“ I'm taking it slow
Feeding my flame
Shuffling the cards of
your game
And just in time
In the right place
Suddenly I will play my ace ”
Blue Foundation, Eyes on fire.
Manipulé par Azzara, le feu projeta des ombres dansantes sur les roches et sur les visages des Gardiens pendant plus d’une heure, sans jamais s’essouffler. Les soldats aussi restèrent éveillés, aux aguets, concentrés sur leur briefing improvisé. La nuit, elle, devint de plus en plus sombre et glaciale. Le vent avait amené avec lui la bruine et quelques flocons de neige ; la lune était très haute dans le ciel, mais à moitié dissimulée par les nuages orageux. Pourtant, le lieutenant Larsen demeurait imperturbable, au centre de son auditoire. Il avait l’habitude des caprices météorologiques de l’Islande, son équipe aussi, contrairement aux huit novices de l’Atalante. Il livra ses informations à la seconde unité, révéla les dernières découvertes de Cadmos, évoqua leurs missions antérieures et indiqua la position précise de la base des Prométhéens.
Soline, Orion et leurs subordonnés écoutèrent avec attention, puis partagèrent, à leur tour, les détails qu’ils avaient accumulés au fil lors de leur préparation à la Garde. Soline prit la parole avec assurance. Elle énuméra les points clés, les faiblesses potentielles à exploiter et les meilleures approches pour se faufiler dans le clan ennemi sans se faire capturer. Seulement, malgré sa volonté de transparence, elle omit un élément crucial. Le vol des reliques et les dernières choses que les espions du Haut-Commandement leur avaient transmises avant leur départ. Ses soupçons persistants sur la sincérité de Mallory et de ses hommes la poussèrent à garder ce fragment de vérité pour elle-même. À ses yeux, faire entièrement confiance à Cadmos était prématuré, voire inconscient. Le reste de son unité ne broncha pas ; ils partageaient tous une réticence similaire, même s’ils ne l’avaient pas évoqué à haute voix.
— Nous devrions nous introduire dans leur planque tout de suite, suggéra Félix. Tant qu’il fait nuit et très froid, ils ne s’attendront pas à une offensive.
Sa proposition étincelait d’audace. Soline se tourna vers lui, un éclat de désapprobation dans la voix.
— On ne les attaquera pas. On n’est pas formé pour ça. Le Commandant Rivera a été clair… L’Atalante n’est qu’une unité furtive. Je ne peux pas prendre le risque de nous envoyer en pâture, au cœur d’un combat.
— On n’est pas obligé de les combattre, on peut juste les duper ou les endormir, comme ils l’ont fait avec Cadmos… soutint Vangelis, qui voulait déjà rendre la pareille à leurs adversaires.
— Les arroseurs arrosés, j’aime beaucoup ! s’exclama Azzara, ravivant les braises des flammes par son enthousiasme.
Cependant, Soline campait sur ses positions et rejetait l’idée d’un assaut imprudent. Un signe de tête négatif scella son refus.
— Ils sont beaucoup plus nombreux et plus avisés que nous, même si nous sommes deux équipes désormais. On ne peut pas décider de les attaquer sans étudier leurs habitudes ou leur territoire. Je pense qu’on devrait attendre que le jour se lève pour les analyser et préparer une stratégie solide, comme on l’avait prévu avant d’atterrir ici.
De par son fort caractère, Félix ne capitulait pas facilement. Au contraire, il s’évertua à prouver que son approche pouvait être la bonne, dans l’espoir que Soline se range de son côté.
— On connait déjà leur fonctionnement, le lieutenant Larsen vient de nous dire tout ce qu’il a appris en les observant… Je ne vois pas ce qu’on pourrait obtenir de plus demain ! C’est une opportunité qui ne se pointera pas deux fois !
