Le trajet du retour est plus tranquille qu’à l’aller, où j’avais hâte et peur de découvrir le lieu de notre destination. Nous laissons derrière nous une forêt qui n’existe pas tout à fait, des étoiles vivantes et une flore astrale. Mon appartement m’attend au neuvième étage d’une tour, sous un ciel que les heures éclaircissent, entre des fenêtres que les horaires allument. Il n’y a rien de plus simple. Il n’y a rien de plus humain et de plus ordinaire. Céphée perd peu à peu ses couleurs rosées, et son pelage bleuit. Nous revenons chez nous, là où le temps passe. Là où le temps nous est compté. Nous devrons agir vite – nous ignorons quand les animaux disparaîtront (ou s’ils vont disparaître). Ça ne me surprend pas tant que ça, que l’angoisse du réchauffement climatique nous unisse, et que ce lien soit resserré par les animaux. C’est comme un cadeau de la Nature (un ultime don). J’ignore si nous le méritons. J’ignore si cela peut nous aider, peut nous sauver. Il faut essayer. Nous avons décidé de partir dès demain à Paris. La journée qui s’annonce servira à préparer notre voyage. Nous espérons que nous serons à la hauteur. Nous avons déterminé, dans la clairière, avec tous les autres, nos revendications et notre message. Nous n’avons plus qu’à contacter la presse. Nous espérons pouvoir rencontrer quelqu’un rapidement. Le temps était suspendu dans la forêt, mais ici, en ville, il s’accélère. Il y a urgence.
Devant mon appartement, je me sépare de Rose. Tom l’accompagne – elle lui a proposé de dormir chez elle pour qu’il n’ait pas à retourner à Paris avant demain, avec nous. Il s’éloigne après m’avoir saluée, pour nous laisser, à Rose et moi, un peu d’intimité. Elle descend sur mon balcon. Nous nous étreignons.
– C’était incroyable, murmure-t-elle.
J’acquiesce, encore serrée contre elle.
– J’ai du mal à me rendre compte de ce qu’on a fait. Et de ce qu’on va faire.
Elle rit avec douceur et répond qu’elle aussi. Nous nous écartons l’une de l’autre.
– On va aller à Paris ensemble quand même.
– Et on va lancer une révolution ensemble, ajouté-je.
– C’est un programme parfait.
Ça nous amuse. Je glisse à la fin d’un éclat de rire :
– J’ai quand même hâte qu’on puisse se refaire des soirées films.
– Oui, moi aussi !
Elle me sourit, très largement. Toute la joie qui émane d’elle je la recueille. J’y pense encore dans ma chambre-aquarium, juste avant de me coucher. Je regrette soudain de ne pas avoir pu lui offrir un bouquet de ces fleurs lumineuses. Je lui envoie alors par message, une tulipe et une étoile, côte à côte, brillantes. Une minute plus tard elle répond exactement la même chose, et je m’endors sereine.
Le lendemain matin, Rose et Tom frappent à ma porte, puis Diya et Sohan. Nous nous installons dans le salon, avec nos animaux. C’est un groupe étrange que nous formons – et j’ose y croire, assez surprenant pour intriguer le monde. J’ouvre la porte-fenêtre pour que le crocodile et la tortue s’installent sur le balcon, puisque Éléphant prend beaucoup de place. La lumière filtre à travers elle. Tout est un peu rose. C’est comme une aurore.
Nous nous organisons vite. Tom se met à appeler différents journalistes tandis que nous tournons une nouvelle vidéo, en anglais, où nous conseillons à tout le monde de faire comme nous pression sur le gouvernement de leur pays. Nous disons : « Ensemble, nous sommes forts. » et espérons que c’est vrai. Nous préparons aussi notre séjour à Paris. Nous logerons chez Tom, qui a prévenu ses colocataires. Diya et moi nous occupons de réserver le bus. Nous choisissons un trajet de nuit, qui nous fait partir ce soir et arriver vers une heure du matin. Rose s’est assurée, en se penchant sur mon téléphone, qu’elle ferait le voyage à côté de moi. Sohan et moi nous enthousiasmons ensemble car nous n’avons jamais vu la capitale.
– Jamais ? s’étonne Rose. Même pas pour un concert ?
