Chapitre 12

Par Bow

Le téléphone a sonné trois fois dans la matinée, mais Rachel n’ose pas décrocher. A quatorze heures, quand il sonne encore une fois, elle se rend à l’évidence. Elle ne peut pas continuer à fuir le problème comme ça. Elle décroche.
— Allo ?
— Rachel ? Ça fait depuis ce matin que j’essaye de te joindre. Un peu plus et je venais sonner directement chez toi.
Elle pose la main sur son front en s’appuyant contre le mur.
— Je suis désolée, Paul.
— Ton mari est chez toi, c’est ça ?
Elle secoue la tête avant de se souvenir qu’il ne peut pas la voir. Elle se dit qu’elle ne doit vraiment pas avoir les idées claires pour agir de la sorte.
— Non, il est au travail.
— Alors pourquoi tu n’es pas venue chez moi ce matin ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle inspire profondément et essaye de contrer le goût amer qui l’empêche de parler.
— Il faut que je te parle.
— Au téléphone ?
— Non… Tu ne veux pas que je vienne chez toi plutôt ?
— Je n’attends que ça depuis le début de la journée.
Elle retrouve un petit bout de sourire et raccroche. Elle passe dans la salle de bains pour se coiffer, puis met ses bottes et son manteau. Un haut-le-coeur la saisit avant de passer la porte, et elle a envie de pleurer.

Assis en face de Rachel sur le lit, Paul attend qu’elle parle. Son silence l’inquiète, il espère qu’elle ne va pas lui annoncer une mauvaise nouvelle. Finalement Rachel baisse les yeux avant de prononcer enfin quelque chose.
— Je suis enceinte.
Il ouvre de grands yeux.
— Vraiment ? Vous allez enfin avoir un enfant ?
Elle fronce les sourcils.
— Vous ?
Il hoche la tête.
— Toi et Raymond. A moins que… Attends…
— C’est toi le père, Paul.
Il reste bouche-bée pendant de longues secondes, puis sourit, la bouche toujours ouverte.
— Moi ? Tu veux dire que je vais être papa ?
Elle hoche la tête et esquisse un léger sourire qui disparaît aussitôt.
— C’est une situation assez compliquée…
Paul redevient sérieux en considérant la complexité de cet événement. Rachel est enceinte d’un enfant qui ne vient pas de son mari.
— Oui, c’est vrai. Tu comptes gérer ça comment ?
Elle baisse les yeux.
— Justement, c’est ça qui m’embête. Je me suis dit qu’au pire je peux faire croire à Raymond que cet enfant est le sien.
Il lui jette un regard plein de tristesse.
— Mais ça voudrait dire qu’il l’élèverait comme son fils ? Mon enfant ?
— Comment faire autrement ?
Il secoue la tête en détournant le regard.
— Rachel, je sais que tout ça est très compliqué, et je comprends parfaitement que tu es dans une mauvaise situation. Mais vraiment, je n’arriverai pas à prendre bien le fait que notre enfant à tous les deux soit élevé comme l’enfant de ton mari, et que je ne le voie jamais, et qu’il habite avec vous, et qu’il…
Elle lui prend la main pour l’interrompre.
— Attends, il n’est pas question que tu ne le voies pas. Tu pourras le voir tous les jours, quand Raymond sera au travail. Et quand il sera plus grand, on pourra lui expliquer, on fera en sorte qu’il t’aime plus que Raymond et il sera ravi d’apprendre que c’est toi son vrai père.
Paul secoue encore la tête.
— Ecoute, pendant tout ce temps ça ne m’a pas dérangé que tu ne dises rien à Raymond. On ne pouvait pas avoir une relation officielle, on ne pouvait pas se voir tout le temps, mais je me disais que ce n’était pas grave. Après tout on était parfaitement heureux comme ça. Mais maintenant, c’est différent, on va être une vraie famille, avec un père, une mère, et un enfant. C’est tout autre chose, et je pense vraiment qu’on ne peut pas continuer à avoir une situation instable comme celle qu’on connait en ce moment.
Rachel est parcourue d’un frisson. Elle fixe le sol.
— Je n’arriverai pas à lui parler…
Il hausse les épaules.
— C’est toi qui choisis.
Rachel le regarde, mais lui ne la regarde pas. Et elle sent qu’il est moins convaincu que d’habitude lorsqu’il lui dit qu’elle a le choix.

