Chapitre 11 - Cerf-de-Pic

— Princesse, voici Cerf-de-Pic, annonça Hawke en ouvrant théâtralement les bras vers le paysage qui se dévoilait devant nous.

Je me rapprochai du ravin qui bordait notre route, une expression déterminée sur le visage. Enfin, la voilà. Cette ville qu’il me tardait d’atteindre. Celle que l’on surnommait « l’Insoumise » à juste titre. Nombreux furent les hommes ayant péri lorsque mon père donna l’ordre de l’attaquer. Lors du siège, il avait dû se confronter à beaucoup de résistance. Les habitants d’Opalpe, bien que profondément pacifistes, restaient néanmoins d’excellents combattants et de fins stratèges.

Mais le point majeur ayant donné du fil à retordre à Tragen pour remporter sa victoire fut, en plus du climat hostile, le terrain accidenté. Sorte de bras rocheux surgissant du flanc de montagne qui portait dans le creux de sa main cette cité au-dessus du vide. Cela n’offrait qu’un seul accès pour l’atteindre et trop peu d’opportunités pour espérer un quelconque effet de surprise. Toutes attaques venant des airs avaient été elles aussi contrées par une défense sans faille des archers et mages opalpiens.

En cela, Cerf-de- Pic avait gagné le respect de mon père qui n’avait, selon ces dires, jamais connu de défi aussi stimulant. Une bataille qui avait tout de même couté la vie à plus d’une centaine de soldats de chaque côté, dont celles de nombreux membres appartenant aux familles dirigeantes de la ville. Leur décès entraîna la capitulation de l’armée sous l’influence des dignitaires survivants et endeuillées afin d’assurer la sécurité du peuple.

 

Cette reddition apporta un trophée de plus au Roi Usurpateur, nourrissant un égo plus que jamais démesuré. Elle fut également l’avènement de nombreux changements au sein de leurs mœurs et philosophie de vie. Tout d’abord avec la remise en question de son indépendance, où l’ingérence de « l’envahisseur argenterrien » n’était pas vu d’un bon œil. Mais le bouleversement fut complet lorsque de nouvelles lois furent instaurées, et avec elle, celle du Cloisonnement.

Depuis sa construction, Cerf-de-Pic avait toujours été gouvernée par deux maisons, les Örn, des aigles fiers et conservateurs, et les Shika, cerfs justes aux tendances progressistes. Une légende racontait que ces deux clans représentaient chacune des facettes de la divinité majeure de la région d’Opalpe, Soven. Dieu de la sagesse et de l’héroïsme. Dans la bibliothèque du Palais, j’avais vu une de ses reproductions, les trais sévères, un parchemin dans une main, l’autre posée sur le pommeau de son épée.

Alors quand fut proclamé le Cloisonnement, les Shika, dès lors catégorisés en tant que proies, perdirent aussitôt leur légitimité à la régence de la cité. Il eut des mouvements de révolte visant à rétablir leurs droits desquels découla la création de l’Ordre Blanc. Au début, les Örn s’étaient joins à la rébellion, devenant d’importants acteurs contre Tragen et ses principes. Mais, quand la violence des affrontements atteint son paroxysme, ceux-ci se retirèrent du conflit, reniant tout lien avec les dissidents.

Je ne pouvais pas dire s’ils se satisfaisaient de la situation, jouissant ainsi du monopole de l’autorité sur Cerf-de-Pic. Je préférais penser qu’ils s’étaient pliés aux lois, calmant la fureur et la cruauté de Tragen, pour sauver ses gens de potentielles représailles de sa part. Car, à cette époque, mon père prévoyait de régler cette insurrection par des moyens bien plus radicaux. Il voulait faire de cette ville récalcitrante un exemple pour toutes les autres contrées dorénavant sous son contrôle.

Heureusement, le projet de la rayer de la carte avait été abandonné juste à temps grâce à une entente conclue entre les Örn et Tragen. En échange de l’indéfectible fidélité au roi, ce dernier accordait son pardon ce qui, en d’autres termes, signifiait qu’un massacre allait être évité. Elle assurait également une gestion des affaires politiques et judiciaires de Cerf-de-Pic plus souple, les laissant aux Örn. Un arrangement que mon père regrettait encore aujourd’hui car il ne faisait qu’étouffer un problème latent.

Moi, mon seul regret était de ne pas avoir découvert cette magnifique citadelle à la nuit tombée, là où toutes les maisonnées allumaient leur lanterne. Une rivière de lumière se créait alors aux premières heures du crépuscule, serpentant dans l’horizon nocturne. L’on m’avait souvent relaté la beauté de ces murs derrière lesquels j’apercevais le toit des bâtisses en bois typiques de la région. Mais, rien de ce que l’on avait pu me décrire n’aurait su rendre honneur au paysage devant moi.