Je fais non de la tête.
– Il faudra qu’on visite alors.
Je l’approuve aussitôt et lui fais la liste des endroits que je voudrais découvrir. Ça l’amuse un peu, elle me promet qu’elle m’y emmènera.
Plus tard dans l’après-midi, en compagnie d’Éléphant et de Céphée, elle m’aide à faire mon sac. J’emporte une robe et trois jupes, et des pulls aux couleurs d’automne. Je demande conseille à Rose, mais elle est comme absente. Elle se fait de plus en plus silencieuse à mesure que ma penderie se vide. Je n’ose pas la questionner. Je vérifie deux fois que je n’ai rien oublié et vais quitter la chambre, mais elle reste immobile, près de mes bagages.
– Rose ?
Elle lève sur moi les yeux les plus inquiets que je lui ai jamais vus. Je me précipite vers elle.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle soupire. Ses cernes miroitent comme un étang le vert de ses iris, et au coin de ses cils, une larme gonfle. Sans réfléchir je prends sa main dans la mienne.
– Je n’ai pas dormi de la nuit.
– Pourquoi ?
– Je ne comprends pas pourquoi soudain les animaux sont normaux. Pourquoi on ne s’interroge plus. C’est magique alors, tu crois ?
Je dévisage l’animal, sans yeux, au pelage lumineux, qui se tient près de nous, puis me tourne vers Rose. Sa question pourrait m’amuser tant la réponse est évidente, mais sa détresse est trop grande pour que je rie.
– Oui. Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre.
– C’est toi la scientifique, réplique-t-elle. Tu devrais être plus sceptique que ça.
– Ça me semble logique. On le sait depuis le début, que ce n’était pas tout à fait explicable. Dès qu’Éléphant est apparue dans mon salon. Ou Céphée dans ta chambre.
Elle me jette un regard terne.
– On se trompe peut-être. Peut-être que ça n’a aucun rapport avec le réchauffement climatique, on ne devrait pas…
– Je crois qu’on a raison.
Je m’assois sur le lit et elle me rejoint. Sa tête coule contre mon épaule, je passe un bras autour d’elle.
– Tu penses vraiment qu’ils sont apparus grâce à notre peur ?
– On ne saura jamais vraiment. Parce qu’ils ne peuvent pas nous expliquer avec nos mots d’où ils viennent et comment ils sont nés.
– Mais j’ai besoin de savoir.
Un instant sa phrase résonne douloureusement avec autre chose – mais j’étouffe aussitôt ces échos.
– Je peux te raconter ce que j’imagine, si tu veux.
– Oui. Je veux bien.
– Je pense que c’est l’ultime recours de la Terre pour se sauver de nous, raconté-je. Enfin, pour nous aider à la sauver de ceux qui la maltraitent. Je vois un peu les animaux comme ses derniers enfants, comme une nouvelle espèce. Et elle ne pouvait pas prendre le risque que les animaux rencontrent des gens qui leur auraient fait du mal. Ça me semble normal qu’elle nous ait choisi nous, les plus préoccupés, pour prendre soin d’eux. Nous avons à les protéger, et ils nous protègent aussi. Il y a une connexion évidente, je la sens avec Éléphant, tu la sens avec Céphée.
– Je la sens, chuchote-t-elle. Mais c’est si fort, c’est presque effrayant. Que leur apparence soit précisément celle qui nous touche le plus. Qu’ils sachent ce qu’on pense, ce qu’on fait, ce qu’on vit.
– Je trouve ça rassurant. Ils veillent sur nous.
– Céphée me rassure aussi, ce qui m’inquiète, c’est à quel point ils sont une partie de nous. Parfois j’ai l’impression qu’un bout de moi est en lui.
J’acquiesce doucement.
– Ce n’est pas impossible. Ils pourraient aussi être nés en partie grâce à nous. Et puis même, ils n’ont pas besoin de se nourrir. Leur énergie vient forcément de quelque part. Sûrement de nous.
– Ou de ce qui fait notre unité. De notre question. Ça me semblerait logique que ce qui les relie à nous soit ce qui nous relie entre nous.
– Comme une constellation. Ça serait joli.
Nous échangeons un sourire.
