J’imaginais que nous partirions le matin, mais nous patientons toute la journée. Rose me quitte au lever du soleil (nous l’admirons ensemble sur le balcon, c’est un joli moment) et revient au crépuscule. Nous jouons aux cartes en attendant. J’apprécie sa présence, seule je serais trop nerveuse. À vingt-trois heures, Éléphant se cogne répétitivement contre la baie vitrée comme si elle voulait sortir, et Céphée fait de même, en y donnant des coups de bois. C’est l’heure. Nous sommes déterminées. Elle a attaché ses cheveux, j’ai mis mes plus jolis bijoux. Elle porte un pantalon fluide qui allonge ses jambes. J’ai enfilé une jupe très douce. Elle nous a couronnées de fleurs. Je nous ai maquillées. Je nous sens fortes et belles. Cette nuit sera magique. J’ouvre la baie vitrée et Éléphant s’engouffre à l’extérieur, Céphée juste derrière elle. Dehors il fait froid. Rose grimpe sur le dos du cerf. La méduse flotte en bas, au-dessus du béton. Je sais ce que j’ai à faire. Je grimpe sur le rebord du balcon, prends une grande inspiration et me laisse tomber dans le vide. En atterrissant sur le dos d’Éléphant je manque de glisser, mais elle me tend deux tentacules auxquels me raccrocher. Je les serre aussi fort que je peux. Nous partons. Céphée bondit de toit en toit, tandis que la méduse file entre les immeubles comme des falaises à pic. Rose et moi ne nous perdons pas de vue. Le ciel est encombré encore, gonflé et violacé, au-dessus de la ville étincelante. Des reflets habillent les nuages d’une couleur orangée et apocalyptique. Les étoiles sont cachées mais ce soir, nous n’en avons pas besoin : nous les remplacerons. Nous descendons assez bas pour que Céphée puisse se déplacer facilement. En dessous de nous les voitures s’arrêtent, et les piétons lèvent la tête pour nous regarder passer. De partout, d’autres animaux s’élèvent. Il y en a une bonne centaine, scintillants, immenses. Diya et Sohan sont quelque part parmi eux, et j’espère côte à côte. En passant près de fils électriques nous réveillons des oiseaux qui s’éparpillent en criant. Un grand panneau publicitaire projette ses lumières vives sur nos peaux. J’échange un regard avec Rose : elle est bleue. J’imagine des abysses accueillantes où nous pourrions avoir cette couleur, et nager longtemps, et avoir les cheveux mouillés. J’imagine le sable très doux sous nos pieds, nos pas qui s’envolent parce que nous serions aussi légères que des poissons. J’aimerais plonger avec Rose au fond de l’océan. Nous y sommes peut-être déjà, déjà compagnes des méduses, déjà amies des vagues. Je crois qu’il n’y a pas de grande différence entre cette ville qui miroite sous nous, et la mer.
Peu à peu, les immeubles disparaissent. Les maisons ensuite s’effacent. Je ne sais pas où nous sommes, nous devons forcément être encore en France et pourtant le paysage dégage une étrange impression d’ailleurs. Éléphant vole au ras du sol pour que Rose et moi soyons à la même hauteur. Il n’y a plus d’éclairage artificiel le long de la route, seulement deux champs de chaque côté du bitume, et au loin, sur l’horizon, une forêt immense. L’unique lumière provient d’Éléphant et de Céphée, et de la Lune, pleine, enfin dégagée. Le vent chante entre les blés. Sinon tout est très calme.
– Estelle, retourne-toi ! s’écrie Rose.
En regardant derrière moi, je découvre une foule d’animaux qui nous suivent. Il émane d’eux une puissante lueur. Ensemble nous formons la plus longue des étoiles filantes. Je fais un signe de la main à ceux que nous guidons, et ils y répondent. Ils sont là. Ils sont nombreux et là.
