“Quelle journée de merde…, bougonna Chad, rassure-moi, Yakta, on sort pas sous cette pluie ?
-On attend que le Mod arrive et si, Chad, on se met au boulot directement !
-Wanda, tu peux me passer la confiture ? demanda Anak.
-T’es sérieuse ?! Avec tout ce vent ? Mais tu veux qu’il nous tombe un palmier sur la gueule ?”
Devant son dramatisme, Yakta fit une pause dans son tartinage du bout de pain qu’elle tenait dans les mains pour lever les yeux sur la verrière. Les vitres se faisaient effectivement battre par une pluie tout particulièrement agressive, si bien que l’on ne pouvait plus déceler les épais nuages qui bloquaient le ciel. Ils s’étaient levé aux aurores comme d’accoutumée, et il n’était qu’à peine sept heures du matin. Pourtant à la luminosité, on se serait cru le soir. C’était donc dans une humeur relativement morose que l’équipage petit-déjeunait autour de la table.
“J’espère que ça se passe bien pour eux, songea Moh.
-J’en suis certaine, le rassura Yakta. Ils sont à bord d’un voilier, ils peuvent gîter, contrairement à nous. Ce n’est certainement pas la première tempête qu’ils bravent, ni la pire. Ils devraient arriver d’ici une heure, maximum.”
A cette pensée, Yakta inspecta, tout en mâchant sa tartine, le cadran de sa montre intelligente en cuir, du style typique des navigateurs et qui affichait un bon nombre d’informations précieuses.
“Wanda, la confiture ! insista Anak.
-Oh, ça va, madame !
L’interpellée leva des yeux furieux de l’écran de son téléphone sur lequel elle scrollait et elle agrippa le pot de confiture de rhubarbe tout en la tendant à Anak. Leurs mains étaient encore suspendues dans les airs en travers de la table quand la radio grésilla comme un grillon. Ca venait du cockpit et ils pouvaient entendre le mot tant redouté.
“Mayday, Mayday…”
Yakta fut la plus réactive et elle bondit hors de table, Anak se précipita derrière elle dans les escaliers. Le voyant rouge rubis de la radio clignotait comme lorsque la machine recevait les ondes d’un message et par bribes, un Mayday se répétait dans une voix féminine qui était prise d’assaut par un brouhaha environnant. Yakta était penchée sur le tableau de bord pour entendre le mieux possible, Anak se tenait derrière elle et le reste de l’équipage émergeait des escaliers pour s’entasser dans le cockpit. La pluie qui se fracassait sur les vitres n’aidaient pas à percevoir le message parasité.
“...à Yakk-...-ton…-May…
-Mais c’est un message pour nous ! réalisa Moh.
-Ce doit être le Mod, s’alarma Anak.
-Chut !” les coupa Yakta.
La capitaine avait laissé la place pour que les mains expertes de Chad bidouillent les boutons et ajustent la réception pour l’optimiser. La voix devint plus claire et Anak la reconnut aussitôt.
“Sibéal !”
D’un geste autoritaire, Yakta la somma de se taire alors que le message se poursuivait :
“Plus de GSP... On... on…
-Leur bateau est endommagé, souffla Chad en échangeant un regard grave avec Yakta.
-Il y avait une... une chose monstrueuse... dans l'eau et... et la tempête. Nous... nous n'avons plus de GPS et.... plus de signal radio.”
Le silence s’instaura de lui-même dans le cockpit, sur le fond de la pluie ravageuse contre les carreaux, la force du vent qui remuait le Yak et les paroles empreintes de désespoir de Sibéal. Les sanglots contre lesquels elle luttait étaient clairement audibles. Anak en eut le souffle coupé et elle lança un coup d'œil à Valérian. Celui-ci fronçait vigoureusement ses sourcils blonds.
“Un monstre ? hoqueta Moh.
-La mer prend des formes étranges quand elle est en colère, rationnalisa Yakta, tout le monde peut dans la panique voir…
-Il faut aller les aider ! déclara Anak.
-Anak, je t’en prie, ne dis pas n’imp-
-Anak…. Anak…,” supplia la voix de Sibéal.