Orion posa avec précaution sa main sur le genou de Soline, exprimant ainsi un désir silencieux de la persuader. Ses yeux cherchèrent un nouvel accord tacite, une brèche dans la décision de la jeune femme, directement sur son visage. Mais, puisqu’elle ne bougea pas d’un cil, il entreprit de la convaincre avec des mots.
— Félix a raison. On doit en profiter, les Prométhéens ne verront pas le coup venir si l’on est rapides et efficaces… Tu l’as dit toi-même en arrivant : plus vite on réussira la mission, plus vite on pourra rentrer chez nous.
Soline interpréta les paroles de son second comme un affront personnel et se renfrogna davantage :
— J’ai surtout dit non, Sullivan ! Pas la peine d’insister. Vous n’êtes pas censés discuter mes ordres.
En retrait, installé entre deux de ses soldats, Mallory assistait au débat sans y prendre part. Il comprenait la réserve de Soline, mais, aussi, le point de vue de Félix, Vangelis et Orion. Pour lui, le conflit n’en était pas vraiment un. Ils étaient tous dans le vrai et devaient simplement s’accorder sur les détails. Alors, il se racla la gorge.
— Caporal-chef Barnes, si je peux me permettre…
Comme il s’y était attendu, il reçut une œillade réprobatrice en réponse à son intervention. Soline respectait la hiérarchie et ne le rabrouait pas, mais elle n’appréciait guère qu’il tente de la faire changer d’avis devant son équipe. Elle était tout de même prête à écouter ses conseils, s’il voulait lui en donner. Pour éviter d’être infantilisée en public, elle se leva et fit signe à Mallory de la suivre, sous les regards interrogateurs des autres militaires.
Une fois seuls, suffisamment éloignés du campement pour ne pas être entendus par des oreilles indiscrètes, le lieutenant commença son argumentaire.
— Ils n’ont pas tort. Entrer sur la base des Prométhéens cette nuit est une bonne idée, même si c’est risqué.
Soline croisa ses bras sur sa poitrine.
— Votre échec de tout à l’heure ne vous suffit pas ?
— Je ne considère pas ça comme un échec, puisque nous vous avons rencontrés. Ensemble, nous serons plus fort et nous avons toutes les chances de réussir.
— Vous seriez morts si nous vous avions trouvé une heure plus tard… Jouer avec la chance n’est pas malin. Je ne suis pas sûre que nous vous serons utiles si les Prométhéens nous mettent la main dessus et nous ligotent dans la neige à notre tour. Il n’y aura peut-être pas de secours, cette fois.
— Nous savons ce qu’ils font à leurs otages, à présent. Et eux… ils ne savent pas encore que nous avons survécu. Nous avons l’avantage.
— Lieutenant Larsen, avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que ça soit une bonne idée. Mes hommes ne sont pas des combattants, mais des espions. Nous ne sommes pas aussi qualifiés que Cadmos pour le terrain, et, pourtant, vous vous êtes fait attraper…
— On n’est pas obligé de foncer dans le tas sans réfléchir… Avec nos compétences tactiques et vos compétences furtives, on peut très bien s’introduire dans la base, contourner les Prométhéens, leur reprendre les Arcs et ressortir victorieux.
Leur reprendre les Arcs.
Soline se figea. Les quatre mots pesèrent lourd dans son esprit, qui tournait à plein régime. Mallory savait que les reliques avaient été dérobées, mais n’aurait pas dû en être informé s’il n’était pas revenu à la Garde depuis des mois, comme il le prétendait. Ses doutes sur la fiabilité de Cadmos se confirmaient, à cause d’un simple détail glissé par inadvertance. Soline était désormais sûre que Mallory cachait quelque chose, mais elle devait récolter des preuves concrètes avant d’engager des actions plus drastiques. Les accusations trop hâtives pouvaient mener à des catastrophes. Même si sa colère et son inquiétude grandissaient, elle les dissimula derrière une posture sereine et attentive.
