elle, tu y as pensé j'espère ? C'est leur bonne foi qui vous a convaincu ou quoi ?

- On a conclu un accord, rétorqua Murdock, t'inquiète, Yakta va le respecter.

- Ah oui et comment tu peux en être sûr ? »

Murdock n'ajouta rien, jeta un regard à Sibéal. Elle savait que cette alliance de circonstance il ne l'avait acceptée que sur ses dires. Il lui faisait confiance, elle espérait que ce que son instinct lui dictait ne faillerait pas... Elle ne voulait pas les avoir embarqués dans une impasse ou pire encore... Mais, Anak était digne de confiance. De ça, elle était sûre. Et Yakta semblait être une personne d'un grand professionnalisme. 

« Ils ont signé un contrat, non ? Fit Apollo, ils doivent le respecter.

- Ce n'est pas parce qu'on signe quelque chose qu'on le respecte, répliqua Oriag.

- Yakta a l'air honnête, argua Sibéal.

- Pour cinq millions de gallions n'importe qui peut être près à faire n'importe quoi, rappela la navigatrice.

- Et s'ils repartent avec une information essentielle ? demanda Nialh. S'ils dissimulent une découverte pendant qu'on est gentiment en train de vérifier que personne n'est à leurs trousses ? On fait quoi ?

- Anak ne fera pas ça, secoua-t-elle la tête.

- Peut-être qu'elle non, rétorqua-t-il, elle a l'air correct c'est sûr, mais le reste de son équipage...

- Chad.... commença Apollo.

- Chad on l'connaît pas non plus, pas plus toi que nous, désolée Apollo, coupa gentiment Oriag. Et on aura l'air d'une bande d'imbéciles si aux Açores ils sont déjà repartis avec le nouvel indice.

- Elle a raison, appuya Nialh.

- Elle a donné la moitié de leurs avances, rappela Murdock. Elle était pas obligée non plus.

- Génial, grinça Oriag, comme ça au moins si on se fait lourder, on aura quelques florins pour compenser ce que nous coûte cette aventure. »

Sibéal comprenait le point-de-vue de sa navigatrice, d'autant plus qu'elle savait d'où elle venait. Oriag avait dépassé depuis deux ans la trentaine et savait d'expérience qu'on ne pouvait pas faire confiance, surtout à des inconnus et surtout quand une somme conséquente est engagée. Sa mère avait été ainsi victime d'une arnaque par son deuxième mari peu scrupuleux ce qui l'avait conduite à devoir vivre un temps dans des refuges pour sans-abri avec ses deux filles, Oriag et Akono. Oriag ne croyait pas aux contrats et aux paroles mais aux actes. 

« On verra bien, haussa des épaules Murdock.

- C'est très fair-play pour quelqu'un d'aussi obsédé par la compétition, marmonna Oriag.

- Et ya quoi aux Açores ? demanda Nialh.

- Des ruines d'une ancienne ville religieuse, expliqua Sibéal. C'est un site archéologique.

- C'est pas des vieilles pierres qui vont disparaître du jour au lendemain, fit Murdock avec légèreté. Ça va l'faire.»

Oriag poussa un soupir, avant de tourner les talons pour filer en direction du Modsognir. Elle savait qu'elle n'obtiendrait pas gain de cause. Murdock était buté, une fois engagé dans une décision il n'en démordait pas. Il fonçait toujours avec une détermination que les conseils divergents d'Oriag ne pouvaient pas ébranler. Apollo lui emboita le pas, pour essayer d'apaiser les tensions au sein de l'équipage. Murdock retourna à ses occupations de maintenance du navire.

Sibéal se tourna vers son frère pensif. Il avait les yeux rivés à l'horizon où la silhouette blanche du catamaran se découpait comme la tête ciselée d'une mouette.

« C'était cool de ta part d'être venu t'excuser auprès d'Anak.

- Tu m'as assuré qu'elle était pas comme je le pensais, fit-il en rivant son attention sur son bras emmailloté.

- Elle ne l'est pas, affirma-t-elle. Je pense que vous allez bien vous entendre.

- Avec elle peut-être mais bon yen a d'autres sur leur rafiot... 

- Chad n'est sûrement pas aussi horrible que tu le penses, sourit Sibéal. Sinon ils ne seraient pas sur le bateau de Yakta.

- Ouais, c’est ce qu'on verra.