Lorsque nous arrivons près de la forêt, le silence d’alors s’éteint. Quelque chose bruisse. Quelque chose de mystique court le long des feuillages et entre les racines. C’est une musique imperceptible. Nous nous avançons entre les arbres, immenses, aux larges troncs moussus. L’obscurité s’épaissit aussitôt, mais elle est troublée par la végétation tout à fait extraterrestre. Les feuilles, les branches et les fruits tout autour de nous brillent comme des bijoux. Des tiges s’élancent, au bout desquelles poussent de petits satellites. Les fleurs ressemblent à des étoiles ou à des planètes – certaines s’effondrent sur notre passage. Des insectes étranges volettent d’astre en astre. Je suis subjuguée, mais ça ne m’étonne pas tant que ça. Éléphant, Céphée et les autres sont à leur place ici, plus que jamais. Nous progressons lentement. La végétation luxuriante, et peu à peu de larges rivières, nous font prendre des détours. J’ai l’impression que des heures sont passées quand nous arrivons enfin dans une immense clairière. Pourtant le ciel n’a pas changé, et Céphée a le même pelage (une aurore rose rose rose) depuis que nous sommes entrées dans cette forêt. Au milieu de l’étendue d’herbe, se trouve un grand lac parfaitement circulaire, mais sans aucun doute naturel. Il paraît très profond, et des poissons fluorescents y nagent. Éléphant me dépose juste à côté.
– J’ai envie de me baigner, murmuré-je.
– Moi aussi.
Rose et moi nous asseyons près de l’eau et attendons que les autres arrivent, tandis que nos animaux se lovent contre nous. La clairière, malgré sa vastitude, se remplit très vite. Diya et Sohan prennent place à nos côtés. Bientôt plus aucun brin d’herbe n’est visible tant nous sommes nombreux – des milliers je crois, et plus encore, bien plus encore. Les animaux brillent : leurs pelages, leurs griffes, leurs écailles, luisent dans la nuit claire. D’innombrables d’étoiles poudrent le ciel au-dessus de nous. Elles pourraient trancher avec celles que j’observe depuis mon balcon au neuvième étage – mais elles ne font que me les rappeler vivement. Je me lève.
– Merci d’être venus !
Rose me rejoint aussitôt, ainsi que Diya et Sohan. J’essaie de dévisager tout le monde, de donner de l’importance à chaque personne qui s’est déplacée. Je suis trop reconnaissante pour ignorer quiconque.
– Je ne sais pas vraiment où nous sommes ni combien de temps s’est écoulé mais je sens que nous sommes au bon endroit.
Une vague rumeur m’approuve. Je distingue des sourires. Rose reprend :
– On va essayer d’en apprendre plus sur les uns et les autres, ça nous donnera des informations. Regroupez-vous et posez-vous des questions. Il faut qu’on sache quel est le facteur commun.
Chacun s’exécute. Nous nous séparons de Sohan et Diya puisque nous nous connaissons déjà un peu. En revanche je préfère ne pas m’éloigner de Rose. Nous nous asseyons à côté de deux filles. Un jeune homme nous rejoint, suivi de près par une large tortue. Nous nous présentons chacun notre tour :
– Rose !
– Estelle.
– Lou.
– Marine !
– Tom.
C’est lui qui a écrit le commentaire qui nous avait interpellées. Nous nous réjouissons de sa présence, et le remercions – au fond, il a tout déclenché.
– Oui je suis content d’avoir pu venir ! J’espère qu’on comprendra. Ça m’angoisse un peu.
– Moi aussi, réponds-je en hochant la tête.
Nous échangeons un sourire – le sien, piqueté de fossettes. Je lui demande où il habite.
– À Vitry. Vitry-sur-Seine.
Les filles sont deux lycéennes, qui viennent du Sud de la France, en campagne. Cela confirme le fait que les animaux sont apparus partout. Nous continuons de nous poser des questions pour apprendre à nous connaître. Nous partageons quelques éclats de rire ensemble, et les autres groupes également. Il nous semble, au fur et à mesure que nous recueillons des informations, que nous sommes tous très différents. Nous sommes passionnés par l’art et d’autres par le sport, nous préférons le vert et d’autres le bleu, nous adorons la mer et d’autres la montagne. Nous allons au cinéma une fois par semaine ou une fois par an. Nous courons sous la pluie à la moindre goutte ou filons nous mettre à l’abri dès qu’il y a une averse. Nous apprécions l’alcool ou le détestons. Nous avons très envie de vivre ou pas tout à fait. Nous avons eu une belle enfance ou un peu moins de chance. C’est Tom qui me pose cette dernière question. Je ne sais pas quoi répondre parce que pendant dix-neuf ans j’ai cru que tout s’était bien passé, et peut-être que non, peut-être que c’est faux. Rose perçoit mon hésitation et prend ma main pour me rassurer. J’esquisse un sourire tordu et je laisse échapper :
– Je crois que oui. Une enfance très douce et sucrée et estivale.