Les yeux de Yakta eurent un drôle d’éclat et ils se durcirent sur sa copilote qui, en entendant son prénom dans la radio, s’était statufiée. Dans le cockpit, chaque oreille était dressée pour ne rien manquer de l’appel à l’aide qui s’allongeait mais leurs regards s’étaient portés sur Anak.
“Nialh est blessé, annonça la radio dans un souffle de douleur, Nialh est gravement blessé et... je sais pas si... je sais pas si... Par pitié... c'est mon petit frère.
-Chad, coupe un instant, dit Yakta.
-Yakta !” protesta Anak en avançant pour intervenir.
Mais Chad obtempéra et Yakta retint sa navigatrice avant qu’elle n’ait pu atteindre la radio. Le grésillement cessa, et il n’y eut plus que la tempête dehors pour les rappeler au drame qui avait lieu dans les profondeurs de la mer. Yakta avait saisi Anak par les épaules pour la garder en face d’elle et elle la tenait implacablement par son regard autoritaire. Anak pressentait l’état d’esprit de sa capitaine et ses yeux se baignèrent aussitôt de larmes.
“Mais… qu’est-ce que tu fais ? gémit Anak.
-Ca sert à rien de se repaitre de son malheur quand on ne peut rien faire, raisonna Yakta fermement.
-Comment ça on peut rien faire ?!
-Yakta, s’il-te-plait…, tenta d’intervenir Moh en s’avançant lui aussi.
-Moh, reste où tu es et tais-toi, claqua Yakta sans le regard, Nak, écoute-moi.
-Je… non, je ne peux faire ça…, refusa Anak en secouant la tête.
-ECOUTE-MOI, ANAK !” cria Yakta contre son visage.
Anak planta ses dents dans ses lèvres si fort qu’elle les perça et que le goût de son sang se déversa dans sa bouche. Son cœur battait si fort, si fort, qu’il lui faisait physiquement mal. Dehors, dans la mer déchainée, un bateau devait lutter pour sa survie. Et Sibéal les avait appelé à l’aide, elle avait suffisamment confiance en eux pour compter sur eux… en elle. Son petit frère allait peut-être mourir. Anak pouvait imaginer Moh à la place de Nialh, et cette simple idée lui compressait l’estomac.
“Si on y va, il y a une chance sur deux qu’on y passe tous, Anak, verbalisa Yakta, tu sais que c’est la pure vérité.
-Mais une chance sur deux, c’est déjà…
-Tu veux risquer nos vies ? Celle de ton petit frère ?”
Les yeux tourmentés d’Anak pivotèrent sur Moh qui, lui aussi, pleurait silencieusement tout en la regardant avec compassion et compréhension. Campé à ses côtés, après avoir éteint la radio, Chad lui frottait le dos pour le réconforter tout en observant sombrement l’ire de la mer qui secouait le port. Wanda avait les yeux baissés sur ses chaussures et Anak ne pouvait pas lire son expression. Quant à Esteban et Valérian, le premier lui offrit un petit sourire de circonstance et le second affichait un air fermé.
“Si leur bateau ne peut pas tenir contre cette tempête, le nôtre sombrera dans la minute, Anak, reprit Yakta, nous, on ne peut rien faire, mais on peut aller alerter les gardes-côtes et les autorités maritimes !
-Oui ! approuva Esteban. Ils sauront quoi faire !
-Ne perdons pas une minute de plus,” décida Yakta en relâchant sa prise sur Anak.
Les pleurs d’Anak cessèrent en les voyant prendre la direction de la sortie. Alors qu’elle fermait la marche dans les escaliers, une terrible image prit vie dans sa tête et les rouages de son cerveau s’activèrent tous les uns après les autres pour l’agrandir et la préciser. Son équipage se vêtissait devant elle de manteaux de pluie et tandis que Wanda, leur médecin, se proposait de garder le bateau pour éviter d’avoir à braver la tempête, Anak, qui n’avait jusqu’à alors plus bougé, ni parlé, rebondit :
“Je vais aussi rester. Pour surveiller la radio.
-D’accord, accepta Yakta. Ca va aller, Anak, on va tout faire pour qu’on leur vienne en aide.”
