Raymond enlève la neige de ses chaussures avant de rentrer dans le garage. Le mois de février vient à peine de commencer, et il aimerait déjà qu’il se termine. Il retire sa veste et se met à travailler. Lucien arrive à son tour.
— Salut Raymond, comment tu vas ?
— Bien et toi ?
— Ça va.
Edouard, l’ouvrier noir qui est maintenant là depuis trois mois, est en train de réparer une voiture dans un coin de la pièce. Raymond le dévisage tout en parlant à son collègue.
— Les gens devraient pas lui confier leur voiture.
Lucien hausse les épaules.
— Moi je trouve qu’il se débrouille pas mal. Tu devrais lui laisser sa chance.
Raymond ne répond rien, et Lucien s’empresse de changer de sujet.
— Dis-moi, je me demandais, ça va avec ta femme en ce moment ?
— Oui pourquoi ?
— Qu’est-ce qu’elle fait de ses journées pendant que tu es ici ?
— Elle est à la maison, elle fait le ménage j’imagine.
Lucien affiche un rictus plein de sous-entendus.
— Tu lui fais bien confiance…
Raymond fronce les sourcils.
— Je devrais pas ?
— Disons qu’elle a l’air de bien connaître le bar.
Il s’étonne de plus belle.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Et bien j’ai été malade pendant quelques jours, tu sais, et j’ai pris deux jours de congés. Du coup l’après-midi j’allais au bar pour m’aérer un peu, et les deux jours où je suis venu elle était là à chaque fois.
— Mais qu’est-ce qu’elle faisait ?
— Elle était avec un homme, ils paraissaient assez proches d’ailleurs.
Raymond s’emporte.
— Quoi ? Mais qui ça ? Tu le connais ?
— Vite fait, il me semble qu’il habite dans les appartements à côté du café. Il s’appelle Madec je crois.
Des images lui reviennent à l’esprit.
— Madec ? Je le vois à chaque fois que je vais au bar, il est toujours là à prendre des notes dans son foutu carnet. Tu vas pas me dire que c’est avec lui que Rachel passe ses journées…
— En tout cas c’est ce que j’ai vu, déclare Lucien en haussant les épaules.
Raymond donne un coup dans la carrosserie de la voiture à côté de lui. Il comprend mieux le changement de comportement de sa femme ces derniers temps.
— S’il y a quoi que ce soit de suspect, ça va mal se passer. Pour elle comme pour lui.
Rachel s’assied sur le lit, les yeux tournés vers la fenêtre. Il ne s’est pas arrêté de neiger depuis ce matin, mais l’hiver lui semble moins froid que les années précédentes. Paul entre dans la chambre en allumant une cigarette. Il en tend une à Rachel et vient s’asseoir derrière elle. Il l’enlace de ses bras tout en lui parlant près du visage.
— J’ai trouvé du travail.
Elle le regarde dans les yeux.
— C’est vrai ?
Il hoche la tête.
— Il va y avoir des expositions à la salle des fêtes pendant tout le mois de mars, et le journal aimerait que j’écrive régulièrement un article qui montre comment ça évolue.
— C’est génial, s'exclame Rachel en souriant. Je suis contente pour toi.
Paul regarde dans le vide, dubitatif.
— Et toi, tu ne voudrais pas trouver du travail ?
— On en a déjà parlé… Tu sais très bien que Raymond ne veut pas.
Il hausse les épaules.
— Si tu étais mariée avec moi, tu aurais toutes les libertés.
Elle soupire.
— Je sais, oui, j’ai fait une erreur.
— Mais il n’est pas trop tard. Tu n’as jamais pensé à divorcer ?
Elle secoue la tête en le regardant.
— Je ne pourrais pas. C’est très mal vu, et c’est tellement compliqué… Je suis désolée. Je sais que notre relation est instable et que tu voudrais que les choses soient plus claires, mais je ne peux vraiment pas.
— Ne t’inquiète pas, je comprends. La forme de notre relation n’est pas ce qui importe le plus, tant qu’on peut continuer à se voir. J’espère juste que ça ne va pas entrainer trop de complications par la suite.
Elle approuve en fixant un point de la chambre.
— Je ferai tout pour qu’il n’y en ait pas.
Assis à table, Raymond attend Rachel. C’est la première fois qu’elle n’est pas là quand il rentre, et il se sent énervé au possible. Quand elle arrive enfin, il se lève nerveusement et la harcèle de questions.