Sur le chemin du retour, Rachel reste plongée dans ses pensées. Elle pense à tous les reproches que lui a faits Raymond concernant son incapacité à avoir des enfants. Et aujourd’hui, elle découvre qu’elle n’a absolument aucun problème à ce niveau-là. Finalement c’est Raymond qui est stérile, et elle aimerait qu’il le sache. Elle aimerait qu’il comprenne à quel point il a pu être stupide de s’en prendre à elle alors que tout le problème venait de lui. Elle pose la main sur son ventre, ayant du mal à réaliser qu’un être vivant se cache dedans. Son bébé, à elle et à Paul. Elle se met à imaginer à quoi va ressembler sa vie maintenant, et elle se dit que Paul serait un excellent père. Contrairement à Raymond. En arrivant chez elle, elle s’assied sur une chaise pour réfléchir. Elle n’a pas eu le courage de refuser la demande en mariage de Raymond il y a cinq ans. Alors maintenant, il faut qu’elle ait le courage de divorcer.

Raymond enfile sa veste et se prépare à partir. De l’autre bout du garage, Gérard lui crie :
— Tu viens au bar ce soir ?
— Non je pense pas, il vaut mieux que je rentre avant que ma femme s’énerve encore une fois.
Lucien s’incruste dans la discussion.
— En parlant de ta femme, tu as réussi à savoir si elle te trompe finalement ?
Raymond hausse les épaules.
— Je lui en ai parlé, mais elle m’a assuré que non.
— Bon, alors j’ai peut-être mal vu.
— Peu importe, s’il y a vraiment quelque chose je le découvrirai un jour ou l’autre.
Lucien lui lance un regard de défi.
— Et qu’est-ce que tu feras ?
— J’aviserai.

Rachel prétend que le dîner n’est pas encore prêt pour que Raymond aille lire son journal dans un fauteuil et qu’il la laisse tranquille. Elle veut avoir encore un peu de temps pour réfléchir. En mettant le gratin dans le four, elle prépare son discours dans sa tête. Elle choisit les mots judicieusement, sélectionnant ceux qui auront le plus d’effet. Anticipant chaque réaction de la part de son mari, elle prend le contrôle des émotions qu’elle pourrait lui infliger. Finalement, pendant que le gratin cuit, elle se rend dans le salon. Raymond est assis, son journal sous les yeux. Rachel avance d’un pas hésitant, les mains croisées sur son tablier. Elle a peur, mais elle se sent prête. Du moins il faut qu’elle le soit.
— Raymond, j’ai quelque chose à te dire.
Il lève les yeux et baisse son journal avec un air autoritaire, essayant de montrer à sa femme qu’elle le dérange et qu’il aimerait qu’elle le laisse lire tranquillement.
— Quoi ?
— J’attends un bébé.
Il retire ses lunettes en regardant Rachel fixement. Il est tellement surpris qu’il se demande s’il a bien entendu.
— C’est vrai ?
Elle hoche la tête, et Raymond sourit pour la première fois de la journée.
— C’est bien, tu vois finalement tu as réussi.
Rachel sourit. Sa réaction est exactement celle qu’elle avait imaginée, tout marche comme prévu.
— Sauf que ce bébé n’est pas de toi.
En lui disant cela avec un léger sourire, elle est consciente d’être insolente. Mais elle s’en fiche, il est temps d’en finir vraiment avec lui. Raymond se décompose petit à petit, réalisant progressivement ce qu’elle est en train d’insinuer.
— Comment ? Tu te fiches de moi ?
Elle secoue la tête. Raymond se lève et avance vers elle d’un pas menaçant qui fait presque peur à sa propre épouse.
— Espèce de… on peut savoir qui est le père ?
Elle sent le rouge lui monter aux joues. Elle s’est promis de dire la vérité, mais maintenant elle doute. Et s’il allait chez Paul ? Et s’il lui cassait la figure, ou pire ? Mais elle se force à le dire. De toute façon il le saura un jour ou l’autre, et maintenant elle ne peut plus se défiler.
— C’est Paul. Paul Madec.
Il respire de plus en plus bruyamment et son visage prend un teint de plus en plus rouge. Sous le coup de la colère, il prend un bougeoir sur la cheminée et le jette contre le mur. Rachel, qui n'a jamais vraiment aimé cette babiole, se félicite d’avoir pensé à enlever tous les objets précieux avant qu’il ne rentre. Il se met à crier sur elle, qui reste la plus passive possible.
— Salope, comment tu as pu me faire ça ?
Elle ne répond rien. Raymond prend une chaise et la pousse violemment contre la grande table en bois. Le silence de sa femme le rend fou, il prend sa veste et sort de la maison sans rien dire.