Anak acquiesça et Moh vint l’enlacer pour la consoler. Chad, derrière lui, l’épiait d’un œil suspicieux, mais elle l’ignora pour sourire à son frère.
“Tout va bien se passer, souhaita-t-il.
-Oui,” s’entendit-elle répondre.
Alors que Wanda se dirigeait sur la machine à café et à thé pour se préparer, les mains tremblantes, une boisson chaude qui détendrait ses nerfs, les autres s’en allèrent vers l’arrière du catamaran pour sortir sur le quai. Valérian comptait parmi les derniers et avant qu’il ne soit dehors, elle l’appela :
“Valérian ! Tu veux bien rester avec nous ?”
Plus qu’étonné de se voir demander une telle chose, le triton infiltré se tourna vers elle pour la dévisager. Il la trouva blême et anxieuse, à se tordre les mains sans délicatesse, et cette vue se maria parfaitement avec la voix blanche dont elle avait usé pour le retenir. Trop décontenancé par l’attitude d’Anak, il ne parut pas savoir comment lui refuser une telle demande et il accepta en s’asseyant sur le sofa. Elle hocha étrangement de la tête avant de tourner les talons et de remonter les escaliers deux par deux.
Valérian s’interrogeait sur l’attitude étrange d’Anak et hésitait à la suivre pour essayer de la calmer. Elle ne semblait plus avoir envie de pleurer mais elle était très clairement encore bouleversée par la nouvelle qu’ils avaient reçue. Cependant, avant qu’il n’ait pris une décision sur ce qu’il était le plus avisé de faire pour gérer cette drôle de situation, il fut propulsé sur la gauche alors que le sol sous lui se mettait en branle. Il chancela en se retenant de justesse à la table devant lui. Dans la kitchenette, Wanda avait renversé sa boisson brûlante à moitié sur elle, et à moitié sur le sol. Pour vérifier la terrifiante appréhension qui étreignait son cœur, il se retourna sur les hublots.
Le catamaran s’éloignait à toutes trombes du quai. Dans l’eau du port, on agitait les bras et Valérian eut tout juste le temps de reconnaître le visage furibond de Chad qui hurlait des jurons qui ne pouvaient plus leur parvenir. Quand le bateau avait démarré, il devait avoir encore un pied sur le Yak, ce qui l’avait propulsé dans l’eau du port.
Le regard ahuri de Valérian vira aussitôt vers les escaliers, puis se hissa à la hauteur du cockpit au-dessus d’eux. Wanda était arrivée à la même conclusion et se mit à hurler de toute la force de ses cordes vocales :
“ANAAAAAK !”
OoOoOo
Les pas frénétiques lui parvinrent dans un tintamarre de tous les diables qui surpassèrent un instant le vacarme de la tempête qui secouait le bateau. Dans le reflet des vitres, elle put voir la silhouette de Valérian qui pénétrait dans le cockpit derrière elle, suivi de près de Wanda qui le dépassa aussitôt pour se jeter sur elle. Wanda essaya de lui prendre les mains pour les détacher de la barre mais Anak la repoussa sans ménagement, ce qui suffit pour la faire sortir de ses gonds.
“Fais demi-tour tout de suite ! ordonna-t-elle.
-Va t’asseoir, Wanda.
-Fais demi-tour, je te dis ! Que tu foutes ta vie en l’air, c’est ton problème, mais fais demi-tour et dépose-moi sur le quai !
-Non.
-Pardon ?!
-Non ! répéta Anak, à bout de nerf. Tu es notre docteur, on aura besoin de toi !
-Alors, tu me sacrifies ?!
-C’est ton rôle de venir en aide aux gens !
-Donc, j’suis bonne à crever, c’est ça ? gémit-elle avant de fondre en larmes, oh mon dieu…
-Mais non, c’est pas du tout ce que je veux dire ! Wanda ! WANDA !”