— Mettre les Prométhéens hors d’état de nuire est une priorité, mais nous ne pouvons pas le faire s’ils possèdent les armes d’Artémis et Apollon…
Mallory ne réalisa pas l’erreur qu’il venait de commettre en mentionnant les arcs divins. Il reprit ses recommandations, sans s’apercevoir que Soline ne l’écoutait plus parler, tant elle cogitait. Un torrent d’interrogations faisait rage en elle. Qui était-il réellement ? Quelles étaient ses véritables intentions ? Qu’avait-il fait en Islande ? Les autres membres de Cadmos étaient-ils également des imposteurs ? Leur unité était-elle le bras armé des Prométhéens ou un pion dans un échiquier beaucoup plus vaste ? Quel rôle l’Atalante jouait-elle dans leurs manigances ?
Soline se rendit compte qu’elle devait trouver une solution pour démasquer Mallory, avant que la situation ne lui échappe, avant que le piège ne se referme sur ses équipiers. Une boule d’anxiété se forma au fond de son estomac et remonta le long de son œsophage. Soline luttait pour maintenir une façade impassible alors que ses pensées s’emballaient. Elle décida d’exploiter subtilement l’erreur de Mallory.
— Comment êtes-vous au courant de leur disparition ?
Pris au dépourvu, Mallory cligna des yeux. Un bref éclat de surprise traversa son visage, mais il se rattrapa rapidement.
— Eh bien, les rumeurs circulent vite, même jusqu’ici. Nous avons obtenu des rapports de nos informateurs… Et puis, les Prométhéens ne sont pas très discrets lorsqu’ils se vantent de leurs succès. Nous n’avons eu qu’à faire le lien.
Soline hocha la tête, feignant d’accepter cette explication. Elle sentait pourtant que quelque chose clochait. Elle décida de pousser plus loin.
— Vos informateurs doivent être extrêmement bien placés pour avoir recueilli des informations aussi spécifiques.
Mallory esquissa un sourire énigmatique, presque menaçant.
— Disons que Cadmos a ses ressources. Mais là n’est pas la question. Nous devons agir rapidement et efficacement. Notre priorité est de reprendre ces armes avant qu’elles ne soient utilisées contre nous.
— Je comprends. Cependant, il est crucial de ne pas sous-estimer les Prométhéens. Leur base est fortifiée, et même avec une attaque-surprise, nous pourrions tomber dans un piège.
— C’est pourquoi nous devons élaborer un plan méticuleux, ensemble. Nous devrons être extrêmement coordonnés, rapides et discrets.
Le lieutenant avait réponse à tout. Soline sentait son sang bouillir sous sa peau et des gouttes de sueur perler son front, si bien qu’elle crut ne plus pouvoir jouer la comédie. Mais elle ne bégaya pas, lorsqu’elle fit mine d’abaisser ses barrières.
— Très bien. Attendre que le jour se lève avant d’agir n’est peut-être pas la meilleure option, je l’avoue. Si je refuse qu’on entre tout de suite, nous n’aurons peut-être pas d’autre bon moment pour ça… Et je n’ai pas envie que ma décision scinde notre alliance ou mon équipe. Alors, je peux sans doute faire une concession.
Son ultime réplique, apaisante en apparence, était en réalité un leurre calculé. Elle espérait gagner du temps et des informations, sans pour autant éveiller les soupçons de Mallory. Une supercherie qui, contre toute attente, fonctionna bel et bien.
— Merci, Caporale-chef. Je suis certain de notre succès.
Il la gratifia ensuite d’un sourire satisfait et soulagé. Il ne captait que le désir de coopération, la prudence et le sens du devoir dans ses paroles. Soline inclina légèrement la tête et se détourna, sans attendre. Elle marcha d’un pas assuré vers le campement, ne pouvant plus tenir une minute de plus face au lieutenant. Elle sentit son regard peser sur elle, dans son dos, pendant une poignée de secondes. Puis, Mallory la rattrapa et ils finirent le chemin en silence, côte à côte, même si chacun d’eux cachait en réalité ses propres desseins.