Fatou ouvrit aussitôt les yeux. Deux prunelles sombres aussi fixes que celles de Gros, à peine voilées de sommeil. Elle se redressa et le chat sur ses genoux s’étira longuement, avant de poser deux pattes sur la vitre et d’y coller la truffe.
— Faudra le faire sortir, fit remarquer Sofiane. Est-ce que tu as pu te reposer ?
Il n’arrivait pas à se donner une voix d’adulte, posée et réconfortante. Peut-être parce qu’il avait renoncé à ce rôle depuis la mort de cette pauvre fille. Peut-être parce que quand Fatou l’étudiait ainsi, il oubliait leurs âges respectifs.
— J’ai rêvé, annonça-t-elle en grattant Gros derrière l’oreille.
— Oh, souffla-t-il pauvrement. Un bon rêve, j’espère ?
Ses dernières heures auraient plutôt tenues du cauchemar.
— J’ai rêvé de toi.
Un vertige saisit Sofiane. Il y avait tellement derrière ce « toi » que son cœur accéléra et que sa gorge s’assécha. Il avait peur, et en même temps…
Il se tortilla pour passer à l’arrière, inquiétant Gros, qui lui croqua affectueusement un doigt avant de bondir à l’avant, faisant ses griffes sur le siège conducteur. Côte à côte, Fatou et Sofiane ne surent plus comment continuer. Le vent se faisait orage à l’extérieur, le ciel s’assombrissait de minute en minute. Fatou se rapprocha imperceptiblement, et il lui jeta un coup d’œil discret. La petite observait le parking avec les mirettes écarquillées. Inquiète.
Sofiane retomba soudainement dans ses chaussures de quarantenaire et posa une main rassurante sur la tête de l’enfant, frottant gentiment ses cheveux ras.
— C’est qu’un gros orage, dit-il. C’est impressionnant, mais tu n’as pas à t’inquiéter.
Elle acquiesça, mais plus pour lui faire plaisir qu’autre chose. Sa trouille ne quittait pas ses traits, même quand elle déclara :
— Dans mon rêve, il y avait beaucoup d’orages très dangereux.
C’était comme un film avec la bande son légèrement décalée. Il y avait la Fatou à l’arrière d’une voiture, terrifiée par le ciel noir après avoir été poursuivies par des étrangers, et il y avait la Fatou qui racontait ses songes.
— Tu dis que tu as rêvé de moi ? s’entendit-il prononcer.
Quelque chose grattait au fond de sa tête, comme une bestiole derrière une porte close.
— En quelque sorte, souffla-t-elle. Je crois que je me rappelle où on s’est vus.
— Où ?
Elle quitta le parking des yeux – et la valse affolée des peupliers sous l’assaut d’un vent montant – pour les lever sur lui. Son sérieux le déstabilisa.
— Tu te rappelles pas du tout ?
— Non.
Presque aussitôt, la sensation de grattouille cessa, tout autant que l’impression d’avoir des réponses sur le bout de la langue.
— Je pense qu’il y a plus important, dit-il. Nous mettre en sécurité, par exemple.
Il se visualisa parfaitement l’expression qu’aurait eu Leïla en écoutant la discussion. Oui, la sécurité c’était important, mais si la petite avait quelque chose à lui apprendre, pourquoi ne pas l’écouter ?
Il ne savait pas. Mais c’était un refus viscéral.
La gravité sur le visage de Fatou s’estompa. Elle remonta les genoux contre sa poitrine, parut se recroqueviller et demanda d’une voix chevrotante :
— Et si on n’est plus jamais en sécurité ?
— Mais si, ça va aller.
Elle pinça les lèvres pour se retenir de pleurer.
— Promis ? lâcha-t-elle en contenant à peine un sanglot.
— Promis, dit-il avec assurance.
Elle resta muette un moment. Dans la voiture, la température avait baissé drastiquement, et le vent semblait chahuter les vitres. Leïla s’était pourtant garée contre la boutique, à l’abri des bourrasques.
Des doigts serrèrent alors sa manche, tout doucement. Fatou regardait dehors, terrifiée par la tempête, épuisée, en manque de ses parents. Elle s’était encore rapprochée de lui et il la sentait raidie, comme pour s’empêcher de se laisser aller.