- Et puis bon, tu sais, souffla-t-elle gentiment, il a le droit aussi de ne pas vouloir d'Apollo hein... »

Nialh lui décocha une œillade indignée qui la fit s'esclaffer. Apollo et lui étaient amis depuis l'échange qu'avaient effectué leur deux écoles primaires quand ils avaient dix ans. Son frère était revenu de Dakar avec des souvenirs colorés pleins les yeux et un nouveau meilleur ami. Le seul moment où ils n'avaient pas passé tous leurs temps ensemble à l'université avait été quand Apollo s'était engagé dans le service militaire bantou. Sinon, ils avaient fait les quatre cents coups... Enfin, Nialh les avait fait et Apollo avait fait en sorte qu'il s'en sorte indemne.

« Apollo est un mec en or. »

Sibéal posa sa main sur son bras. Nialh haussa les épaules.

« J'ai juste envie qu'il soit apprécié à sa juste valeur. »

Et vraiment, c'était la seule motivation de Nialh qui avec son comportement de control freak susceptible et irascible se portait toujours en protecteur de son meilleur ami. Surtout depuis la dernière débâcle amoureuse d'Apollo l'année dernière.

OoOoOo

« Comment ça vous allez aux Açores ? Mais c'est quoi ce contrat ?

- C'est pas vraiment un contrat, avoua Sibéal, en fait on est plus au moins sur la piste de la malédiction... Gojo Mauro a mis en jeu cinq millions de gallions pour celui qui réussirait à la lever.»

Gauvain eut un silence . Sibéal se raidit sensiblement, sentant venir d'inexorables reproches. Il rompit le silence avec irritation.

« C'est une blague ou quoi ? 

- Au départ je n'y croyais pas vraiment, ajouta-t-elle avec insistance, mais on a trouvé des signes sur un atoll et leur signification aux Moluques, et ça semble moins... improbable !

- Moins improbable ? T'es sérieuse ? T'es en train de sillonner les archipels à poursuivre une putain de chimère au lieu d'être avec moi ? 

- Pas du tout, riposta-t-elle. Dis pas n'importe quoi !

- Ma copine assiste à aucun de mes concerts, tout le monde me demande où t'es et toi t'es jamais là !

- Écoute, je suis désolée mais...

- T'étais pas là pour notre meilleure représentation ! Pour une foutue histoire de gamins ! Et ya sûrement toutes les raclures les plus illuminées des archipels qui font pareil que vous ! Grinça-t-il. Il est au courant Murdock qu'il te met en danger ?Murdock sait ce qu'il fait, rétorqua-t-elle fermement. 

- C'est p't'être qu'un demi-nain, mais il est obsédé par l'argent, comme tous les nains, répliqua-t-il, et toi c'est quoi ton excuse ? Tu veux juste pas me voir ou quoi ?»

Sibéal s'empourpra de colère, se redressant sur sa couchette. Gauvain avait toujours eu du mal à intégrer qu'être dans l'équipage du Modsognir était un travail certes mais un travail qui lui procurait un plaisir intense. Elle aimait être sur ce navire. Elle adorait le sentir prendre de la vitesse, sentir l'éclaboussure des embruns sur son front et le son des vagues brisées par la proue. Il n'y voyait qu'un obstacle à leur relation.

« Arrête un peu de m'accuser, tu savais que c'était mon travail avant qu'on sorte ensemble !

- J'pensais que t'allais faire des efforts, répliqua-t-il, Visiblement j'me suis trompé. T'en as juste rien à foutre de moi. »

Il raccrocha soudainement, lui coupa toute possibilité d'argumenter. Enervée, elle jeta son téléphone qui allait atterrir sur son oreiller. Elle poussa un grognement agacé, il préférait lui couper la parole plutôt que de résoudre la dispute. Très bien ! Elle se releva brusquement, sortit de sa cabine pour rejoindre celle de son frère à l'arrière.

Elle entra sans frapper. Nialh était penché sur des factures, à faire la comptabilité du Modsognir. Apollo allongé sur la couchette, jouait à la gameboy color de son frère. Ce dernier fronça les sourcils en la dévisagea.

« ça va pas Sibéal ? »

Elle se laissa tomber à côté de lui en secouant la tête. Nialh poussa un soupir excédé en retirant ses lunettes de repos. Il se tourna vers elle en arquant un sourcil interrogateur.

« Gauvain m'en veut pour la malédiction, qu'on soit parti un peu... à l'aventure.

- Comment ça ?

