Leur voiture finit par s’arracher à la ville, comme un insecte d’une toile d’araignée. Sofiane utilisa le téléphone de Leïla pour envoyer un bref message à sa mère (« je quitte la ville quelques jours, je t’appelle en rentrant. »), mais dû se résoudre à l’éteindre avant d’obtenir une réponse.
— Elle va bien, dit Leïla.
— Tu ne peux pas me le promettre.
Elle n’ajouta rien et ils laissèrent le bruit du moteur converser à leur place. Bientôt, la respiration profonde de Fatou s’y ajouta ; la petite s’était endormie, bouche entrouverte, avachie contre la portière.
— Si on peut s’arrêter, tu pourras acheter des pansements et du désinfectant ? demanda Sofiane. Elle a des coupures partout.
— Bien sûr. Pas de problème.
Il la remercia du bout des lèvres, croisa les bras et regarda par sa vitre. Un soleil vif poignardait le macadam et les autres véhicules, lui chauffant férocement la peau. Il se sentait électrique, perclus de pensées qui s’enchaînaient sans logiques, de questions sans réponses et d’émotions contraires.
Il ne s’était pas senti aussi vivant depuis deux ans. On avait essayé de le tuer, il avait eu peur pour Fatou et pour son chat, il avait eu peur pour lui, il était épuisé et le sentait jusque dans ses os pourtant intacts. Mais aucune angoisse ne se déversa sur lui comme la misère sur le monde, son souffle ne menaça pas de se coincer dans sa gorge.
Son corps en demandait presque plus, comme s’il avait été en manque d’actions téméraires.
— Ça va, toi ? s’enquit Leïla comme si elle venait de lire ses pensées.
Elle se gardait bien de quitter la route des yeux, mais sa posture en disait long sur ce qu’elle ressentait. Après un enchaînement de situations, ils se trouvaient dans un instant relativement calme, seuls puisque leur passagère dormait ; seuls avec une poignées de ressentiments muets.
Sofiane médita sa réponse, se concentrant sur ses sentiments concernant Leïla. Sous le soulagement et le plaisir de l’avoir à ses côtés, sous l’affection profonde et sincère qu’il éprouvait pour elle, il y avait de l’amertume.
— J’ai l’impression d’enfin sortir la tête de l’eau, reconnut-il. C’est pas totalement agréable.
Il noua les poings.
— Je sais que j’aurais dû répondre plus souvent à tes messages, dit-il. J’aurais dû prendre de tes nouvelles, t’appeler de temps à autre, te proposer un verre… Mais je n’en étais pas capable. J’avais…
Il serra les mâchoires, mais Leïla lança un peu sèchement :
— Va jusqu’au bout.
Il se tourna vers son profil concentré pour conclure :
— J’avais besoin de toi. Tu m’as laissé tomber.
Les veines sur les mains de Leïla roulèrent quand elle crispa sa prise sur le volant. Durant une longue minute, elle ne prononça pas un mot, puis ses lèvres s’entrouvrirent et Sofiane regarda ailleurs :
— C’est bon, t’as fini ?
— Oui.
La pierre sur son estomac ne s’en était pas délogée, mais au moins avait-elle un peu bougée.
— C’était dur pour moi aussi. Je t’ai vu sombrer petit à petit et je me suis sentie parfaitement inutile. Parfois, j’avais l’impression d’avoir pu te faire sourire ou passer une bonne soirée, et quand je revenais – après une dizaine de messages ou d’appels sans réponses – il fallait tout reprendre à zéro.
« Je voulais t’aider et j’y arrivais pas. Ta mère me remerciait d’essayer, mais je ne supportais plus ton malheur et tes silences. Je me demandais parfois si tu me reprochais pas des choses à moi aussi. »
Avant qu’il ne puisse protester, elle le coupa :
— Je sais que non, c’est idiot. J’essaye juste de dire que je me posais beaucoup de questions, et que ça me faisait souffrir.
Elle essuya une larme d’un geste rageur.
— Je me suis prise pour une héroïne dit-elle avec colère. J’avais pas le cuir solide comme le tien, mais j’aurais dû être celle qui te sauverait de ta dépression. J’étais ta meilleure amie, si je n’y arrivais pas je me disais que personne le pourrait.
— C’était vrai…
— C’était stupide, et une façon très égoïste de voir la situation.
