Chapitre 11 | au bord du gouffre

If you try step to me,
it'll be the last time
I got dirt on my name,
six feet in the ground
I got people in my past
try bringin' me down.

Heartsteel, Paranoia.


Malgré la tempête, les soldats de Cadmos guidaient ceux de l’Atalante à travers le paysage rocailleux. Le vent sifflait aux oreilles des Gardiens. La neige trempait leurs uniformes. Le déchainement des éléments entravait drastiquement leur progression. La visibilité, pourtant favorisée par leurs lentilles nocturnes, s’amenuisait au fur et à mesure qu’ils grimpaient une pente escarpée, non loin de l’Ekla. Soline et Mallory se trouvaient en tête de troupe. Le visage de la jeune caporale-cheffe était marqué par l’inquiétude, à cause de ses doutes nés une demie-heure plus tôt, mais aussi de l’environnement dans lequel ils se déplaçaient.

— Vous êtes sûrs que la planque des Prométhéens est au sommet ?

Mallory opina du chef, tout en s’assurant de la trajectoire du reste du groupe, d’un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Oui, c’est là-haut qu’ils nous ont surpris et endormis. Nous n’avons pas encore réussi à percer le mystère de cette base secrète, mais nous sommes convaincus que les Arcs des Jumeaux s’y trouvent.

Une nouvelle fois, Soline se crispa lorsque Mallory évoqua les artéfacts. Le lieutenant remarqua sa réaction et interpréta celle-ci comme de l’anxiété.

— Ne vous inquiétez pas, Caporale-cheffe Barnes. Nous sommes ici pour vous soutenir. Nous avons tous une raison de vouloir mettre fin aux agissements des Prométhéens, et nous le ferons ensemble.

Soline se mordit l’intérieur de la bouche. Le stress qui l’envahissait ne la quitterait pas, mais elle savait qu’elle devait continuer de jouer la comédie tant qu’elle n’avait pas trouvé d’issue pour son équipe. Ils poursuivirent leur avancée. Chaque pas les rapprochait de la planque ennemie… ou de la mort. La fin de la pente se révéla être un précipice impressionnant qui surplombait un abîme. Soline recula du bord avec précipitation, croyant d’abord que Mallory avait l’intention de les pousser dans le vide pour en finir avec eux. Elle se détendit légèrement quand il prit la parole.

— Sortez votre équipement d’escalade, enfilez vos harnais et attachez-vous solidement les uns aux autres. On va y aller en rappel.

Les soldats s’exécutèrent, sans perdre de temps. Soline observa avec scepticisme l’unité Cadmos s’élancer en premier, menée par leur supérieur. L’opération semblait un peu plus périlleuse à chaque instant. Elle rejoignit ses camarades et ferma la marche. Quand vint le moment de commencer sa descente, elle fit part de ses inquiétudes à Aloïs et Jivan.

— Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. J’ai l’impression que Larsen a un plan foireux derrière la tête.

Aloïs se cramponna fermement à la corde, qui devenait de plus en plus glissante à cause des intempéries.

— J’ai ressenti la même chose, avoua-t-elle. Yun et Mereg soupçonnent aussi quelque chose, elles m’en ont parlé quand on attendait près du feu de camp. Je ne peux pas m’empêcher de me demander comment ils ont pu se faire avoir alors qu’ils étaient si bien informés sur les Prométhéens… C’est comme s’ils avaient fait exprès de se retrouver en mauvaise posture à notre arrivée.

Jivan, quant à lui, ne partageait pas la méfiance de ses camarades.

— Pourquoi prétendraient-ils connaître l’emplacement d’une planque ? Et pourquoi se seraient-ils sciemment mis en danger mortel ? Ça n’a pas de sens.
— Les Prométhéens sont rusés, Cadmos pourrait faire partie de leur plan. Nos supérieurs nous ont conseillé de ne pas nous fier aux apparences…
— Mais Larsen est un supérieur, justement, protesta Jivan. Et puis, c’est toi qui as donné ton accord pour qu’on forme une alliance, je te signale !

Le regard d’Aloïs se perdit dans l’abîme en dessous d’eux. Les rafales soufflaient leurs paroles dans l’air, alors elle s’exprima à une voix basse pour n’être entendue que par ses interlocuteurs :

— Arrête de crier, Jivan… Si Soline a raison, rester sur nos gardes est essentiel. Ils pourraient nous surveiller pour s’assurer qu’on plonge dans leur traquenard.

Jivan poussa un long soupir, en continuant de descendre.