- Il pense que je n'en ai rien à faire de notre couple, expliqua-t-elle avec amertume. Que je suis jamais là.

- Il le pense pas vraiment, si ? demanda gentiment Apollo.

- Bien sûr que si il le pense, coupa Nialh, c'est un putain de chieur qui pense qu'à sa poire. Il s'en fout de toi, il veut juste que tu sois sa groupie.

- C'est parce qu'il tient à toi, assura Apollo, et que tu lui manques. Il est juste amoureux de toi Sib.

- Il est amoureux de sa voix ouais, marmonna Nialh. Sibby, largue moi ce con.»

Sibéal se frotta les yeux nerveusement, poussa un soupir sonore. Il ne l'aidait pas. Son frère avait pris en grippe Gauvain dès l'instant où il les avait vu apparaître main dans la main au bar du Leprechaun. Il avait déclaré de but en blanc qu'ils n'allaient pas du tout ensemble, faisait rougir de colère Gauvain et s'esclaffer Murdock. Quant à Apollo, son incorrigible pensée fleur bleue – alimentée par des années de feuilletons télévisées avec sa grand-mère - ne l'aidait pas à y voir bien plus clair. 

« Je vais pas rompre, secoua-t-elle la tête avec dépit. Mais... s'il me fait pas confiance comment est-ce qu'il peut dire qu'il m'aime ?

- Parce qu'il s'en fout de toi, asséna Nialh, Toi ou la première venue c'est pareil, il veut juste une copine qui lui voue un culte.

- Dans ce cas là, il romprait avec Sib pour quelqu'un d'autre, fit Apollo. Je pense qu'il tient à toi. »

Elle hocha faiblement la tête, les yeux rivés sur la photo de leur famille épinglée par Nialh au-dessus du lit. Leurs parents présidaient la table, de part et d'autre elle retrouvait les visages de ses deux sœurs aînés, Abaigh entouré de son mari et de ses deux enfants et Eanna lovée près de son épouse Jazmine. Elle avait parfois envie de se glisser sous le plaid cotonneux de sa mère pour oublier tout ça.

« ça va lui passer, tu vas voir, assura Apollo. »

Nialh, agacé, leva les yeux au ciel.

« Sinon on revient au plan de base, tu sors avec Apollo – ouais le Chad ça va bien cinq minutes lui aussi hein – et c'est une happy ending pour tout le monde ! »

Apollo et elle échangèrent un regard amusé et s'esclaffèrent.

« Personne m’écoute de toute façon sur ce rafiot, marmonna son frère.»

OoOoOo

Sibéal tapotait doucement la mouture dans la cafetière pour presser un peu le café et lui donner plus d'amertume, ce que Murdock affectionnait particulièrement. Elle alluma le gaz, plaça l'ustensile dessus pour mettre en route la boisson chaude. Elle porta ses yeux à la petite horloge du carré, il venait la relayer pour son quart d'ici dix minutes. Il était cinq heures du matin, la mer était agitée et le vent soufflait violemment contre la verrière du cockpit. Les voiles étaient gonflées par sa vitesse et le Mod filait vivement sur la houle.

Elle remonta jusqu'à la table de navigation, vérifia les données météo. Elle nota la progression du navire sur la carte d'Oriag avant de redescendre sur la banquette du carré. Elle enfouit ses chaussettes sous son plaid rapatrié de sa chambre au carré pour plus de confort et s'enroula dedans avant de remettre en marche sa tablette. Ils devraient arriver en début de matinée aux Açores. 

« Hé Sib. »

Elle sursauta, les paupières papillonnantes de sommeil. Murdock apparut dans son champ de vision, son bonnet en laine sur la tête. 

« Tout va bien ? 

- Ouais, le vent s'est maintenu, acquiesça-t-elle, mais Oriag l'avait prévu. Je t'ai fait chauffer du café, il doit être bon. 

- Que d'attention, sourit-il avec un petit air faussement sérieux, qu'est-ce que j'ferais sans toi ? »

Elle le lui rendit avec une petite moue avant de se lever au son strident de la cafetière. Elle lui en versa une tasse généreuse avant de la lui tendre. Ils grimpèrent jusqu'au cockpit pour faire la passation. Il sirotait le liquide chaud tandis qu'elle lui répertoriait les dernières données. Les instruments répétaient leur petit bip rassurant, il hocha la tête avec satisfaction. Dans le carré, elle ouvrit le carnet de bord pour relever l'heure du changement de quart. Il s'échoua à côté d'elle, posa ses pieds sur la table basse.