Leïla se racla la gorge. Sofiane ne savait plus où se mettre. La pierre roulait sur ses organes, ses bords acérés lui faisant monter les larmes aux yeux.
— Je t’ai laissé tomber, Sof.
Cette fois, elle n’essuya pas ses pleurs, qui coulèrent sur ses joues. Sofiane voulait l’encourager à se garer sur le bas-côté et la prendre dans ses bras. Mais il n’en fit rien et Leïla poursuivit d’une voix peinée :
— J’ai été fatiguée d’échouer et je t’ai laissé tomber, en espérant que ça te réveillerait. Et les semaines sont passées, les mois, les années. Plusieurs fois j’ai regardé ton nom sur mon téléphone en hésitant à te contacter. J’étais en colère contre toi d’aller si mal et de ne pas venir me demander de l’aide. Mais en réalité, j’étais en colère contre moi, j’avais honte et je me disais que tu avais repris ta vie en main sans moi. Je l’espérais, je crois.
Elle renifla, passa sa manche sur ses joues et son nez.
— Je suis désolée, Sofiane. Ça n’effacera rien, mais je le suis. Je veux me rattraper.
— Débarouler en bas de chez moi pour m’arracher in extremis d’une bande de tarés essayant de me tuer, c’est un rattrapage plus qu’acceptable.
Elle s’autorisa une œillade dans sa direction, la commissure de ses lèvres frémissant d’un sourire ravalé.
— Je suis sérieuse.
— Je sais. Je le suis aussi.
— Sérieuse ?
— C’est ça, répliqua-t-il avec un sourire qui ne lui coûta aucun effort.
Elle secoua la tête, mais son amusement remonta jusqu’à ses prunelles rougies. Sofiane se laissa retomber contre le dossier de son siège, l’esprit plus léger.
— Merci d’être revenue, souffla-t-il. Et sache que je ne t’en veux pas… pas vraiment. J’aurais dû aller me faire soigner et chercher de l’aide ailleurs, au lieu de me reposer sur toi comme ça. C’était lourd à porter pour une seule personne. Ton soutien a vraiment beaucoup compté pour moi.
— Tu m’as manqué, Sofiane.
— Toi aussi.
Ils laissèrent leurs paroles infuser quelques instants. Une longue couverture nuageuse voila le soleil, leur arrachant un frisson par contraste. Un panneau indiqua une prochaine aire d’autoroute. Sofiane se retourna, les voitures derrière eux ne paraissaient pas les suivre particulièrement. Leïla roulait à une allure tranquille, selon les standards de l’autoroute, et ils se faisaient allègrement doubler.
Gros s’était lui aussi endormi. Il semblait s’être attaché à Fatou d’une façon presque surnaturelle. Ou alors il avait utilisé son sixième sens animal pour sentir la détresse bien cachée de cette enfant.
— On en parle, de cette petite ? demanda Leïla à voix basse.
Elle avait l’air concernée.
— Il faudrait, mais je ne saurais pas quoi en dire, avoua Sofiane.
— Tu dis la connaître.
— Oui, mais c’est impossible.
Une enfant qui n’avait jamais quitté le Burkina Faso ne pouvait pas connaître un quarantenaire qui n’était pas allé plus loin que l’Autriche, pendant un échange scolaire. Le sentiment s’était cependant enraciné profondément. Il avait la réponse sur le bout de la langue, et ça semblait être l’endroit le plus inaccessible du monde.
— Tu m’as dit qu’un homme t’avais indiqué l’heure de son arrivée ?
— Oui, mais sans savoir qu’il s’agirait d’elle. Il croyait à une menace.
— Sa force extraordinaire pourrait être vue comme une menace, fit-elle remarquer.
— Tu as raison.
Mais il était évident que Fatou ne s’en servait que pour des actions qui lui paraissaient justes : protéger un homme et son chat, par exemple. Aussi, elle avait parlé du Diable. Elle ne devait pas spécialement aimer son don.
À son âge, Sofiane avait à peine conscience d’être plus résistant aux chocs que ses copains, mais ça ne lui avait apporté que des bonnes choses. C’était lui qui grimpait le plus haut, qui réussissait les défis les plus fous qu’un gosse puisse imaginer. Pendant très longtemps, son pouvoir ne lui avait apporté que du bien.
Jusqu’à ce qu’il tue quelqu’un, bien sûr.
— Tu m’écoutes ? lança Leïla en lui secouant l’épaule.
— Pardon, tu disais ?