Anak ne put se permettre qu’un coup d'œil vers la médecin qui s’en allait se recroqueviller dans un coin du cockpit pour pleurer toutes les larmes de son corps dans de violents sanglots. Une pointe de remords piqua Anak, mais elle rejeta le sentiment loin. Il était inutile, encombrant en cet instant, elle avait pris sa décision et il n’y avait plus de retour en arrière possible. Le port rétrécissait déjà à vue d'œil dans les flots que projetait le Yak derrière lui de la force de son moteur. Devant eux, le ciel et la mer ne formaient qu’une masse grise unie et il était presque impossible de les dissocier.
“Tu es sûre de vouloir faire ça ?”
Cette fois-ci, c’était la voix bien plus calme de Valérian qui avait pris la parole. Il n’avait pas l’air particulièrement fâché mais arborait une expression sinistre comme s’il pouvait lire leur destin funeste par ses pouvoirs de sirène. Anak espéra que c’était son imagination qui lui jouait des tours. Les sirènes ne pouvaient pas connaître l’avenir, pas vrai ?
“Il faut qu’on le fasse, répondit-elle plutôt.
-Pourquoi moi ?”
Elle le scruta en quelques coups d’oeils furtifs, ne pouvant s’autoriser de quitter trop longtemps le cap des yeux alors que la mer ne faisait que plus se déchaîner à mesure qu’ils progressaient sur elle. Lui aussi l’observait entre deux regards pour l’horizon brouillé. Malgré la gravité de la situation, il paraissait tout à la fois perplexe et curieux, et Anak comprit le sens de sa question. Pourquoi, parmi tous les autres, c’était lui qu’elle avait rappelé.
Dans la précipitation, alors que son plan s’agençait dans son esprit, les pièces du puzzle s’étaient assemblées. Si elle partait en mission de sauvetage improvisée, il fallait qu’elle assure le pilotage. Il lui fallait aussi Wanda pour l’aspect médical. Mais quelqu’un d’autre pour aider également, quelqu’un de fort avec la tête froide. Et d’Esteban et lui, c’était encore Valérian qu’elle connaissait le mieux. Aussi illusoire et conflictuelle soit-elle, ils avaient une relation, ils n’étaient plus des inconnus. Ils partageaient un secret. Ce n’étaient pas les seules raisons, cependant, d’autres beaucoup plus égoïstes étaient entrées en ligne de compte ; elle aimait trop Moh et Chad pour mettre leur vie en jeu.
Une autre également, peut-être plus étrange que toutes les autres…
“Tu sais pourquoi, dit-elle, tu ne peux pas te noyer.
-Je peux mourir d’autres façons, je ne suis pas immortel, rétorqua-t-il sans pour autant élever la voix. Et toi non plus. Si tu attends de moi que je te sauve, laisse-moi te dire que ce n’est pas la même chose de te tirer d’une eau calme que d’une mer tempétueuse.
-Sauve-moi ou ne me sauve pas, tu fais bien ce que tu veux ! Mais sache que personne ne va mourir aujourd’hui, décida-t-elle avec une certaine irritation, c’est pour ça qu’on fait ça.”
Toujours abattue dans un coin, Wanda était sourde et indifférente à leur échange. Valérian lui jeta tout de même un bref regard pour s’en assurer avant de retourner au profil d’Anak qui était désormais ancré sur les vagues qui les faisaient rebondir. La peur et l’angoisse l’avaient quitté au profit d’une implacable détermination qui, peut-être plus encore que ses talents de pilotage, les gardait fermement à flot.
“C’est par là qu’ils sont, dit-il alors en pointant une direction de l’index, Mets cap à 10 heures.
-Comment tu le sais ? s’étonna-t-elle.
-Sibéal n’a pas imaginé la créature marine, nia-t-il, je peux ressentir sa présence. Elle est en colère.”
Une sueur froide parcourut la colonne vertébrale d’Anak qui ouvrit de grands yeux horrifiés sur Valérian. Ce dernier prenait place, avec son élégance coutumière, sur la chaise qu’elle occupait habituellement. Celle du co-pilote. Devant sa réaction, il arqua un sourcil clair :
“Tu veux renoncer ?”
Un battement de cœur, puis deux, et une réponse claire :
“Non.”