« Tu regardes quoi ? »

Elle reporta son attention sur la tablette et lui adressa un sourire mutin.

« Doctor Who. Je te le laisse ?

- Le contraire aurait été étonnant... s'amusa-t-il de sa passion pour cette vieille série anglaise, vas-y j'crois que j'm'y suis fait

- C'est le dixième docteur, précisa-t-elle.

- Tiens donc Sib, répliqua-t-il narquoisement, encore en train de fantasmer ?

- Oh ça va, j'avais treize ans ! »

Il eut un regard peu convaincu qui la dérida. Elle prit un air dégagé.

« Et la saison 2 est géniale. L'une des meilleures !

- Bien entendu. »

Elle lui donna un petit coup de coude pour lui faire ravaler son air moqueur. Elle lui abandonna gracieusement son plaid et se releva pour aller retrouver sa couchette. Elle lui adressa un petit signe de la main et disparut dans le couloir. Elle n'avait qu'une envie, se lover sous la couette et dormir jusqu'à l'arrivée aux Açores.  

OoOoOo

Ce fut le choc qui la réveilla, avant le bruit sourd. Il fit trembler les parois en carbone du navire, la faisant aussitôt sortir de son sommeil. Elle se redressa dans ses couvertures, le cœur battant et alerte. Elle n'entendit que la mer frapper avec violence la coque. Elle enfila vivement des vêtements, se chaussa avant de sortir de sa cabine. Un mouvement brusque du bateau sur la droite la fit violemment percuter la paroi d'en face. Elle grimaça de douleur. Qu'est-ce qu'il se passait ?

Elle retrouva Apollo, aussi déboussolé qu'elle. Il avait l'air d'être tombé du lit. Ils montèrent du mieux qu'ils le purent jusqu'au cockpit. Le pilotage automatique avait été désactivé, Murdock tenait la barre avec concentration. Oriag et Nialh contemplaient sans comprendre les instruments de mesure. Sibéal se pressa à côté d'elle, s'arrima à un angle du meuble pour tenir debout.

« Qu'est-ce qui se passe ? S'écria-t-elle par-dessus le mugissement du vent.

- Le vent a brusquement forci, expliqua Oriag. On est passé à 55 nœuds !

- 55 nœuds ? Blêmit-elle. Quoi ?

- Tu avais prévu des perturbations, hein ? fit Apollo d'une voix blanche. »

Le regard que leur jeta leur navigatrice les coupa. Elle avait la mine fermée, une flamme inquiète brillait dans ses yeux noirs. Sibéal eut du mal à déglutir, Nialh avait les cheveux en bataille et une ride se creusait entre ses sourcils.

« C'est pas normal, souffla Oriag, le ciel était clair et vent était tombé, les instruments n'ont rien vu ! Je ne comprends pas ! »

Sibéal eut un frisson d'inquiétude. Dehors la surface de la mer démontée était blanche d'écumes, Sibéal n'avait jamais vu l'océan aussi furieux. La couleur inhabituelle, générée par les rouleaux déchaînés, était d'autant plus angoissante. Elle essaya de se rassurer en jetant un regard vers la silhouette de Murdock solidement plantée derrière la barre. Il était intensément concentré pour éviter à tout prix de se faire rabattre par une vague. Le bateau craquait sous la tension qu'il exerçait sur le safran. Le Modsognir répondait tant bien que mal à sa manœuvre.

Brutalement, un choc la fit heurter le bord de la table de navigation. Les envoyant tous à terre, le navire vira brusquement à bâbord, se penchant dangereusement. Son cœur s'arrêta.

« Qu'est-ce que c'était ? cria Nialh d'un voix aiguë. Qu'est-ce que c'était bordel ?!

- Aucune idée ! Rétorqua Murdock. »

Il y eut un son de claquement violent. Il résonnait à l'intérieur du navire. Un bruit anormal qui fit s'arrêter sa respiration. Sibéal eut un regard inquiet pour le demi-nain dont la visage n'était plus qu'un masque de sang froid.

« Oriag, aboya-t-il. Prends la barre. »

Soudain apeurée, Sibéal vit avec désespoir Murdock disparaître par l'échelle. Son estomac tomba comme un pierre au fond de ses tripes crispées. Oriag prit la barre, bandant ses muscles pour maintenir le cap. Apollo et Nialh prirent sa place à la table de navigation. Sibéal s'assit à la radio et aux instruments. Les voyants clignotaient comme autant de cœurs affolés par la situation, elle les contemplait complètement impuissante. Les rafales atteignaient des vitesses qui faisaient se soulever tous les poils de son corps. Son ventre était noué d'angoisse.