De là où nous nous situions, nous étions capables d’entendre le vrombissement des chutes d’eau qui tombaient de chaque côté de la fortification. Elles disparaissaient dans les abysses brumeux de la cuvette formée par les chaines montagneuses qui nous encerclaient. J’avais également repéré la tour aux allures de pagode à sept étages qui s’élevait, un peu à l’écart du reste des habitations, au-dessus de la muraille.

L’Académie de Cerf-de-Pic. On la comparait souvent à la Tour de Scio d’Anthémis, toutes deux sièges de savoir. Après l’interdiction de la pratique de la magie, elle fut transformée en lieu d’études des sciences non liées à cet art prohibé. On y apprenait à lire, écrire et plus généralement à penser pour se hisser dans la société. Les érudits guidaient leurs disciples vers des voix qui faisaient écho à leurs aptitudes, telles que la médecine, la philosophie, le commerce ou encore la diplomatie.

Je sortis de ma contemplation pour reprendre la route, toujours accompagnée par Hawke qui commençait à s’impatienter. Nous marchions à bon pas sur plusieurs mètres jusqu’à atteindre un portique colossal formé de trois blocs de pierre. Son linteau supérieur était gravé de runes que les siècles et la neige avaient partiellement effacées. D’abord intriguée, je remarquais plus loin que d’autres mégalithes similaires structuraient le parcours, comme pour nous guider.

Après avoir franchi plus d’une vingtaine de trilithes, nous rencontrâmes quelques marchands aux caravanes croulant sous le poids des biens qu’elles transportaient. Et, plus loin devant, les portes de la cité. Elles étaient cernées par des gardes dont l’armure arborant un ours comme blason était facilement reconnaissable. Ils vérifiaient chacun des voyageurs souhaitant passer au-delà des murs fortifiés. Aussitôt, je partageai un regard tendu avec Moineau qui cherchait déjà une solution.

Soudain, il me saisit par le bras et nous dirigea vers une cariole à l’arrêt en prenant soin de ne pas nous faire repérer par sa propriétaire. Il dénoua les liens de la bâche qui la recouvrait et me fit monter à l’intérieur.

— Une fois dans la ville, tu n’auras qu’à descendre au moment voulu.

— Mais, et toi ?

— Je ne crains rien, c’est toi qu’ils cherchent, pas moi. Donc … il semblerait que nos chemins se séparent ici, Princesse.

— Merci, Hawke, vraiment, sans toi je …

— Ne me remercie pas, c’est ce qui était convenu entre nous.

— Oui, je suppose …

Je sortis alors ma bourse pour y piocher l’anneau que je lui avais promis en guise paiement. Une fois remis en sa possession, il le leva à la lumière du jour et l’inspecta sous toutes ses coutures puis, l’air satisfait, le rangea dans sa poche.

— Bien que ce fut un plaisir de faire affaire avec vous, votre majesté, j’espère sincèrement ne jamais vous revoir.

À ces mots, le véhicule se remit à rouler, ne me laissant pas le temps pour répondre quoi que ce soit. Je me roulai en boule et rabattis la couverture afin de me cacher parmi le reste de la cargaison. Mon cœur battait la chamade à mesure que les mètres nous rapprochaient des soldats. Et, lorsqu’enfin la charrette les atteint, je bloquai inconsciemment ma respiration par crainte qu’ils ne puissent l’entendre. Une discussion s’engagea, les interlocuteurs échangeant entre eux quelques banalités d’usage.

Au travers du tissu, je surpris alors la silhouette d’un homme qui faisait le tour de la cariole. Il commençait à dénouer les attaches afin d’examiner le contenu qu’elle dissimulait. D’abord la partie gauche, d’avant en arrière, puis vint le côté droit. Je fermai alors les yeux en plaquant mes mains contre ma bouche pour éviter que le moindre bruit ne s’en échappe. Je perçus le bruissement de ses doigts qui empoignaient la toile, prêt à la retirer et à me découvrir.

Je rouvris les paupières lorsque quelqu’un interpela le garde afin de lui demander certains renseignements, détournant son attention. Je ne pus m’empêcher de sourire en reconnaissant la voix de mon sauveur. Ce fut à cet instant que la charrette recommença à avancer pour mon plus grand soulagement. Je m’autorisais alors un coup d’œil dans un des interstices et vis Hawke me mimer une révérence avant de disparaitre dans la foule.

Enfin je rentrais dans Cerf-de-Pic. Bon, ce n’était pas vraiment dans les conditions que j’avais imaginé mais le principal était que j’avais réussi à y parvenir. J’aurai aimé remercier et dire au revoir à mon compagnon de route mais le destin en avait décidé autrement. Je n’en ressentais pas moins un pincement au cœur qui s’atténuerait certainement avec le temps. Pour l’heure, je préférais me concentrer sur mes objectifs. Le premier étant de sortir de ce chariot qui venait justement de s’arrêter.