OoOoOo
Grâce aux pouvoirs de Valérian et au pilotage d’Anak, il ne leur fallut qu’une cinquantaine de minutes pour atteindre le Mod. A cause de leur GPS dysfonctionnel, le voilier avait dévié de sa trajectoire et s’était perdu dans les flots en furie. Une fois qu’ils les avaient en vue, Anak actionna la corne de brume qui lança son cri dans le brouillard et la tempête tout en activant les feux de détresse. Des bras se levèrent en leur direction dans les airs sur le pont du Mod, et Anak sut qu’ils les avaient vus. Dans l’eau grise, une ombre colorée sinuait autour de la coque du bateau. Un corps large et long comme une murène mais en cent fois plus gros.
“Un Jormungand, énonça Valérian dans un souffle.
-Quoi ?
-C’est un serpent des mers géant.
-Un serpent ?!” s’affola Wanda.
Cette dernière s’était calmée et ses pleurs s’étaient taris. Anak lui jeta un bref regard avant de réfléchir le plus rapidement possible tout en gardant une prise ferme sur la barre. Ils étaient ballotés par les rouleaux et elle devait se rapprocher du Mod sans pour autant risquer une collision, ce qui ne s’annonçait pas chose aisée.
“Tiens moi la barre,” dit-elle à Valérian.
Il fit ce qui lui était demandé sans protester et elle s’attacha les cheveux en une queue haute et serrée.
“On fait quoi maintenant ? lui demanda-t-il.
-Je sais pas, avoua-t-elle en reprenant la barre pour virer légérement à tribord, mais Nialh est blessé, donc faudrait pouvoir le déplacer sur le cata. Wanda prendrait alors soin de lui.”
Elle orienta un regard sur la concernée qui suivait de près la conversation et rassurant un peu Anak dont le stress revenait de plus belle, Wanda acquiesça simplement. La docteur semblait avoir régné sur sa panique et sa peur, et être désormais prête pour affronter ce qui allait suivre.
“Mais je ne pourrais jamais stabiliser le Yac flanc contre flanc avec le Mod, fit Anak avec une mine embêtée. Il faut qu’on trouve une solution.
-Ils doivent avoir un zodiac eux aussi, songea Wanda, il faut qu’ils l’utilisent pour l’amener jusqu’à nous.
-J’ai l’impression qu’ils ont eu la même idée,” remarqua Valérian.
En effet, un zodiac rouge du Mod était descendu sur les eaux, se découpant par sa couleur vive de la houle argentée qui menaçait de les avaler. Anak s’était suffisamment rapprochée pour être en mesure d’y voir plus clair. Le corps inconscient de Nialh était soutenu par les bras d’Apollo et de Sibéal. Un geste attira l'œil aux aguets d’Anak au cockpit d’où Murdock lui faisait signe que tout était sous contrôle, elle lui répondit d’un pouce en l’air.
“Soyez prêts à le réceptionner, les alerta Anak, je tiens la barre. Et dès qu’on peut, on décampe d’ici !
-C’est pas le moment de foirer ton stage de pilotage, Nanouille ! la prévint Wanda avec une certaine sévérité.
-Non, je te promets, Wanda.”
Sur un dernier regard d’avertissement, Wanda quitta le cockpit par l’escalier et Valérian attendit un instant avant de la suivre.
“Ce n’est pas la tempête le plus dangereux ici, l’avisa-t-il, reste toujours en mouvement, que le serpent ne puisse pas t’atteindre.
-D’accord.”
Et lui aussi s’en alla, la laissant seule à seule avec la mer enragée et ce qu’elle dissimulait. Elle avait beau scruter la surface de l’eau, elle ne localisait nulle part le serpent. Il avait comme disparu. Où une bête de cette taille pouvait-elle se cacher ? Et surtout, d’où sortait-elle ? Voilà sept ans qu’Anak écumait les océans et elle n’avait jamais rien vu de semblable. Elle suivit tout de même les instructions de Valérian et alors que Murdock avait forcé le voilier à décélérer pour faciliter la manœuvre de transfert de Nialh, Anak avait initié un large cercle autour du Mod pour ne jamais s’éloigner sans pour autant ralentir. Bien que la mer était agitée, les vagues étaient fort heureusement relativement petites quoique nombreuses et le Yak gardait ses deux coques fermement ancrées sur la surface. Le zodiac commença alors à vive allure sa traversée à vive allure pour les rejoindre, et sous lui, elle vit avec horreur s’allonger l’ombre du serpent.