— Où tu étais ?
Elle continue d’afficher un grand sourire, ce qui irrite Raymond davantage.
— Chez la voisine, je lui ai demandé du sucre vanillé parce que je n’en avais plus.
Il secoue la tête en fronçant les sourcils.
— Tu mens.
Elle enlève sa veste et, après l’avoir accrochée au mur, se retourne vers son mari.
— Non, pourquoi ?
Sans donner trop d’importance à cette conversation, elle lui tourne le dos et se rend dans la cuisine. Raymond la suit tout en continuant ses reproches.
— Tu étais encore au bar, c’est ça ? Avec cet abruti de Paul Madec j’imagine ?
Rachel blêmit. Elle ignore totalement comment il a pu avoir ces informations. Mais elle se reprend vite, elle ne veut surtout pas lui montrer qu’elle est gênée. Elle se retourne vers lui en prenant l’air le plus détendu possible.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je t’ai dit que j’étais chez la voisine.
— Mais c’est faux. Je sais que c’est faux. Alors, raconte, qu’est-ce que tu faisais avec ce type ? Ça t’amuse de tromper ton mari ?
Elle sait qu’elle ne peut nier qu’elle connait Paul. S’il détient ces renseignements, c’est qu’ils sont plutôt fiables. Mais elle remarque qu’il n’a pas l’air très sûr de lui en l’accusant, alors elle se dit que tout n’est peut-être pas perdu. Sa seule issue est de lui faire comprendre que Paul est seulement un ami, et de le ridiculiser en lui montrant à quel point ses soupçons sont absurdes. Elle lâche un petit rire.
— Mais qu’est-ce que tu vas t’imaginer, Raymond ? Cet homme est juste une connaissance, il n’y a pas d’amour là-dedans. Tu ne vas quand même pas me dire que tu ne sais pas faire la différence entre l’amitié et l’amour…
Raymond ne répond rien, et Rachel retourne dans le hall pour prendre son sac-à-main. Elle revient ensuite dans la cuisine en tenant en main deux sachets de sucre vanillé.
— Regarde, je ne t’ai pas menti. Je suis vraiment allée chercher du sucre. Mais toi, évidemment, tu t’imagines des choses. Tu es persuadé d’avoir découvert un secret, et maintenant tu dois être bien déçu de t’être trompé. Quel dommage, toi qui rêvais de crier au scandale et de te plaindre auprès de tout le monde que ta femme te trompe, tu vas devoir encore une fois avoir pour seule conversation ton quotidien banal. Je suis vraiment au regret de t’annoncer que tu t’es trompé, mon cher mari. Ton oeil aux aguets n’a pas réussi à découvrir le complot du siècle, il ne se passe rien entre Paul Madec et Rachel Lefèvre.
Vexé, il quitte la pièce et va dans la chambre. Rachel sourit pour elle-même, considérant cette fin de discussion comme une réussite.
Trois coups se font entendre à la porte. Paul sait tout de suite que c’est elle. Sans prendre le temps de finir sa phrase, il se lève de son bureau et s’empresse d’aller ouvrir.
— Bonjour mon amour.
Il l’embrasse mais remarque vite son air soucieux. Rachel entre dans l’appartement.
— Tout va bien ?
Elle se frotte les mains nerveusement.
— Je crois qu’on va devoir être un peu plus discrets.
— Pourquoi ?
— Raymond a des soupçons, je ne sais pas d’où il sait mais il avait l’air informé.
Paul met les mains dans ses poches et marche jusqu’à la fenêtre.
— Il n’est toujours pas au courant ?
Elle secoue la tête.
— Non, évidemment que non. J’ai fait en sorte qu’il s’enlève cette idée de la tête, je lui ai fait croire qu’on était juste amis.
— Au début tu disais que ce n’était pas grave s’il le savait.
Elle hausse les épaules, embarrassée.
— Je sais… En fait je pense que ce serait pas catastrophique s’il apprenait la vérité, mais quand même je préfère qu’il ne sache pas.
— C’est comme tu veux.
Elle avance vers lui et entoure son torse de ses bras, reposant son visage contre son dos.
— Merci d’être toujours si tolérant.
Il lâche un petit rire.
— Il n’y a rien d’exceptionnel là-dedans. Je ne veux pas t’imposer de règles, je veux que tu sois heureuse et je sais que ton bonheur c’est la liberté.
Elle l’embrasse sur la joue.
— Il n’y a pas que la liberté. Toi aussi tu es mon bonheur.