Depuis qu’il a son nouveau travail, Paul ne sort plus le soir. Il reste chez lui, assis devant sa machine à écrire, et il rédige ses articles. Mais ce soir, il n’arrive pas à se concentrer. Il n’avait même pas assez d’appétit pour finir la soupe qu’il s’est préparée. Finalement, il se lève et sort de chez lui. Boire un café chez Caroline et Nicolas lui fera sûrement du bien. Lorsqu’il arrive, il est surpris de voir qu’il n’y a pas grand monde. Nicolas le salue tout en commençant à bavarder avec lui.
— Salut Paul. Si tu étais venu un peu plus tôt tu aurais vu les mécaniciens de chez Renault, ils étaient bourrés comme des trous. On a dû les faire sortir de force, on voudrait pas que notre café ait une réputation de taverne d’alcooliques.
Paul affiche un sourire compatissant jusqu’à ce qu’il aperçoive Raymond, accoudé sur le bar, un verre de vin à la main. Celui-ci lui tourne le dos mais Paul a peur de ce qui pourrait se passer s’il se retournait. Il se penche vers Nicolas pour murmurer :
— Et lui, il n’est pas parti ?
— Monsieur Lefèvre ? Non, lui il est arrivé y a même pas une heure. Il est en train de raconter ses malheurs à Caro, si tu veux mon avis il noie son chagrin dans l’alcool.
— Quels malheurs ?
— J’en sais rien, je lui ai pas parlé. Tu veux que Caroline t’apporte un café ?
Paul hésite, puis regarde la table dans le coin du fond. C’est là qu’il a le moins de chances d’être vu.
— D’accord, mais je ne resterai pas longtemps.
Quelques minutes plus tard, Caroline lui amène une tasse de café en souriant.
— Et voilà pour toi.
Paul la remercie et lui prend le bras pour la retenir.
— Attends Caro, qu’est-ce qu’il te raconte depuis avant monsieur Lefèvre ?
— Oh, encore des histoires avec sa femme. Il dit qu’elle est enceinte, mais parait-il que c’est pas lui le père. Il a l’air tellement en colère… La pauvre Rachel, j’espère qu’il lui fera rien de mal.
Instinctivement, Paul approuve.
— Je l’espère aussi.
Caroline le dévisage d’un air sournois.
— Attends, il me semble bien que je vous ai souvent vus ici ensemble, toi et elle…
Il se racle la gorge, embarrassé.
— Oui, ça se pourrait.
Elle lui lance un petit sourire.
— Rachel c’est pas le genre à fréquenter beaucoup d’hommes. Je le vois gros comme une maison, moi, que c’est toi le fameux amant.
Paul ne peut s’empêcher de sourire à son tour.
— Rien ne t’échappe, à toi.
Finalement il boit son café le sourire aux lèvres, satisfait que Rachel ait enfin raconté la vérité à son mari. Il est persuadé que tout sera plus facile maintenant.

Assise en tailleur sur son lit, Rachel écrase sa cigarette dans le cendrier. Elle se fiche que la chambre soit remplie de fumée. Il est bientôt minuit, et Raymond n’est toujours pas rentré. Elle sourit en repensant aux innombrables fois où cette situation est déjà arrivée, où elle a dû attendre pendant des heures, où elle a détesté son mari toujours plus. Elle sourit parce qu’elle sait que c’est la dernière fois. Et à minuit cinq, quand Raymond entre dans la chambre par la porte derrière elle, elle ne se retourne même pas. Elle murmure juste, dans la pénombre :
— Je te quitte.

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Alice_Lath
Posté le 19/10/2021
Let's goooo ! En tout cas, connaissant Raymond, il a presque été mesuré haha j'avais vraiment peur pour la sécurité de Rachel, et il a juste gueulé un peu et il est parti. N'empêche, ça me semble presque trop facile, j'espère qu'il va pas revenir là-dessus.
Juste un détail : le café est si grand que Raymond n'aperçoit pas ni t'entend pas Paul ? Pour le coup, ça fait un peu bizarre hahaha
En dehors de ça, go Rachel ! Et j'espère qu'elle pourra reprendre des études et faire ce qui lui plaît à présent !
Bow
Posté le 28/10/2021
Faut imaginer que Raymond est dos à la porte et trop concentré à ruminer, donc non effectivement il s'est pas rendu compte qu'il était là ;)
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