Je n’ai pas envie de partir sur des questions familiales. Je m’apprête à changer de sujet, quand soudain quelqu’un crie :
– Demandez-vous quelle est la question que vous vous posez le plus souvent !
On lui répond plus loin :
– Comment ça ?
– Quelle est la question qui tourne en boucle dans votre tête !
Nous nous regardons. La personne insiste :
– Demandez !
Alors nous nous exécutons. C’est Lou qui accepte de répondre la première. Elle se tord un peu les mains, c’est intrusif. Elle finit par dire :
– Moi c’est à propos du réchauffement climatique. Parce que ça me terrorise. Je me demande toujours si je serai encore là, si c’est moi, ma génération, qui va subir les pires conséquences, les catastrophes, l’effondrement de la société.
– Moi aussi, renchérit aussitôt Marine. C’est la même question. Et ça me fait peur de me la poser, ça me met en colère aussi. J’y pense souvent.
Tom fronce les sourcils et approuve les deux filles.
– Pareil. Ne pas avoir la réponse c’est terrifiant, ça m’empêche de me projeter. Je me suis engagé dans une association parce que sinon je m’en sors pas, je fais des crises d’angoisse au moins une fois par semaine à cause de ça. Et vous ?
Je regarde Rose. Je ne parviens pas à déchiffrer son regard aussi clairement que j’en ai l’habitude mais quand elle confie qu’elle aussi, c’est la question qui la tourmente le plus, elle paraît sincère. Tout autour de nous des clameurs s’élèvent : apparemment nous avons tous cette peur du réchauffement climatique. Apparemment ils l’ont tous.
– Estelle ?
Je ne réagis pas. Moi ce n’est plus le cas. Ça l’a été, mais c’est une angoisse bien plus diffuse, bien moins douloureuse et obsédante que celle liée aux images. Je ne me demande plus si le monde tel que je le connais sera encore là demain, je me demande si j’ai été dans cette salle de bain. Je ne doute plus comme les autres.
– Oui. Moi aussi ça me préoccupe beaucoup.
Je ne mens pas tout à fait. Au fond, c’est un peu vrai, ou du moins, ça l’était. Rose m’interroge, surprise :
– On a trouvé tu crois ?
– Je ne sais pas !
Je suis peut-être une exception. Nous nous levons et, sous le ciel scintillant, nous nous mettons à errer entre les gens, dans un mouvement de masse, une chorégraphie souple, une foule dansante. Nous les hélons et leur demandons quelle est la grande question qu’ils se posent. Tous répondent la même chose à quelques détails près. C’est le dérèglement climatique qui les obsèdent. Sur lequel ils se renseignent chaque jour, ou au contraire essaient d’éviter les mauvaises nouvelles (toujours plus régulières et intenses). Contre lequel ils luttent, seuls à leur manière, ou en prenant part à de plus grands mouvements. Contre lequel ils ont essayé de lutter puis se sont découragés. Ça me déchire d’autant plus de me sentir comme une intruse, car je suis de ceux-là. J’étais des engagés, avant que ma peur soit emportée par une plus grande. Si elle m’était restée, je serais comme les autres. Si les images ne l’avaient pas évincée.
Diya, juchée sur son crocodile, s’élève soudain au-dessus de la foule. Elle crie :
– Écoutez-moi !
Elle n’a à le répéter que trois fois pour que tout le monde se taise. Les visages se tournent vers elle, et nous attendons qu’elle parle à nouveau. Déstabilisée par cette attention, elle se reprend vite.