— S’en soucier avant d’être suspendus à une falaise aurait été plus malin…
— Désolée, je pensais que nous associer à lui et obéir à ses ordres nous ferait gagner un peu de temps pour le piéger.
— Y a plus qu’à suivre la mission et espérer que tout se passe bien, en bas, conclu Aloïs.

Soline acquiesça, même si son inquiétude persistait, accompagnée d’une culpabilité naissante. Le vent les plaqua subitement contre la paroi et coupa leur discussion. Ils devaient se dépêcher de rejoindre les autres au fond du précipice, avant que la tempête ne s’acharne contre eux et ne les déséquilibre en tous points. Ils s’enfoncèrent à leur tour dans les profondeurs de la terre. La crevasse était immense, presque oppressante. Heureusement, leur technologie de pointe faisait des merveilles et garantissait une visibilité maximale malgré l’obscurité grandissante. La voix de Mallory résonnait en écho, les guidant en complément de leurs lentilles infrarouges et des lumières intégrées à leurs combinaisons.

L’exploration souterraine mena Cadmos et Atalante dans une salle entièrement bétonnée, dépourvue de tout mobilier ou équipement. Les murs étaient nus, à l’exception de quelques traces de câbles électriques coupés et arrachés. De la poussière délimitait des meubles fantômes et des tâches humides témoignaient du passage du groupe. La stupeur se lisait sur les visages des soldats, qui avaient l’impression d’avoir atterri dans un hangar militaire fraîchement abandonné. Orion se tourna vers le lieutenant, un soupçon d’agacement étirant ses traits.

— C’est ici que la planque des Prométhéens est censée se trouver ?
— Oui, je suis sûr de l’endroit. Ils ont dû décamper par prudence, après nous avoir surpris dans les environs.
— Ou après avoir été prévenu de notre arrivée par un espion, lança Soline d’un air accusateur, après avoir détaché son harnais.

Mallory esquissa un sourire mordant.

— Vous avez l’esprit vif, Barnes. C’est possible, bien sûr, mais croyez-moi, notre renseignement était solide. Cette base était leur principal point de rassemblement… Ils ne doivent pas être partis bien loin !

Les membres de l’Atalante n’étaient pas totalement convaincus par les hypothèses de Mallory ; ils échangèrent des regards perplexes, mais aucune contestation supplémentaire ne se fit entendre. Une confrontation immédiate les desservirait et amplifierait le danger, ils en avaient tous conscience. Leur entrainement accéléré avait tout de même du bon : ils étaient désormais capables de se mettre d’accord sur leur stratégie sans même ouvrir la bouche.

Soline ne laissa pas le silence s’éterniser.

— Quoi qu’il en soit, c’est inutile de rester dans le noir complet.

Une lueur dansa autour de ses doigts, qu’elle agita quelques secondes au-dessus de sa tête. Plusieurs boules lumineuses virevoltèrent aux quatre coins de la pièce, en suspension contre le plafond, de façon à éclairer la totalité des lieux. Mallory salua son initiative, puis donna de nouvelles instructions.

— Nous allons devoir attendre que la tempête se calme pour communiquer avec l’extérieur et mener à bien notre mission. Nous passerons la nuit dans cette salle, installez-vous où vous pouvez.

Les soldats s’exécutèrent, se répartissant par affinités et déballant leurs nécessaires de survie à même le sol, pour tenter de se reposer. Au bout d’une heure à gigoter dans leurs sacs de couchage, Mereg et Jivan manifestèrent leur envie de ratisser les environs. Ils espéraient trouver des indices sur les Prométhéens dans les souterrains, ou, au moins, élaborer un plan de repli au cas où les choses tourneraient mal.

— Soyez prudents et ne vous éloignez pas trop, leur lança Aloïs, les yeux rivés sur le Commandant Larsen, qui surveillait de près chaque mouvement.

Trois soldats de Cadmos se relevèrent à leur tour, en voyant Mereg et Jivan se diriger vers l’ouverture, leur matériel d’exploration sur le dos. Après s’être fait interpeller par l’un d’eux, Mereg se planta dans le semblant de porte et annonça d’une voix claire :

— Nous allons inspecter les lieux et, pourquoi pas, trouver une sortie de secours. Il vaut mieux être préparés au cas où les Prométhéens reviendraient, non ?
— On vous suit, affirma Azzara.