André et Raymond manquent encore une fois de se disputer. Ils le font presque à chaque fois qu’ils se voient. Françoise se réfugie dans la cuisine et Rachel la rejoint.
— Tout va bien ?
Françoise hoche la tête, les mains plaquées sur son ventre rond.
— Oui, ça va. C’est juste que je ne supporte pas quand ils se disputent, et je suis sûre que le bébé n’aime pas non plus.
Rachel sourit.
— Tu as raison. Il vaut mieux pour lui qu’il reste le plus longtemps possible éloigné des propos de son oncle.
Françoise ne trouve pas cela drôle. Elle pose son bras sur celui de sa belle-soeur.
— Ça ne va vraiment plus entre vous ?
— Ça n’est jamais vraiment allé.
— Pourquoi tu souris en disant ça ?
— Parce que j’ai décidé qu’il n’empiéterait plus sur mon moral. Je ne veux plus être malheureuse à cause de lui.
Françoise sourit à nouveau, mais garde un air compatissant.
— C’est vrai, finalement c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
André entre dans la cuisine, soucieux de ne pas avoir vu sa femme pendant plus de cinq minutes.
— Qu’est-ce qui se passe, il y a un problème ?
— Non, aucun. On discutait, c’est tout.
Il s’approche de Françoise et pose la main sur son ventre.
— Tu devrais aller te reposer.
Elle hoche la tête et, après qu’il l’a embrassée sur le front, sort de la pièce. André se tourne vers sa soeur.
— Tu m’en veux si je te dis que je ne supporte plus ton mari ?
Elle rit en secouant la tête.
— Je te rassure, tu n’es pas le seul.
Il sourit mais ne répond rien, le regard dans le vide. C’est Rachel qui reprend, un peu hésitante.
— J’ai quelque chose à te dire.
Il relève la tête.
— Oui ?
— Tu ne vas peut-être pas trouver ça bien, mais j’ai besoin d’en parler à quelqu’un. Et tu es celui qui comprendrait le plus.
Il la laisse continuer. Nerveuse, Rachel s’entortille les doigts.
— J’ai rencontré quelqu’un.
Son frère hausse les sourcils.
— Comment ça ?
— Il s’appelle Paul, c’est un journaliste qui habite dans mon quartier. Je suis tombée amoureuse de lui… et ça fait bientôt trois mois que je trompe Raymond.
André ne cache pas son étonnement. Il n’aurait pas pensé que ce genre d’histoires arriverait un jour dans sa famille.
— Comment tu as pu en arriver là ?
Elle se sent rougir.
— Tu m’en veux ?
Il secoue la tête.
— Non, bien sûr que non. J’aurais fait pareil à ta place. C’est juste qu’aujourd’hui je réalise plus que jamais à quel point Raymond te rend malheureuse. Et je trouve ça vraiment triste.
Elle est soulagée qu’il lui donne raison, même si elle se sent quelque peu coupable de le faire cautionner quelque chose qu’elle sait immoral.
— Peu importe. Aujourd’hui je suis heureuse.
— A cause de ce Paul ?
— Oui.
Il rit de l’ironie de la situation.
— Finalement c’est lui que tu aurais dû épouser.
— Je sais, dit-elle en soupirant. Mais ce qui est fait est fait.
— Oui, c’est vrai. Je suis content si tu es heureuse. Et ne te préoccupe pas de savoir si ce que tu fais est bien ou pas, toutes les règles morales s’annulent quand il s’agit d’un homme comme Raymond.
Elle sourit, heureuse d’avoir eu cette discussion avec son frère jumeau.
— D’ailleurs on ne devrait peut-être pas le laisser seul avec Françoise.
André hoche la tête et ouvre la porte. Avant qu’il sorte, Rachel lui lance une dernière recommandation.
— André, s’il te plait, ne dis rien à papa et maman. Ils le prendraient vraiment mal, ce que je fais doit leur paraitre complétement insensé. Et en plus je ne pense pas que Paul plairait à maman. Il est plutôt pauvre, il n’a pas de valeurs traditionnelles,… Aux yeux de maman ma relation avec lui ne présenterait en rien les avantages de mon mariage avec Raymond. Alors je peux compter sur toi ?
Il la regarde et lui fait un clin d’oeil.
— Evidemment que je ne le dirai pas. Pour qui tu me prends ?
Elle sourit et ils retournent tous les deux dans la salle-à-manger.