L'océan devant eux découpait de monstrueuses lames aux crêtes pointues. Le Mod les avalait à une vitesse hallucinante, pour ne pas se faire avaler par elles. S'ils ralentissaient l'allure, ils seraient retournés par la force de la mer. Un banc d'écume percuta la proue, projeta un baquet d'eau sur la verrière. Oriag pesta, elle était une excellente barreuse capable d'affronter un temps agité mais... il n'y avait aucune luminosité. Sibéal ne voyait pas à vingt mètres et elle savait que la navigatrice non plus. Il fallait que Murdock remonte.

« Sib, va chercher Murdock ! Ordonna-t-elle. »

Elle hocha vigoureusement la tête, mais avant d'avoir pu se relever elle fut happée par la vision horrible qui s'offrait à elle. Là, parmi les rouleaux violents de la mer, une ondulation peu naturelle tordait l'eau devant eux. Elle la faisait se soulever de façon retorse jusqu’à cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce n'était pas une vague. Nialh et Apollo étaient livides.

« VA CHERCHER MURDOCK ! »

Elle se précipita dans le carré, son épaule se prit la chambranle de la porte menant aux cabines. L'adrénaline avait rendu mutique la douleur. Elle se précipita à l'arrière du Mod, et constata avec horreur que le sol était recouvert d'eau. Son cœur dégringola dans sa poitrine. Ils étaient en train de couler.

« Murdock ! s'écria-t-elle paniquée. MURDOCK !»

La poignée de la porte de la soute percuta la paroi en bois du couloir, elle se pressa jusqu'à la cale du navire. L'eau clapotait à ses pieds et recouvrait maintenant ses pieds. A l'intérieur il n'y avait aucune lumière, elle chercha à tâtons l'interrupteur mais l'ampoule ne s'alluma pas. L'eau lui arrivait au mollet et elle la voyait clapoter et imbiber les tapisseries maories. Un vertige la saisit, elle s'accrocha à la poignée pour retrouver un semblant de sang froid. La main de Murdock sur son épaule fit éclater la bulle d'angoisse qui menaçait sa respiration.

« Sib !

- On... on coule ! S'écria-t-elle en lui serrant le bras avec panique, l'eau... c'est...

- C'est l'eau douce du réservoir, cria-t-il par-dessus la fureur de la mer, on ne coule pas. On ne coule pas Sib ! »

Il planta un regard assuré dans le sien. Elle put enfin prendre une inspiration, et ses tremblements cessèrent un instant. Elle hocha la tête, légèrement sonnée. La vision tortueuse apparue dans son esprit.

« Il faut que tu remontes, vite, souffla-t-elle, ya... ya quelque chose de pas normal. »

OoOoOo

Lorsqu'ils atteignirent le cockpit, Nialh avait les yeux écarquillés d'horreur. Oriag la mâchoire serrée, laissa sa place à Murdock. Sa poigne solide retrouva la barre, Sibéal en fut soulagée. A bâbord, la mer avait pris la forme d'un siphon dont l'oeil noir menaçait de les faire sombrer dans les profondeurs. Elle n'arrivait plus à déglutir, elle avalait de l'air sans arriver à l'expirer. Le génois était raide, tendu à l’extrême. La grand’voile sifflait de façon assourdissante dans ses oreilles. Ils se faisaient rabattre inexorablement vers le cœur du siphon.

« Il faut affaler ! Cria Nialh. La voile va se déchirer !

- Le moteur pourra pas supporter seul les vagues, répliqua Oriag. On va se faire aspirer !

- On se rapproche, constata Apollo d'une voix blanche.»

Sibéal le comprit instantanément, sa gorge se noua douloureusement. Elle croisa le regard de Murdock. Il avait les lèvres serrées, comme s'il n'osait pas prononcer tout haut l'ordre. Mais il n'y avait pas d'autre option. Ils n'avaient pas le choix. 