Je descendis et me glissai dans la populace, capuche rabattue sur la tête. Autour de moi tout n’était qu’agitation et bavardages où les langues accentuaient les « r » et prolongeaient les voyelles, donnant un ton plus autoritaire aux phrases. Je marchai à vive allure sans vraiment savoir où je me dirigeais. J’évitais les ruelles peu fréquentées dans lesquelles auraient pu m’attendre de mauvaises rencontres. Mais bientôt, je ralentis, découvrant peu à peu les alentours avec un regard et une âme d’enfant.

Loin des constructions argenterriennes en pierres taillées blanches, ici elles se composaient principalement de bois, allant des façades extérieures aux tuiles de ces toitures légèrement courbées. Certaines maisons, assurément les plus riches, étaient surmontées de sculptures d’animaux aux formes étonnantes. D’autres se voyaient décorées d’entrelacs complexes gravés à même les piliers soutenant la charpente des porches à l’entrée de chaque bâtisse.

C’était si différent de ce dont j’avais l’habitude de voir à Argenterre où la blancheur et les couleurs prédominaient. Un dépaysement total qui ne touchait pas uniquement l’architecture mais également la société. Les opalpiens étaient un peuple habitué à la rudesse de la montagne, se contentant du peu qu’elle avait à leurs offrir. Ce qui ne les avaient pas empêchés de vivre en parfaite autonomie pendant des siècles. Un état d’esprit transpirant au travers de leur art et attitude que beaucoup auraient jugés austères.

Car si à Anthémis la clémence du climat permettait à ses habitants de se vêtir de toges fines en toutes saisons, ici la météo apportait un tout autre style vestimentaire. Les femmes se revêtaient d’épaisses robes aux aspects de longs manteaux noués à la taille par une large bande de tissu brodé de motifs discrets. Seule fantaisie observée sur ses habits aux teintes sobres restait la fourrure surpiquée en bordure du col et aux extrémités de leurs manches très amples.

Les hommes quant à eux, s’affichaient avec de lourdes tuniques épousant parfaitement leur stature robuste. Le plus souvent, elles étaient accessoirisées d’un plastron de cuir au niveau des épaules sur lequel s’accrochait une imposante cape en peau à l’aide de fibules d’argent. En bons guerriers prêts à l’action, leurs mains étaient protégées par des gantelets qui leur permettaient de ne souffrir du froid lorsqu’ils devaient dégainer leur épée située à la ceinture.

La coiffure, elle, semblait suivre une codification bien particulière. De ce que j’avais pu observer, cela concernait davantage la gente féminine, permettant de distinguer les épouses des jeunes filles et célibataires. Ces premières se coiffaient d’un chignon parsemé de petites perles en métal. Plus elles en avaient, plus leur fortune était grande. Les autres avaient les cheveux libres ornés de fines tresses dégageant leur visage et dont le nombre correspondait en général à leur âge.

Je continuai à suivre le mouvement de la foule, gravissant les marches qui parcouraient l’ensemble de cette cité construite toute en montée. Je parvins enfin à une immense place circulaire au milieu de laquelle brûlait un imposant brasero. Je connaissais l’histoire tragique de cet endroit érigé en hommage aux victimes tombées lors de la prise de Cerf-de-Pic. Même si je n’étais pas originaire de ces contrées, cela ne m’empêchait pas de ressentir le respect solennel qui s’en émanait.

Des yeux, je parcourais les environs, espérant trouver ce que je cherchais. Une enseigne fixée à la façade d’un bâtiment attira tout de suite mon attention. Le Vieux Daim. Parfait. Il s’agissait, certes, d’une auberge mais surtout du lieu où je rencontrerais mon contact au sein de l’Ordre Blanc. J’inspirai profondément puis me faufilai au travers des gens qui vaquaient à leurs occupations. Je montai les quelques marches menant à l’entrée de l’établissement puis poussai la porte.

Je fus accueillie par une chaleur des plus agréables, mêlant odeurs d’encens et de feu de bois. J’inspectai vaguement le petit vestibule ouvert dans lequel je me situais et où avaient été laissées des paires de chaussure à même le gravier du sol. Un écriteau placé sur une étagère expliquait justement ce geste aux visiteurs, leur indiquant de se déchausser. Je trouvais la manœuvre étrange mais m’y pliai tout de même, quittant mes bottes pleines de boue et me débarrassant de ma capuche.

Une fois mes pieds nus, je rejoignis le parquet ciré de la pièce principale où crépitaient les flammes d’un important foyer en son centre. Il me rappelait celui présent dans la cabane où Hawke et moi avions trouvé refuge la veille. Ici, la marmite avait été remplacée par une impressionnante broche où l’on imaginait aisément un cochon rôtir au-dessus des braises. Quant au reste de la décoration, celle-ci était plutôt sommaire.