Il fit une boule de ses sales souvenirs, de sa culpabilité, de sa dépression et la balança le plus loin possible. Tout en sachant que, tel un jeu de jokari, tout lui reviendrait dans la tronche à un moment.
— Le type qui est venu chez toi, il t’a pas dit pour qui il travaillait ?
Sofiane fronça les sourcils pour fouiller sa mémoire, avant que la connexion ne s’établisse :
— Si ! La compagnie Néréide. Ça te dit un truc ?
— Bien sûr, s’exclama Leïla en quittant la route pour échanger un regard surpris. C’est la boîte de Nérée Wong, tu le connais pas ?
— Vaguement, admit Sofiane avec un haussement d’épaule. Il a une chaîne Youtube, non ?
— Oui, c’est ça. C’est un influenceur assez populaire, qui a un gros impact sur les jeunes. J’ai déjà donné de l’argent pour financer un de ses projets caritatif.
— Pourtant, t’es plus une jeune.
— Je vais te jeter hors de ma voiture, toi, tu vas voir…
Il rit. Nérée Wong… Il avait déjà dû voir une de ses vidéos, en fait, ou vu sa tête dans Télérama.
— Pourquoi Nérée Wong irait kidnapper une enfant en Afrique ? s’interrogea Sofiane à voix haute.
— Je l’ignore, répondit obligeamment son amie. Franchement, le type n’a vraiment pas l’air mauvais. Quand tu l’entends parler d’écologie et que tu vois ses vlog autour du monde, tu le crois sincère. Y a un truc… il a vraiment pas l’air mauvais.
Elle ajouta, après un coup d’œil à Sofiane :
— Je fais pas ma naïve, hein ? C’est un ressenti partagé. Y a des salauds qui se cachent plus mal.
— Il est peut-être vraiment sympa, la rassura Sofiane. Une compagnie, c’est vaste ; le coupable peut être n’importe qui. Faudrait limite l’appeler directement, mais sans autre info…
— Je suis d’accord. On va d’abord se poser chez ma mère et on avisera. Je crois que personne nous suit.
Elle mit le clignotant pour entrer dans l’aire d’autoroute ; le genre minuscule avec sa boutique, sa grosse poubelle et son unique table de pique-nique. Sofiane leva le nez vers le ciel. Ce n’était plus une couverture nuageuse, mais une mer moutonneuse et grisonnante.
— On risque de se prendre la flotte, dit-il.
Leïla se gara et leva le nez à son tour. Une moue gênée se peignit sur ses traits.
— Je n’aime pas rouler sous le déluge.
— Je pourrai prendre le volant, proposa Sofiane.
Elle le remercia d’un sourire et il eut l’impression que le temps s’arrêtait une seconde. Une seconde aussi brève et éternelle qu’un déclencheur d’appareil photo, fixant son portrait dans son esprit. Les joues rondes de son amie, mises en valeur par ses cheveux crépus retenus en chignon, formaient deux parenthèses pour ses lèvres pleines et ses fossettes. Le brun de ses yeux en amande lui avait manqué.
Ils se détournèrent d’un même mouvement, un peu gênés.
— Je vais prendre des pansements et des trucs à manger, annonça Leïla. On réveille Fatou ? Elle veut peut-être aller aux toilettes.
Sofiane se tourna vers la petite. Le regard de Gros se planta sur lui, comme celui d’un protecteur prêt à tout.
— On te rejoint, dit-il.
Elle parut comprendre le sous-entendu – Leïla était forte pour ça – et les laissa discuter. Sofiane la regarda à travers le pare-brise puis, quand son amie eut disparu dans la boutique, il esquissa un sourire pour la petite.
— Et si tu arrêtais de faire semblant de dormir, maintenant ?
{*} Un beau chapitre de réconciliation comme on les aime. J'ai toujours du mal avec les gens qui versent une larme au volant, ça me stresse, je me demande s'ils voient flou. Mais surtout ça peut faire mélo, alors que je trouve que la scène marche très bien sans une larme, qu'on sent fort les émotions de chacun. Très joli qu'ils reconnaissent tous les deux leur part de tort. Et chouette retournement, parce que je pensais quand même que c'était plutôt de la faute de Sofiane, et en fait c'est plus compliqué que ça.
{*} J'aime bien comment ils explorent le mystère de la rencontre avec Fatou. Et cette apparition d'une entreprise écolo avec un Youtubeur peut-être moins sympathique qu'il n'en a l'air. Très actuel.