« Il faut virer de bord, finit-il par dire. » 

Nialh devint blafard. Oriag se mordit la la lèvre inférieure. C'était terriblement risqué de les faire aller sur le pont sous cette houle. La mer était si violente, le navire gîtait dangereusement pour se maintenir à flot... S'ils voulaient s'en sortir, il fallait user de la force que le vent leur opposait en virant à tribord. Les jointures de ses mains se crispèrent sur la table aux instruments. Apollo se releva aussitôt en hochant la tête. Sibéal, la poitrine serrée, lui emboîta le pas pour enfiler son gilet de sauvetage. Oriag farfouilla dans le tiroir de la table de navigation et lui tendit les lunettes qu'elle lui avait confectionnées pour affronter la mer démontée. Elle la remercia d'un souffle, les enfila. L'élastique se plaqua à l'arrière de son crâne. Nialh et Apollo étaient prêts et silencieux, ils avaient enfilé leurs cirés comme elle.

«Vous m'oubliez pas vos putains de lignes de vie, ordonna Murdock d'une voix frémissante. »

Ils hochèrent la tête. Sibéal aurait voulu ne jamais avoir à sortir de la sécurité relative du cockpit. Elle aurait donné n'importe quoi pour ne pas s'éloigner de ce refuge.

Elle avait les jambes raides en atteignant le pont. Dehors, ses sens furent instantanément agressés par les éléments. Le vent hurlait à ses oreilles avec fureur, les embruns glacés lui piquaient la peau comme des milliers d'aiguilles. Les vagues léchaient avec avidité le pont. Elle mit en place le mousqueton qui reliait son gilet de sauvetage au Mod. Une secousse brutale la fit perdre l'équilibre. Elle banda ses muscles, s'agrippa à un cordage.

Nialh et Apollo avaient sorti le winch et s'étaient mis en position. Elle se plaça entre eux puis se pencha pour apercevoir la bordure du génois dans la tempête. Elle plissa les yeux pour prendre l'information malgré la pluie, l'écume et les rouleaux des vagues. 

« A mon signal, cria-t-elle par-dessus le hurlement d'une bourrasque. On choque le génois !»

Apollo s'accroupit sur l'enrouleur, plaça le winch. Nialh s’empara de la drisse. Elle leva la main. L'oreille en alerte du moindre reflux du vent. Ses pieds glissaient sur le pont humide, elle était intensément tendue dans l'attente du bon moment. Elle sentit la main de son frère agripper son gilet pour la maintenir en équilibre près d'eux. Une vague bouscula le Mod, Apollo percuta le bord du carré en un grognement. Elle serra les dents, agrippée au bastingage. Debout et en équilibre sur le pont. Bientôt... bientôt..

« MAINTENANT ! »

Aussitôt, Apollo libéra de la tension sur la corde. Nialh laissa glisser la drisse entre ses doigts. Le génois s'affala. Le navire retrouva son équilibre mais la mer les emportait aussitôt plus près de l'oeil noir du siphon. Apollo et elle se précipitèrent sur l'autre bord tandis que Nialh maintenait le génois en place. Apollo plaça à nouveau le winch dans l'enrouleur, Sibéal se pencha pour observer la courbe de la voile. Maintenant !

« ON BORDE ! »

A cet instant, l'ombre d'une lame se dessina au-dessus d'eux. Elle releva la tête. Une géante d'eau se dressait au-dessus d'eux. Dans les eaux sombres de cette montagne aqueuse, elle discerna un long corps sinueux et couvert d'écailles jaunâtres. Une masse monstrueuse. Elle n'arriva pas à prendre une inspiration, la terreur lui écrasait la poitrine. 

La lame s'abattit violemment sur eux. Ses pieds furent arrachés du pont. La masse l’assomma un instant, la faisait rouler dans le carré. Elle se sentit percuter un élément contondant. L'eau la projeta sur l'autre bord avant que la tension sur la ligne de vie ne stoppe sa chute. Son gilet de sauvetage ainsi tendu lui scia la poitrine en deux. Elle retomba lourdement sur le pont.

Elle cracha l'eau salée et froide, sonnée et tremblante. Ses membres étaient cotonneux. Mais la mer les harcelait toujours, elle entendait le génois vibrer dans tous les sens. Ses anneaux s’entrechoquaient dans les cordages. Elle releva la tête et fut prise d'horreur. Un corps monstrueux, une masse invertébrée, s'enroulait près du siphon comme un serpent dans une ornière. Prêt à les dévorer. Ça allait les dévorer.

 Il fallait finir la manœuvre, vite !

Elle se redressa difficilement. Apollo échoué sur le bastingage reprenait ses esprits. Le corps de son frère restait au sol. Le monde se désintégra aussitôt. 