Quelques objets au mur, tels que des boucliers ou des tentures peintes ainsi que deux ou trois bibelots disposés sur des meubles. Les yeux rivés vers la charpente apparente, j’admirai au passage les rambardes du deuxième étage qui surplombait la salle. Mon regard revint ensuite vers le rez-de-chaussée et remarqua, dissimulée au fond par des panneaux de bois ajourés, une cour intérieure. Elle renfermait un jardin à la végétation comme figée dans un écrin de givre qui étincelait sous les rayons du soleil.

Soudain, des pas se firent entendre, contrariant mon envie de m’aventurer plus loin dans ma visite. Le grincement d’une charnière rouillée précéda les grommellements de l’homme qui sortit d’un couloir plongé dans la pénombre. Trapu et de taille moyenne, l’individu à la quarantaine passée affichait un faciès aux sourcils broussailleux qui appuyaient son air renfrogné. Ce dernier ne s’illumina pas davantage lorsqu’il se rendit enfin compte de ma présence.

Il continua son chemin jusqu’au comptoir qui faisait l’angle du salon, m’ordonnant dans un grognement, à peine étouffé par sa barbe fournie, de le suivre.

— C’est pourquoi ? demanda-t-il en faisant chanter son accent rugueux.

— Une chambre.

— Combien de temps ?

— Je ne sais pas pour l’instant.

— C’est trois pièces d’or la nuit. Si vous n’avez pas de quoi payer, allez voir ailleurs.

Au moment où je m’apprêtais à lui répondre, je fus devancée par une femme à la chevelure cuivrée qui se précipita à mes côtés.

— Galt ! Combien de fois t’ai-je déjà demandé de te montrer plus avenant envers la clientèle ? On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! le réprimanda-t-elle avec une expression désapprobatrice sur sa figure pistachée de taches de rousseur. Veuillez pardonner mon mari, il n’est pas méchant, même s’il m’arrive certains jours de me demander ce qui m’a poussé à l’épouser.

— Je ne lui en tiendrais pas rigueur.

— Merci beaucoup jeune demoiselle. Mais dîtes-moi, ces habits, ces yeux verts et cet accent … Vous n’êtes pas d’ici, je me trompe ?

— Non, en effet, même si mon pays est partout et nulle part à la fois, je m’aventure ici et là au gré des saisons sachant que mon âme n’aura de répit qu’une fois avoir trouvé un destin contrarié.

Ces mots, je les avais répété, encore et encore, comme une prière que l’on récite le soir avant de s’endormir. Ils m’avaient été soufflés par la personne qui m’avait conduite à cette auberge. Une phrase codée qui visiblement eut l’effet d’un électrochoc chez la tenancière. Ses traits jusqu’à présent avenants se voilèrent l’espace d’un instant avant qu’un sourire forcé ne s’empare de ses lèvres.

— Oh, je vois, dans ce cas, permettez-moi de m’occuper personnellement de vous. Veuillez me suivre.

Elle tourna les talons et nous mena vers l’escalier nous permettant d’accéder à l’étage. Là, elle choisit l’une des chambres dans laquelle elle m’invita à entrer d’un signe de la main. Je passai alors devant elle et, sous son impassibilité feinte, je lus dans le gris de ses yeux en amande un mélange de méfiance et de curiosité. Sans cesser de m’ausculter de la tête aux pieds, elle me laissa découvrir dans un silence tendu la pièce qui offrait un confort douillet bien que rudimentaire.

Un matelas accompagné d’une couverture molletonnée était étendu à même les nattes de pailles tressées recouvrant le plancher. Une chandelle reposait sur un coffre dans un coin à gauche. À droite, un miroir ainsi qu’un bouquet de fleurs roses décoraient une petite alcôve surélevée. Face à la porte, une fenêtre donnant directement sur les flancs enneigés de la montagne apportait ce qu’il fallait de luminosité à l’ensemble.

Derrière moi, le déclic de la serrure me fit tressaillir et, avant que je ne puisse réagir, le fil glacial et tranchant d’une lame se plaqua contre ma gorge.

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annececile
Posté le 08/06/2020
Voila tout un monde nouveau que tu nous fais explorer a la perfection. Qu'espere la narratrice dans ce lieu? Quel est son plan? On espere bien que Moineau va reapparaitre... Bon courage pour la suite!
Mymy M.
Posté le 03/06/2020
Très sympathiques les descriptions de Cerf-de-Pic . J'espère qu'ils vont bientôt se retrouver avec Moineau :-p et sinon tu termines sur du suspense c'est super . J'ai hâte de lire la suite !
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