– On peut faire de cette peur une force. On peut faire de ces animaux des alliés. Ils ne sont pas là par hasard. Nous ne savons toujours pas ce qu’ils sont, comment ils sont apparus exactement, et pourquoi. Et ça nous dépasse je crois. Et je m’en moque. Ce n’est pas le plus important. Ils sont là, maintenant. À nos côtés. Peut-être peuvent-ils nous aider. Nous être utiles.
Près de moi, Tom l’approuve d’un vif hochement de tête. D’autres personnes l’encouragent. Elle sourit en croisant mon regard par miracle, et se redresse déterminée.
– Ils sont le symptôme d’un problème – et la solution également. Il faut que les adultes nous prennent au sérieux et cette fois ils ne pourront pas faire autrement. Ça fait des mois que j’attends ça, une chance qu’on nous écoute. Je suis peut-être naïve, mais je crois que quand ils se rendront compte que nous avons ces animaux avec nous, ils auront peur. C’est quelque chose qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’avaient pas anticipé. C’est une force qu’ils ignoraient. Nous pouvons faire pencher la balance de notre côté.
La foule se secoue d’une puissante clameur. Nous commençons à applaudir. Tom la rejoint alors, sur le dos de sa tortue.
– Il faut qu’on se fasse entendre. On doit prévoir des actions tous ensemble mais aussi des porte-paroles pour transmettre un message et des revendications claires. On pourrait envoyer un petit groupe face à des journalistes. Mon père travaille dans la presse à Paris, je pourrai avoir des contacts.
Nous nous réjouissons. Quelqu’un s’exclame :
– Il faut que tu fasses partie des porte-paroles alors !
Personne ne proteste, nous sommes majoritairement d’accord. Tom accepte.
– Qui d’autre veut en faire partie ? demande-t-il.
Diya lève timidement la main et la foule la soutient. Elle fait monter Sohan près d’elle sur son crocodile, et propose qu’il les accompagne. À nouveau nous l’approuvons. Lou se tourne vers moi et me pointe :
– Estelle aussi !
Quelqu’un crie :
– C’est vrai ! C’est elle qui nous a réunis !
– Avec Rose !
– Elles doivent nous représenter !
Rose et moi échangeons un regard. Nous comprenons que tout dépend de la décision de l’autre, alors d’un même hochement de tête, nous acceptons. Je grimpe sur Éléphant et elle sur Céphée, et nous rejoignons le petit groupe de porte-paroles. Tous les cinq, nous saluons la foule. Nous avons une lourde tâche dorénavant. Je suis prête à la mener jusqu’au bout. J’espère que je ne trompe personne. J’espère qu’Éléphant est liée à la même question que les autres – j’en suis déjà convaincue. J’avais cette angoisse avant qu’elle ne soit remplacée par de désagréables images. Ce ne peut être qu’elle. D’une certaine manière, je suis presque heureuse qu’elle refasse surface : elle efface le reste (elle efface le pire).
J’ai été agréablement surprise en apprenant que les animaux sont une sorte « d’arme » contre le réchauffement climatique. Je ne m’y attendais pas du tout, je pensais plutôt qu’Éléphant était en lien avec les angoisses de l’héroïne.
Je trouve très intéressant que l’histoire prenne un tel tournant, cependant, on a du mal à comprendre le lien avec le début. Les angoisses de l’héroïne semblent oubliées pour faire face à un nouveau problème dont il n’est d’abord pas question.
J’ai été un peu trop impatiente à ce que je vois, j’ai donc hâte de savoir la suite !
J’aurais juste un conseil, pour rendre ce changement d’enjeu dans ton histoire plus compréhensible : tu pourrais par exemple incruster dans les chapitres précédents certaines références ou souvenirs de l’héroïne à propos de la problématique du réchauffement climatique, aussi implicites soit ils. Après ce n'est que mon avis ...
Quant aux explications qui te semblent peut-être trop scientifique, je les trouve intéressantes car elle accentues le doute, et donc le fantastique.
J'ai vraiment hâte à la suite, et petite faute : tu as écrit "naïce" au lieu de "naïve" !