« NIALH ! »

Elle se précipita sur lui. Son visage avait perdu ses couleurs. Son bras formait un angle horrible et son front était ensanglanté. Les genoux de Sibéal lâchèrent aussitôt, elle s'affaissa près de lui. Non. Non, non, non, non ! Elle porta sa main à son épaule, l'appela frénétiquement. Il ne bougeait pas, ne lui répondait pas. Elle fut prise d'un horrible vertige, tous ses organes formaient une boule compacte et atrocement douloureuse dans son ventre. Elle n'arrivait plus à respirer.

« Nialh, Nialh, s'il te plait, sanglota-t-elle. Je t'en supplie, réponds-moi. Nialh, s'il te plait. »

Elle sentit une main sur son épaule la secouer avec violence. 

« SIB ! On va se faire aspirer ! Hurla Apollo à ses oreilles, il faut border le génois ! SIBEAL ! »

Hagard, elle lui porta un regard hébété. Il la secoua à nouveau avec fermeté. Tout lui revint aussitôt. 

« Oui, souffla-t-elle d'une voix faible, oui. »

Répétant par automatisme des gestes familiers, elle se déporta sur le bord opposé. Son regard s'accrochait désespérément au corps sans vie de son frère sous la grand-voile. Ses doigts serrèrent douloureusement la drisse. Ce n'était pas sa place. Ce n’était pas sa place.

Apollo cria l'ordre. Elle tira violemment sur la corde. Il fit rouler le winch dans l'enrouleur avec force. Le génois dans un claquement brutal de tissu pencha sur tribord. Les bourrasques du vent s'y engouffrèrent instantanément et arrachèrent le Mod à la prise du siphon. Le navire gîtait à nouveau, les entraînant loin du danger imminent.

Hébétée, elle rampa jusqu'à son frère et s'effondra en pleurant sur sa poitrine. Elle s'élevait doucement sous son gilet de sauvetage.

OoOoOo

Elle lui tenait la main sans bouger, sans oser respirer de peur de rompre la faible respiration de son frère allongée sur le lit de sa cabine. L'expression de Nialh était décontractée de toute douleur, comme endormie. Il avait les traits détendus, et elle retrouvait le visage de l'enfant qui lui courait après pour participer à tous ses jeux. Un sanglot lui étrangla la gorge, elle serra plus fort sa main. Le retenant près d'elle, lui ordonna de rester à ses côtés. Il n'avait pas le droit de partir, pas comme ça. Il ne pouvait pas. 

« Sib, souffla Apollo. »

Elle tourna ses yeux noyés de larmes vers lui. Il avait bandé la plaie de Nialh et contrôlé ses signes vitaux. Sa mine désolée et dévastée lui confirma ce qu'elle savait déjà. Il ne pouvait rien faire pour lui. 

«Est-ce... est-ce que..., murmura-t-elle. »

Elle n'arrivait pas à prononcer cette éventualité. Elle ne pouvait pas la dire à haute voix. Elle voulait s'accrocher à tout l'espoir qu'il pourrait lui donner. Apollo secoua la tête tristement, ce fut comme un coup de poing.

« Je ne sais pas s'il... s'il pourra s'en sortir Sibby.»

Tout l'air de ses poumons fut expulsé en un instant. Un vertige l’assomma, la faisant se recroqueviller défensivement sur la forme allongée de son frère. Un souffle perçant et court passait ses lèvres sans atteindre sa poitrine.

« Ne dis pas ça, je t'en prie Apollo, ne dis pas ça. »

Il n'ajouta rien, se tenant sans bouger près d'elle. Personne sur le Mod ne pouvait sauver son frère. 

« Sib, faut que tu viennes nous aider, insista-t-il doucement. Sib, s'il te plait... »

Son petit frère... Elle était censée le protéger. Elle aurait dû veiller sur lui, c'était elle l'aînée ! Et maintenant... maintenant... Elle ne pouvait pas l'accepter, elle ne pouvait pas le regarder se noyer dans son propre sang sans rien faire. Elle caressa délicatement le front de son frère. S'il te plait, revient. Ne pars pas. Les lèvres Nialh étaient bleutées, son corps pris de frissons. Elle remonta la couverture sur lui, impuissante à pouvoir le soulager. Les minutes semblaient d'interminables heures dont elle espérait qu'elle ne serait pas la dernière à voir sa poitrine se soulever. 