– Oui, m’approuve-t-elle. De transformer notre angoisse en quelque chose d’incroyable aussi.
Je me lève et lui tends la main.
– On va déjà le faire.
Elle la saisit en souriant. Une fois debout, elle garde mes doigts dans les siens une seconde de plus que nécessaire : ça suffit à me rendre heureuse.
Quand nous revenons au salon, Tom sort de la cuisine avec un air ravi.
– C’est bon ! déclare-t-il. On a une interview demain à dix heures, au Café Velours. Avec un journaliste du Continent.
– Je connais ce journal ! s’exclame Diya. C’est incroyable que tu aies pu les contacter, comment tu as fait ?
Il nous explique avec humour comment il a insisté pendant des heures jusqu’à avoir le rédacteur en chef en personne, en faisant jouer ses relations. Nous rions beaucoup, et je suis définitivement rassurée en voyant Rose aussi sereine. Quand Tom termine son récit nous l’applaudissons. Il s’incline de nombreuses fois pour nous amuser encore. Nous nous sentons un peu plus normaux soudain, de vrais adolescents, sans angoisses immenses, sans peurs tentaculaires. Demain dix heures. Nous y serons.
Nous avons fière allure à la gare routière, avec nos gros sacs à dos et nos animaux lumineux. Les gens nous photographient et nous filment : nous nous y habituerons. Rose est un peu mal à l’aise alors je presse brièvement sa main dans la mienne (maintenant que je suis sûre que ça ne la dérange pas). Avant de monter dans le bus, nous saluons nos animaux. Nous savons qu’ils nous suivront, de loin peut-être, de près sûrement. L’important est qu’ils soient avec nous quand nous rencontrerons le journaliste. Les passagers s’étonnent de ces au revoir au pied du véhicule – de ces étreintes étoilées et sauvages que les animaux nous donnent et que nous leur rendons. Le conducteur, ahuri, nous autorise à monter sans même vérifier nos billets. Ça nous fait rire. Nous nous installons au fond du bus, Diya et Tom côte à côte car Sohan veut dormir. Rose me demande :
– Tu préfères t’asseoir près de la fenêtre ou ça t’est égal ?
Je hausse les épaules. Elle me fait alors signe de m’avancer.
– Tu es sûre ?
– Mais oui !
Je m’installe près de la fenêtre, et elle se met près de moi. En attachant ma ceinture je me trompe et l’enclenche au mauvais endroit : et ça amuse beaucoup Rose. Un vieil homme lui jette un regard sombre et elle le lui rend. Elle croise ses jambes découvertes, et ses bras sur sa poitrine plate. Il baisse aussitôt la tête. Elle sourit, victorieuse, et nous frappons nos mains l’une contre l’autre.
– Merci de m’avoir laissé cette place, lancé-je un peu plus tard.
Elle répond que ce n’est rien. Je proteste :
– Ce n’est pas rien. C’est presque comme m’offrir des fleurs.
– Vraiment ?
– Oui.
– Tu m’offriras un bouquet alors.
J’accepte en riant. L’idée de me rendre chez une fleuriste et de choisir quelles roses assortir aux yeux de Rose me rend heureuse. Je pose ma main sur ma cuisse et ma tête contre la vitre. Elle vibre un peu. Le paysage est plongé dans la nuit comme sous l’océan. Les voitures aux phares écarquillés ressemblent à des baudroies. Je crois discerner des champs le long de la route, agités par le vent, par le courant. Le chaos du bus me berce. Alors que je vais m’endormir, quelque chose déchire l’obscurité. À plusieurs mètres de la voie, et parallèle au véhicule, Éléphant file. Elle scintille, éclairant vaguement les herbes sous elle. Elle est suivie de près par Céphée, et par les autres. C’est fascinant à observer. Le pelage du cerf est aussi noir que la nuit. Éléphant est comme une guide, une lanterne. Les voitures ralentissent pour observer ce spectacle sublime. Je donne un léger coup de coude à Rose pour qu’elle regarde aussi. Elle se penche vers moi et en découvrant la vue, s’émerveille silencieusement. Nous restons longtemps ainsi, sa main posée sur mon épaule, son visage près du mien, le mien près de la vitre, à admirer les animaux. Je voudrais ne plus jamais bouger.