“IL EST LA !! hurla la voix de Wanda.
-LES FUSEES DE DETRESSE ! criat-elle en retour. Visez-le avec les fusées de détresse !”
Son cœur battait dans sa gorge et dressée sur son siège, elle fixait d’un œil paniqué le serpent qui pourchassait le zodiac alors qu’il fonçait tout droit sur le Yak. Ils étaient tout proches désormais et Anak fut forcé de ralentir, malgré la créature terrifiante qui venait elle aussi à eux. La moiteur de ses mains crispées sur la barre n’aidait pas dans la manœuvre, mais elle tint bon, et pria fort. Un éclair rouge fila sous ses yeux et plongea dans les eaux juste à côté du zodiac, et l’ombre du serpent s’enfuit comme une musaraigne effrayée par le bruit d’une porte qui claque. Le zodiac disparut de son champ de vision tant il était proche, avant de réapparaître la minute suivante pour retourner vers le Mod. Apollo était seul à bord.
Valérian revint dans le cockpit et elle accueillit sur l’expectative.
“C’est bon, on l’a, l’informa-t-il, Wanda se charge de ses blessures.”
Un bref soupir s’arracha de ses poumons maltraités et une vague de soulagement lui offrit un moment de répit. Le plus dur était derrière eux, maintenant il s’agissait de revenir entiers à bon port. Elle s’adressa à Murdock qui suivait la progression des évènements par son cockpit et elle lui mima un O.K. d’une main, avant d'interpréter un cercle, l’index en l’air, pour lui faire comprendre qu’elle faisait demi-tour. Il comprendrait sans mal que l’objectif suivant constituait à lui filer à la poupe pour pallier contre son GPS défaillant.
“Dis-moi quand le zodiac est remonté,” demanda-t-elle à Valérian.
Elle ne pouvait pas avoir les yeux partout, alors que la pluie abondante parasitait déjà sa vision, et qu’elle devait interpréter une manœuvre en pleine tempête pour reprendre le cap des Açores. Sans compter la silhouette dangereuse de la bête qui serpentait dans sa tête, se rappelant à elle en de grands coups de queue empoisonnés.
“C’est bon, lui apprit Valérian.
-Accroche-toi.”
Il n’eut qu’à peine le temps de se rasseoir dans le siège qu’elle rabattit le levier des gaz moteurs pour filer en ligne droite. Le catamaran interprétait de grands sursauts alors qu’il glissait à contre-courant sur les vagues, et Valérian attacha difficilement sa ceinture. Le voilier ne perdit pas de temps avant de suivre la large silhouette du catamaran et ses feux de détresses qui brillaient dans la tempête comme autant de phares salvateurs pour les marins égarés.
“Il est après nous,” lui lança-t-il alors.
Devant le regard interrogateur que lui expédia Anak, il précisa :
“Le Jormungand, il s’est lancé à notre poursuite.”
Ce fut comme s’il avait entendu Valérian et qu’il voulait confirmer sa présence ainsi que ses intentions puisqu’il s’élança dans les airs, exposant ses écailles vertes et jaunes qui s’hérissaient sur son dos mais surtout son immense gueule acérée aux deux yeux luisants. Le temps fut comme suspendu et Anak contempla avec une horreur fascinée cette créature monstrueuse qui bondissait des eaux si haut qu’elle parut voler l’espace d’un instant. Puis, le serpent retomba dans l’eau pour y disparaître et d’autant plus motivée à mettre les voiles, Anak accéléra de plus belle.
“Par Wakan Tanka, mais c’est quoi ça ?! s’écria-t-elle, encore choquée. Comment ça peut exister un truc pareil ?
-Je ne pense pas que ce soit le moment idéal pour un cours sur la faune aquatique. Tout ce que tu as à savoir c’est que tu ne dois ralentir sous aucun prétexte. En soit, il n’est pas dangereux pour un bateau de notre taille mais il peut créer des syphons.
-Des syphons ?
-Oui, des syphons si gros qu’ils peuvent avaler des paquebots entiers.