{*} Ce n'est pas forcément grave, mais j'ai ressenti une vraie baisse de tension dans ce chapitre, tout était détendu, ce qui est très agréable, mais je me demande si ça vaudrait le coup de peut-être ajouter un tout petit élément sensoriel d'inquiétude. Pas dans le dialogue, plutôt dans l'action. Genre la voiture glisse et ils ont presque un accident mais en fait tout va bien, quelque chose dans ce goût-là.
Ahaha c'est vrai que pleurer comme un veau au volant c'est stressant ! Mais je pense aussi qu'il ne faut pas abuser des larmes. Etant une vraie fontaine hypersensible, je sais que certains pleurs ont plus de valeur exorcisantes que d'autres.
Bon, et puis, Leïla conduit justement. Elle se contrôle d'autant plus ahaha
Pour la baisse de tension, j'ai volontairement aménagé des pauses dans le texte entre deux évènements plus tendax. Un écart sur la route juste pour faire un écart sur la route ne me semblait pas pertinent et aurait peut-être gâché le nerf du chapitre : la mise à plat entre Leïla et Sofiane.
Mais si en ressenti final tu trouves que ça manque toujours de tension permanente, j'y songerai !
Merci pour tes retours, Nanou ♥
Je me permets de faire un seul commentaire pour les deux derniers chapitres, je les ai lus d'une traite ! Dans le précédent, j'ai beaucoup aimé la manière que tu as, très naturelle, d'insérer des petits bouts de la vie "réelle", sentimentale, etc. au milieu du marasme d'actions. Ça marche très bien, il n'y a aucun côté "cheveu sur le soupe". Et puis les relations entre eux trois continuent d'être justes et touchantes, c'est un régal !
On repart sur le même principe dans ce chapitre-ci : profiter du voyage en voiture pour mettre les choses au point humainement, et ça fonctionne. On savait qu'entre Leïla et Sofiane il s'était passé des fractures, et ça fait du bien d'en comprendre les tenants et aboutissants à ce stade du récit - plutôt que ça stagne ou que ça s'encroûte.
D'autant que tu le dépeint très bien, je trouve, ce déséquilibre entre une personne qui va mal et une autre qui tente de l'aider, avec toutes les incompréhensions, les ratés, les frustrations et la culpabilité qui vont avec. Je sais pas si c'est que tu voulais rendre (j'imagine que oui ?) mais j'ai compris les deux points de vue. Ils se sont loupés, ok, mais dans ce contexte ça arrive, ils ont essayé et c'est la faute de personne.
Histoire de pinailler (encore), je me suis interrogée sur le fait que Leila pleure. Avec mon prisme, j'ai pas pu m'empêcher de me dire qu'encore une fois, c'est la fille qui pleure et le garçon qui ne montre pas ses émotions. Après, c'est un problème de genre dans l'absolu, mais dans cette scène avec ces deux seuls personnage, ça reste une possibilité cohérente.
Dans le détail formel :
mais dû se résoudre à -> dut
un de ses projets caritatif. -> caritatifs
Aucun problème pour commenter plusieurs chapitres à la fois ♥ Je suis la première à le faire quand je lis une histoire qui a déjà plusieurs chapitres postés.
Je voulais effectivement qu'on arrive à ne prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre. Ils tiennent énormément l'un l'autre et comme tu dis, sur ce coup ils se sont loupés. Je pense que ça arrive beaucoup quand quelqu'un va aussi mal qu'il rejette les autres tout en suppliant intérieurement qu'on s'occupe d'eux. Et les proches autour ont beau tout essayer, parfois c'est juste épuisant et ils doivent se préserver aussi. Je suis contente d'avoir pu transmettre ça.
Pour ton pinaillage j'avoue que comme j'ai montré Sofiane en état de détresse psychologique depuis le début, je me suis pas forcément interrogé sur qui avait les larmes aux yeux dans cette scène. Leïla a beaucoup gardé pour elle et est, comme moi, une personne qui pleure facilement (de soulagement ou de crainte). Pour moi, Sofiane pleure aussi très facilement depuis sa dépression, mais je l'ai précisé au chapitre 1 suite à ta remarque.
Merci pour les fautes !
A bientôt ♥
J'ai quand même l'impression que Leila le voit comme son meilleur ami, alors que pour lui, c'est plus...