Une dizaine de minutes avant que nous n’arrivions à Paris, Rose me réveille. Je dormais sur son épaule. Je rougis quand je m’en rends compte.
– J’espère que je ne t’ai pas dérangée.
– Pas du tout.
Elle lève même les yeux au ciel en répondant, alors je suis sûre qu’elle est sincère. Elle s’amuse quand je m’extasie en voyant les gratte-ciels au loin. Ce n’est pas si joli, mais c’est Paris. J’appelle Sohan, qui est lui aussi réveillé, et ensemble nous comptons le temps qu’il nous reste avant de poser un pied dans la capitale. Nous avons hâte malgré Tom qui nous prévient que tout n’est pas aussi beau qu’on peut l’imaginer. Nous le faisons taire. Rose et Diya commencent à s’enthousiasmer elles aussi, et finalement il se laisse gagner par l’excitation. Dès que le bus s’arrête nous descendons, récupérons nos sacs et sortons de la gare routière. Il fait nuit, mais nous ne sommes plus fatigués. Nous patientons un instant, dans le froid, hésitant à partir tout de suite pour Vitry ou à attendre nos animaux. Ils arrivent finalement. Les gens ébahis s’écartent, nous sautons de joie. Je serre Éléphant contre moi. Elle se met à mon niveau et je grimpe sur elle. Comme d’habitude elle me tend deux tentacules afin que je ne glisse pas. Du haut de la méduse, je jette un regard à mes amis.
– Allons-y !
Chacun enfourche son animal et nous partons. Nous passons par les toits pour ne pas gêner la circulation. Le vent est glacé sur nos peaux, il soulève nos manteaux et fend nos yeux de fausses larmes. Éléphant vole à toute vitesse, c’est grisant. J’ai l’impression de revivre ma première balade avec elle. Je découvre Paris la nuit et d’en haut. C’est superbe, c’est à couper le souffle toutes ces lumières artificielles. Il y en a bien plus que chez moi, et de toutes les couleurs, de toutes les formes. J’aperçois les enseignes de quelques cinémas. J’aperçois tout l’étage d’un immeuble qui s’allume d’un coup. J’aperçois des gens qui fument à leur balcon, qui nous filment. Je suis subjuguée par la vie que porte cette ville. Tout ce qui s’y joue, exactement en même temps, tout ce qui s’y produit, exactement au même moment, est inimaginable. J’ai l’impression d’assister à un feu d’artifice d’existences. J’échange un regard avec Rose, et je sais que nous pensons la même chose. Nous éprouvons la sensation d’être l’une de ces lumières. Nous vibrons, nous embrasons. Nous sommes des femmes de néon.
Vitry ressemble plus à Rennes que Paris. Elle a son côté rassurant et humain. Nous arrivons près d’un immeuble, devant lequel deux personnes patientent, éclairées par l’écran de leurs téléphones. Ils lèvent la tête vers nous et nous font de grands gestes de la main.
– C’est ici ! lance Tom.
Nous nous posons près du portail. Les adolescents se présentent : Cédric et Adam. Malgré leur accueil chaleureux, je les trouve un peu intimidants. Ils sont ravis du retour de Tom, qu’ils pressent de nombreuses questions. Nous les suivons dans le hall. Nous ne pouvons pas prendre l’ascenseur avec les animaux, alors nous passons par l’escalier. Éléphant ouvre la marche pour nous éclairer – les lumières sont toutes cassées. Au quatrième étage, nous entrons dans un grand appartement. Les animaux s’y engouffrent et s’éparpillent dans toutes les pièces. Tom nous fait visiter. Ses colocataires nous informent qu’ils ont libéré une chambre pour que nous puissions y dormir et nous les remercions. Malgré l’adrénaline, nous commençons à être épuisés par le voyage. Nous installons les lits – Diya, Rose et moi dormons dans une même chambre, tandis que Sohan partage celle de Tom. Nous nous couchons très vite. J’entends Éléphant se cacher dans la salle de bain. Céphée sommeille près de nous. En voyant son pelage bleuir, je ferme les yeux. Il faut que je sois reposée demain. Que j’aie toutes mes forces.