-Oh, putain…
-Mais ce n’est pas instantané. Si tu continues à avancer à cette allure, il ne pourra rien faire.”
Elle intégra ces nouvelles informations en hochant de la tête avant de le rassurer :
“T’inquiète pas, j’ai aucune envie de ralentir là tout de suite.”
OoOoOo
Les autorités maritimes avaient fini par les retrouver à la moitié du chemin et ils avaient procédé à les escorter jusqu’aux Açores. Anak avait communiqué avec eux pour les rassurer que tout était sous contrôle, que le blessé était avec eux et qu’ils avaient un médecin à bord. Elle leur avait aussi dit que le Mod était peut-être plus endommagé qu’on le pensait et qu’il fallait les aider puis, elle avait fini par révéler la ceinture de dynamite qui les encerclait en leur apprenant la présence d’un serpent de mer géant. A partir de cet instant, la voix des autorités s’était raidie. Anak avait espéré recevoir des réponses, de plus amples explications qui ne viendraient pas de la bouche de Valérian, mais les autorités étaient sans appel ; les serpents de mer n’existaient que dans les mythes. Quoiqu’ils aient pu voir, quoique leurs propres radars sondaient dans les eaux, c’était gros, certes, mais c’était autre chose. Il ne fallait pas céder à la panique et s’inventer des chimères, il existait des explications rationnelles.
“Alors, pourquoi ? leur avait-elle demandé. Pourquoi est-ce que vous vous éloignez comme ça ?”
La voix de la radio avait alors procédé à rappeler le protocole de sauvetage, mais elle les voyait bien adopter une distance croissante de sécurité. Après ça, elle avait cessé le dialogue, se contentant de les suivre jusqu’au port. Elle l’avait bien vu, ce serpent au nom imprononçable. Peut-être s’était-il échappé d’un mythe ancien et avait fait voyage jusqu’à eux, peut-être, pour ce que ça changeait. En tous les cas, présentement, il sillonait les profondeurs sous leurs coques et bien qu’il se dissimulait dans l’obscurité, elle voyait au regard de Valérian qu’il était encore tout proche.
Finalement, elle coupa le moteur et le ronronnement sourd du Yak s’endormit. Contre toute attente, en opposition à tous les pronostics, ils l’avaient fait. Ils étaient à quai. Anak expira longuement par la bouche pour expulser toute l’angoisse qui avait siégé dans ses poumons et sa trachée, et elle tourna un regard humide de soulagement sur Valérian. Celui-ci, aussi inhumain qu’il était, avait tout de même les traits tirés par la fatigue et il lui sourit avec sincérité. C’était terminé.
Ils se levèrent ensuite et Valérian suivit Anak dans les escaliers qui menaient au salon vide. Ils se rendirent jusqu’à la petite infirmerie qui était nichée dans un coin du couloir de tribord. Nialh était allongé sur le lit surélevé de l’infirmerie. Si ce n’était pour les lignes de vie qui s’étendaient sur les machines bipantes, et la vapeur d’eau qui s’imprimait, à chacune de ses respirations, sur le masque à oxygène plaqué contre sa bouche, Anak aurait pu le croire mort. Mais non, il était en vie.
“Comment il va ?” demanda-t-elle.
Wanda fut la première à se retourner sur elle mais sa vue lui fut bien vite masquée quand Sibéal, qui tenait alors les deux mains de son frère comme pour lui donner un peu de sa force, accourut vers Anak pour la prendre dans ses bras. Avec un pincement au coeur, Anak sentit les larmes de la jeune femme dans son cou.
“Merci, Anak, murmura-t-elle, merci mille fois… je ne sais pas comment on aurait fait…
-On l’a fait ensemble,” répondit Anak.
Sibéal se retira dans un reniflement et Anak garda une main sur son bras pour la soutenir tout en lui offrant un petit sourire qui se voulait rassurant. Wanda la regardait avec une mine étrangement reconnaissante, et Anak hocha silencieusement de la tête. Ils l’avaient fait ensemble. Bon gré, mal gré, contre le vent et la pluie, la malchance et la terreur, ils l’avaient fait ensemble et c’était tout ce qui comptait.