Sofiane passa le bras autour de ses épaules qui tremblotaient et la pressa contre lui. Elle n’attendait que ça. Tout son petit corps se colla à lui pour un câlin un peu désespéré. Un élan d’affection le traversa.
Quand les premières gouttes claquèrent sur le pare-brise, ça les fit sursauter.
— On va t’acheter un pull, décida Sofiane. Et un chocolat chaud.
Leïla serait déjà revenue si elle soupçonnait le moindre danger.
— On laisse pas Captain Gros Bidou dans la voiture, hein ?
Il sourit.
— Certainement pas.
La pluie était glaciale. Sofiane claquait des dents quand ils passèrent en courant les portes coulissantes. Leïla, qui faisait la queue, les vit arriver avec de grands yeux. Ils la rejoignirent, Fatou essayant à grand peine de tenir Gros au fond du sac fleuri. Elle avait tenu le porter, et il lui arrivait aux genoux.
Là où une gamine ordinaire aurait titubé sous le poids de la bête – Sofiane devait bien l’admettre, son chat pesait – Fatou n’en avait cure. Ça lui faisait drôle de le constater. C’était facile d’oublier qu’on n’était pas tous seuls avec sa bizarrerie.
— C’est vraiment prudent ? chuchota Leïla.
— Il faisait froid, le vent effrayait la petite et j’ai besoin de pisser, résuma Sofiane. En plus… c’est peut-être pas une super idée de repartir tout de suite.
Leïla hocha la tête. Il avait minimisé la tempête pour apaiser Fatou mais c’était une précaution inutile à présent. La vingtaine de clients réfugiés dans le magasin d’autoroute commentait la météo avec une crainte palpable, météo qui s’était encore dégradée si c’était possible.
Le vent hurlait, l’averse martelait les vitres, on pouvait presque entendre le tronc des arbres craquer.
La caissière elle-même en était totalement déconcentrée.
— J’ai peur, dit Fatou en saisissant la main de Sofiane.
Il la serra.
— On risque rien ici, t’en fais pas.
Comme pour lui donner tort, une bourrasque emporta brusquement une poubelle contre la vitre. Elle tint bon, mais le choc fit hurler la clientèle. Un homme élancé, portant une étiquette estampillée « gérant », débarqua soudain en ordonnant :
— Baissez la grille, Diane ! Mesdames, messieurs, il serait plus prudent de vous éloigner des ouvertures.
La foule obtempéra pour se réunir au fond de la boutique, contre le mur. Leïla, Sofiane et Fatou suivirent le mouvement. Sofiane posa ses deux mains sur l’épaule de Fatou, qu’il tint fermement contre lui. Son cœur cognait sourdement. La caissière argumentait avec son patron, et un collègue les rejoignit pour donner son avis :
— Elle a raison, des gens vont arriver pour trouver un abri. Il faut au moins laisser les portes ouvertes.
La plupart des personnes s’assirent. Il y avait des échanges de regards apeurés et de commentaires tantôt rassurants (« ça va passer »), tantôt extrêmes (« ça va être ça tous les deux mois, maintenant. »)
— S’il vous plaît, intervint Leïla en entendant la femme faire cette dernière remarque, il y a des enfants et des gens très inquiets.
— Désolée, marmonna la dame, gênée. Ça va aller, ma puce ? Il est beau ton chat.
Fatou ne répondit pas et serra un peu plus le sac contenant Gros contre elle.
Comme annoncé par la caissière et son collègue, deux voitures entrèrent en urgence dans le parking, et les portes coulissantes livrèrent deux groupes blancs comme un linge et trempés par les quelques mètres à l’extérieur.
Sofiane aperçut la troisième voiture comme une scène tirée d’un film. Il n’entendait plus la tempête, ne sentait plus les corps de Fatou et Leïla contre le sien, n’avait même plus conscience de la distance. Il vit deux phares trouer la pénombre orageuse et quitter la bretelle d’autoroute. Il distingua un véhicule familiale. Il le vit basculer brutalement sur le dos.
— Mon Dieu, murmura Leïla qui l’avait vu aussi.
Il se releva, elle le retint d’un geste ferme et ils échangèrent ce qui lui sembla un long regard. Elle le lâcha à contrecœur.
— Sois prudent.
— Je crains rien.
Il s’extirpa de la foule, ordonna aux quelques braves idiots qui s’étaient remis debout de rester à l’intérieur, et se précipita dans la tempête.