Elle sentit une main se poser sur son épaule, et elle leva les yeux sur Murdock. Sa lèvre inférieure se mit à trembler, incapable de contenir le sanglot déchirant qui lui labourait le cœur. Il l'avala tout entière dans son étreinte. Elle se laissa aller contre lui, hoquetant le prénom de son frère sans pouvoir s'arrêter. Il lui caressait doucement le dos pour calmer ses tremblements saccadés.

« Sib, on va le sortir de là, souffla-t-il dans ses cheveux, je te le promets on va tout faire pour le sortir de là. »

Ses mains s'agrippèrent à son pull comme à une bouée dans la mer démontée. Elle se noya complètement dans cette promesse. 

« Les Açores ne sont plus loin. Mais on a besoin que tu sois là pour ça, il faut que tu viennes nous aider Sib tu m'entends ? »

Elle ne savait pas si elle pouvait quitter le chevet de son frère. Son monde s'était réduit à cette étroite cabine. Les rouleaux de la mer, les hurlements du vent et la forme monstrueuse... tout ça n'avait plus d'importance. Elle sentit Murdock la repousser de son torse pour planter ses yeux dans les siens. Il posa fermement ses mains sur ses joues humides.

« Sibéal, il faut que tu viennes. J'ai besoin de toi pour y arriver. »

Il répéta cette phrase à nouveau, comme pour la réveiller. Elle finit par acquiescer faiblement et souffla un petit « d'accord ». Il hocha la tête avant d’essuyer ses larmes du bout de ses pouces. 

Elle ne pouvait pas rester là sans rien faire. Murdock avait besoin d'elle, son petit frère avait besoin d'elle. Il fallait qu'elle soit forte pour lui. Il l'aida à se relever. Elle jeta un regard d'angoisse à la forme de Nialh, Apollo lui assura qu'il ne quitterait pas son chevet. 

Elle emboita le pas à son capitaine qui la dirigea jusqu'au cockpit. Oriag était à la barre, Sibéal se détourna de sa mine décomposée. Elle ne pouvait pas assumer le désespoir des autres. Elle n'allait pas tenir le choc sinon. Elle s'assit à la table des instruments, contrôla les indications avant de froncer les sourcils. Murdock reprit la barre.

« Il n'y a plus de signal GSP. »

Oriag lâcha un juron. Elle fut saisie d'une angoisse sourde, comment allaient-ils pouvoir rejoindre les Açores ? Ils étaient perdus au milieu de l'océan. Elle les entendait discuter mais était incapable de comprendre ce qu'ils disaient. Elle porta le casque de radio à ses oreilles, il n'y avait aucun grésillement. Son estomac dégringola, elle se tourna vers eux. Blême.

« Le signal radio est coupé. »

Oriag jura à nouveau, un trait de désespoir résonnait dans sa voix. Sibéal tourna un regard dévasté sur Murdock.

« Est-ce qu'on peut en envoyer un ? »

Elle hocha la tête. Le port était trop loin de leur portée, il faudrait un autre bateau pour les entendre...

« Contacte Yakta. Il faut prévenir le port. »

Elle se tourne vers le piano, ouvrit le canal. Ses doigts étaient incertains, pris de tremblements. 

« Modsognir à Yaktantton. Je répète Modsognir à Yaktantton. Mayday, Mayday. Je répète Mayday, mayday, mayday. Plus de GSP... On... on... »

Sa voix se bloqua contre le micro. Elle porta sa main à ses yeux pour contrôler les larmes de désespoir qui dévalaient ses joues. Ils étaient tout seuls, ils ne les entendaient peut-être même pas et...

« Il y avait une... une chose monstrueuse... dans l'eau et... et la tempête. Nous... nous n'avons plus de GPS et.... plus de signal radio.»

Personne ne pourrait les trouver, personne ne pourrait.... Sa respiration se fit sifflante, les images de son frère allongé sur le pont étaient collées à sa rétine. Offert à la fureur de la mer. Ils avaient besoin d'aide. Son petit frère avait besoin d'aide. Il allait peut-être mourir.

« Anak... Anak... Nialh est blessé, s’étouffa-t-elle dans son souffle erratique, Nialh est gravement blessé et... je sais pas si... je sais pas si... »

Elle sanglotait, incapable de contenir le tourbillon d'émotions qui la faisait chavirer.

« Par pitié... c'est mon petit frère. »

Sa voix se brisa contre le micro, étouffée par ses pleurs. La radio restait muette contre ses oreilles.


 

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