“Je me suis occupée de son bras et j’ai soigné ses blessures externes, rapporta alors Wanda à Anak. Mais je pense qu’il souffre d’un traumatisme cranio-cérébrale, en d’autres termes une commotion cérébrale. Malheureusement, je n’ai pas l’équipement pour en déterminer la gravité, seul le temps pourra le dire. Dans tous les cas, beaucoup de repos et du calme, adressa-t-elle cette dernière phrase à Sibéal, c’est au cerveau de se rétablir.”
Sibéal acquiesça dans le silence avant qu’un vacarme ne les alerte tous et qu’ils se retournent pour voir tout un troupeau débarquer dans l’infirmerie exiguë. Moh se jeta dans les bras d’Anak en riant à travers ses pleurs et Anak serra fort son petit frère contre elle tout en lâchant un souffle chevrotant contre son épaule réconfortante.
“Tu sais que tu m’as foutu le cul dans l’eau dégueulasse du port ?! s’exclama Chad avec mordant. Je savais que t’avais un sale coup en tête, je l’ai vu à ta tronche alors je voulais remonter ! Et tu m’as balancé à la flotte, saleté !
-Désolé, Chad, rit Anak en essuyant une larme dûe au trop-plein d’émotion, Valérian me l’a dit après… mais je t’avais pas vu…
-Pas vu, mon cul…”
Tout en secouant la tête de dérision, il vint lui aussi l’enlacer, un petit sourire pointant son nez à ses lèvres.
“Et quand je pense que tu nous as kidnappé notre Wanda adoré…, fit-il alors en se tournant vers elle.
-Je n’ai fait que répondre à mon devoir, déclara celle-ci en se redressant.
-Hm…,” lâcha Chad, ironique et peu convaincu.
Puis, le regard d’Anak tomba sur la mine froide de sa capitaine qui se tenait dans l’entrée et qui observait la scène sans rien dire, les bras croisés. Moh et Chad la quittèrent, l’un pour surveiller l’état de santé de Nialh et soutenir Sibéal dans sa peine, et le deuxième pour demander plus de détails à Wanda.
Sous les regards attentifs d’Esteban et de Valérian, Anak et Yakta se firent longtemps face avant que la première n’ose parler :
“Je suis vraiment désolée, Yakta, je ne voulais pas…
-Me désobéir ? compléta la capitaine en arquant un sourcil. Voler mon bateau et risquer de le détruire ? Mettre en danger la vie de Wanda et celle de Valérian ? Et la tienne ?”
Chaque accusation était si réelle qu’elle les reçut comme un coup de massue qui enfonçait ses épaules dans son corps, baissait son menton et resserrait sa mâchoire. Elle voulut la supplier et implorer son pardon. Yakta était sa capitaine, mais plus encore elle était comme une grande sœur, il n’y avait personne sur cette planète qu’elle admirait plus qu’elle. Mais elle n’avait pas l’audace d’extirper ce monstre de mensonge de sa gorge. Non, elle ne regrettait pas. Grâce à sa désobéissance, grâce à sa prise de risque, Sibéal n’avait pas perdu son frère, le Mod ne s’était pas perdu à la merci d’un monstre marin et Nialh… Nialh s’en sortirait peut-être indemne.
Yakta s’était avancé et désormais, elle lui faisait face de près. Dans l’infirmerie, un silence de plomb s’était abattu sur eux. Un long bruit sourd les interrompit et par le hublot, ils purent voir le profil d’un voilier fatigué qui accostait à leurs côtés. Une main s’appuya alors sur l’épaule d’Anak et elle retourna vers Yakta dont le visage s’éclairait peu à peu d’un sourire.
“Mais tu as réussi.”
La main de Yakta se déplaça à la naissance du cou de sa forcenée de co-pilote et un rire se dessina contre son sourire quand elle plaisanta :
“Mieux vaut demander pardon que la permission, pas vrai ?
-Pardon quand même…
-Va pour cette fois… mais ne refais plus jamais ça !”
Anak préféra se contenter d’une mine contrite alors que Yakta l’attirait contre elle. Autant ne pas prononcer de promesse qu’elle ne saurait tenir…