Ce fut comme se trouver brutalement sous une cascade. L’eau glacée lui brûlait la peau et le vent sifflait à ses oreilles. Il dut prendre une minute pour parvenir à respirer, essayant de coincer ses dreads dans le col de son pull. La voiture renversée gigotait sous l’assaut des bourrasques, telle une grosse tortue à l’agonie. Sofiane plissa les yeux ; il distinguait une silhouette s’acharnant sur la porte.
Il avait les mains engourdies de froid, mais sentit tout de même les doigts qui s’y agrippèrent avec force.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? hurla-t-il à Fatou pour se faire entendre. Rentre tout de suite !
— Je viens t’aider, cria-t-elle en réponse.
— C’est trop dangereux !
— Je viens t’aider, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe.
Et son regard se fit si autoritaire que ses protestations moururent dans l’œuf. Bien sûr qu’elle venait l’aider, songea-t-il, c’était logique.
Non ?
{*} J'aime bien que Sofiane ne sache pas tout à fait comment s'y prendre avec Fatou. C'est maladroit, tentatif.
{*} J'ai trouvé leur dialogue un peu frustrant, dans la mesure où il n'y avait pas de nouvelle information.
{*} Adoré l'image de tout le monde contre le mur la supérette, et la remarque défaitiste de la femme. Le débat de s'il faut fermer les grilles. Très dans le thème, et très visuel.
Je le dis ici mais merci pour tous les commentaires laissés sur la semaine ♥
Qui sait si Sofiane ne finit pas cette histoire dans un costume en lycra flashy avec une cape ?
Pour le dialogue frustrant je verrai si je peux ajouter une détail ou simplement le réduire à l'extrême pour qu'il ne soit qu'une transition avant la suite.
Bisous !
J'ai pas fait de com avant parce que j'avais rien à dire :') Je me laisse pas mal porter par l'histoire, je plaide coupable...
La tempête a un truc un peu surnaturel. Et en même temps elle pourrait être logique puisqu'il est fait mention des incendies et inondations avant. Donc ça pourrait aussi très bien être un phénomène absolument naturel... tin tin tiiiin....
Je trouve curieux mais intéressant que Fatou arrive avant Sofiane. Cette question à la fin tâte de façon chouette l'idée d'un destin qui les rassemblerait, et pour quoi faire ? Mine de rien, d'une certaine façon, c'est Fatou qui sauve Sofiane de son marasme...
Plein de bisous !
Je ne vais pas me plaindre si tu te laisses porter par ta lecture ahaha J'aime aussi beaucoup les retours d'ensemble, personnellement.
Je l'ai accentué dans ma reprise des chapitres mais c'est effectivement une tempête naturelle.
Bisous
Et la tempête, est-elle naturelle ou y a-t-il quelque chose d'autre? Elle fait bien peur, en tout cas, cette tempête. Tiens en passant, je me dis que je ne sais pas à quelle saison se situe l'histoire (peut-être l'ai-je manqué), mais que là, il fait froid au cœur de la tempête. Chouette chapitre.
J'en profite d'ailleurs pour souligner que tu excelles dans l'art de découper/enchaîner les chapitres. Même si ce ne sont pas forcément des "cliffhanger" (et heureusement), on a toujours envie de filer au suivant.
Cette tempête, j'ai ajouté des précisions dans un chapitre antérieure, mais elle est bien naturelle. J'ai ajouté plusieurs catastrophes climatiques dans le monde, pour la rendre un peu moins sortie de nulle part (même si techniquement, quand ça se produit, c'est tellement fou que ça a l'air sorti de nulle-part (je repense à la grêle qui a frappé ma ville natale y a quelques années, les vidéos faisaient peur))
Je n'ai pas précisé de saisons. D'une certaine façon, comme j'avais prévu que rien n'irait avec la météo, je m'en suis pas encombrée "xD
Il fait un peu froid mais ils portent pas de doudounes, on peut imaginer un mois de mars
Je ne peux qu'espérer que la suite et les explications te plairont.
J'ai pas mal tâtonné avec le dialogue entre Leïla et Sofiane, pour essayer d'avoir les deux états d'esprit dans ce genre de situation. Je ne voulais ni accuser l'un ni accuser l'autre, et je croise les doigts pour que ce soit ce sentiment d'égalité qui transparaisse.
Merci encore, Cricri ♥