Une moue dépitée se hissa sur le visage de la Gardienne d’Achlys, mais elle ne discuta pas la venue d’autres militaires dans son expédition — même s’ils appartenaient à l’unité adverse — pour éviter d’attirer les soupçons. Félix s’en préoccupa davantage, si bien qu’il décida de se greffer au groupe pour s’assurer que l’Atalante ne reste pas en infériorité. Ainsi, un petit escadron d’aventuriers se rassembla et s’éclipsa au cœur des galeries. La vague de départs renforça la crainte de Soline, qui se retira à l’écart, afin de réfléchir tranquillement à la situation — celle-ci devenant de plus en plus alarmante. Vangelis capta son tourment et la rejoignit après l’avoir observé pendant une poignée de minutes silencieuses.

— Barnes… Tu as besoin de parler ? demanda-t-il en s’installant à ses côtés.

Soline haussa les épaules, sans oser lever les yeux vers son camarade, puis murmura :

— Je ne sais pas. Tout me semble si… étrange.

Elle ne pouvait pas s’empêcher de songer à la grotte du Mont Cargos et à l’horreur qu’elle y avait vécue. Les coïncidences entre les deux missions la faisaient frissonner. Vangelis inclina légèrement la tête, compatissant.

— Aloïs m’a parlé de vos inquiétudes et je suis du même avis que vous. Mereg aussi. Je pense que seuls Jivan et Félix restent optimistes… Mais c’est difficile de croire au hasard. Je sens que quelque chose de sombre lie les membres de Cadmos.
— Je n’ai pas envie de revivre ce qu’il s’est passé en Anatolie.
— Je te promets que ça n’arrivera pas, Barnes. Garde confiance en toi et en l’équipe. Nous nous sommes entrainés avec acharnement, nous sommes prêts. Nous devons rester soudés, même dans les moments d’incertitude.

Soline glissa un regard reconnaissant vers Vangelis. Les deux Gardiens n’étaient pas particulièrement proches et n’avaient pas vraiment eu le temps de sympathiser pendant les quinze derniers jours, mais la lucidité constante de Vangelis était une qualité que la caporale-cheffe appréciait beaucoup.

— Tu as raison. Après tout, l’Atalante fait partie des Forces Spéciales, on est censés s’adapter à tout ce qui se trouvera sur notre route et venir à bout de tous les obstacles.

Vangelis posa sa main sur le genou de sa supérieure, toujours avec l’intention de lui transmettre un peu d’espoir et de soutien.

— On n’avait juste pas prévu que la menace proviendrait de nos semblables, mais maintenant qu’on a compris que Larsen n’est pas ce qu’il prétend être, on peut le prendre de court. On s’occupera de lui au lever du soleil, quand il s’y attendra le moins. Au retour de Félix, Mereg et Jivan, on échafaudera un plan de dernière minute. Pour l’instant, repose-toi un peu, je surveille Cadmos.
— Ça ne te dérange pas ? Tu peux rester éveillé ?

Puisque Vangelis lui assurait d’un signe de tête qu’il tiendrait le coup, Soline se cala contre la paroi et ferma les yeux. Elle ne réussirait pas s’endormir, elle le savait, mais elle pouvait au moins essayer de dompter les tourbillons de théories catastrophiques qui l’assaillaient. Elle se concentra d’abord sur sa respiration, son esprit se posant sur les mouvements de sa propre poitrine à chaque fois que l’air entrait et sortait. Puis, elle fouilla sa mémoire à la recherche de souvenirs heureux. Les visages des défunts se projetèrent dans sa tête, comme lorsqu’elle se trouvait avec Mnémosyne, ce qui finalement était tout ce dont elle avait besoin pour être apaisée.

Soline n’était pas la seule à s’enrouler progressivement dans un voile cotonneux. Les soldats restés à quelques mètres d’elle sombrèrent eux aussi, petit à petit, dans leurs songes, qu’ils soient du Cadmos ou de l’Atalante. Et pour cause, Vangelis usait à nouveau de ses pouvoirs psychiques afin de détendre l’atmosphère. De cette façon, il pouvait se glisser discrètement hors de la salle et garder un œil sur ses semblables, sans qu’un danger le surprenne. Cependant, les incertitudes de Soline avaient éveillé chez lui une crainte. Mereg et sa petite troupe n’étaient toujours pas revenues, Vangelis avait peur qu’ils aient été pris dans un guet-apens ou se soient aventurés un peu trop loin sous terre. Alors, après s’être assuré que tout le monde dormait à poings fermés, il s’engouffra à son tour dans l’obscurité des galeries.

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