Elista et son père étaient rentrés à Glyphe. Elle retrouva avec joie sa cité sur l’eau et son élément imprévisible.
Avant de faire l’expérience des bonds temporels d’Aimsir, l’indiscipline de cet élément insaisissable lui paraissait parfaitement exaspérant. Elle ne percevait plus les choses ainsi dorénavant. La malléabilité du temps donnait l’impression de ne plus maîtriser sa propre existence, ce qui était, objectivement, bien plus pénible que des vagues farceuses.
Son père n’avait pas été bavard. Il ne l’était jamais vraiment, soit dit en passant. Mais Elista savait qu’il y avait une autre raison.
Elle ouvrit le robinet de la baignoire. Glyphe était la seule ville à posséder l’eau courante grâce au pouvoir sacré. Elle attisa le feu pour chauffer son bain, et en attendant, elle retourna voir son père qui préparait le dîner.
- C’est bientôt prêt ?
- Tu as le temps de prendre ton bain.
Elista resta immobile entre les pièces. Elle tordit ses lèvres avec nervosité.
- Papa, je te trouve bien silencieux depuis Aimsir.
- La conversation n’est pas mon fort, lui répondit-il avec un léger sourire.
- Certes, mais ce que je veux dire c’est que je te trouve étrange depuis le soir du meurtre.
- Cette histoire m’a un peu retourné.
- Tu n’es pas si sensible.
Il ne répondit rien, les yeux fixés sur sa marmite. Elle trouva cela insupportable. L’eau sur le feu se mit à bouillir de rage. Il fit un pas en arrière pour éviter la brûlure, avant de se retourner vers elle.
- Pas la peine de t’énerver ainsi !
- Tu évites la discussion ! Et tu te moques de moi avec ça !
Il soupira.
- Tu veux bien te calmer un peu ? Ça va être trop cuit.
- Tu vois, tu continues !
- Allons, allons, que veux-tu savoir ? demanda-t-il en retournant à sa cuisine.
Que voulait-elle ? Elle ne le savait pas précisément. Elle pensait qu’il lui expliquerait la raison de son mutisme. D’ordinaire, il ne lui cachait rien, ils pouvaient se parler de tout. Elle n’avait jamais eu à lui tirer les vers du nez ainsi.
- Tu connais Eamon Claiomh ?
- Tout le monde le connaît.
- Tu recommences ! s’emporta-t-elle.
- D’accord, d’accord… Non, je ne le connais pas personnellement, si c’est le sens de ta question.
- Pourtant, il avait l’air de t’avoir déjà vu.
- Cet homme a voyagé partout dans Hymir, nous avons pu nous croiser quand ta mère était Mystique.
- Et tu ne te souviendrais pas d’avoir rencontré le capitaine de la garde royale ?
- Il ne l’a pas toujours été, répondit-il sèchement. Qu’il soit capitaine ne fait pas de lui quelqu’un de plus mémorable qu’un autre.
Il avait répondu à une de ses interrogations mais elle n’était pas satisfaite pour autant. Elle allait reprendre la parole quand il détourna enfin les yeux de sa marmite pour la fixer avec gravité :
- Si tu as fini avec tes questions, j’ai à te parler de quelque chose moi aussi.
Elista fut prise d’une angoisse soudaine, l’eau du bouillon se mit à tourbillonner frénétiquement, mais son père n’y prêta même pas attention.
- Je vais devoir partir en voyage. Longtemps.
- C’est-à-dire ?
- Je ne sais pas. Des mois, probablement.
Son père s’absentait très souvent, mais il revenait toujours au bout d’une semaine ou dix jours. Il escortait des marchands sur les routes pour assurer leur sécurité et les défendre contre les bandits qui sévissaient sur tout le territoire. Elista était habituée à ses allers et venues, mais elle s’inquiétait de cette absence prolongée.
- C’est pour ton travail ?
- Oui. C’est long et risqué, mais je vais gagner beaucoup d’argent.
- Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?
- J’ai déjà donné mon accord. Je pars demain.
Une énorme vague se brisa sur la maison, ébranlant tout à l’intérieur.
- Tu t’en vas pendant des mois, sans me demander mon avis, et tu me préviens la veille ? s’indigna-t-elle.
- Je suis un adulte, je sais ce que j’ai à faire. Et toi aussi. Tu es suffisamment grande pour te débrouiller seule. Tu es une Mystique, tu es capable de manier une arme que même moi je ne peux pas soulever, ça ira.
Il se voulait rassurant, mais son ton était sans appel. Il n’y avait pas de négociation possible. L’eau de son bain lui siffla qu’elle était à présent à bonne température. Elista fit volte-face sans un mot et ferma la porte sèchement. Elle se déshabilla pour plonger dans l’eau brûlante, mais elle ne ressentit rien. Tout était confus. Son père avait un secret.
Elle immergea sa tête, pour vider son esprit. Sous ses paupières apparurent les images de Glyphe. Puis de la plage, de la plaine, de la route. Ensuite, elle vit Aimsir, de l’obscurité, puis la lumière à nouveau, le ciel. Elle traversa un village qu’elle ne connaissait pas. Enfin, elle s’arrêta, au pied des montagnes enneigées, un volcan majestueux qui leur faisant face. Elle rouvrit les yeux brusquement et sortit la tête de l’eau dans une grande inspiration.
Elle suffoqua un instant. Il lui fallut du temps pour reprendre son souffle et ses esprits. Elle regarda autour d’elle, elle n’avait pas bougé. Les petites gouttes sur le rebord de la baignoire sautillaient d’agitation. Elle les regarda, décontenancée.
- Que s’est-il passé ?
Les gouttelettes s’arrêtèrent net, puis elles retournèrent dans la baignoire. Elista observa son bain. Elle avait déjà entendu des rumeurs sur la mémoire de l’eau, sur le pouvoir de l’arme sacrée qui permettait de l’explorer, mais aucun Mystique depuis des siècles n’était parvenu à apprivoiser cette partie de leur magie. Ces vieilles histoires avaient été reléguées au rang de légendes pour enfants.
Erreur.
Quand elle réalisa ce qu’elle venait d’accomplir, elle fut partagée entre une excitation incontrôlable et une inquiétude oppressante. Serait-elle capable de recommencer ? Elle ne comprenait même pas comment c’était arrivé. Elle n’avait eu aucun contrôle, elle avait voyagé jusqu’au bout du royaume, en des lieux où elle n’avait jamais mis les pieds, que se passerait-il si elle se rendait dans un endroit dangereux ? Craignait-elle quelque chose ?
Elle sauta de son bain à toute vitesse, se rhabilla, saisit son arme sacrée et sortit. Son père la regarda débouler tel un raz-de-marée dans la cuisine.
- Je sors.
- À cette heure-ci ? Pour aller où ?
- Cela ne te regarde pas, je sais ce que j’ai à faire, répondit-elle avec amertume.
Elle claqua la porte de sa maison et se dirigea vers le temple. Elle marchait d’un pas plus que pressé, elle craignait de perdre ses questions en route avant d’avoir pu les poser au sage. Dans sa précipitation, elle ne remarqua pas l’homme qui surgit de la rue adjacente. Elle lui fonça dedans avec force. Le choc fut tel qu’elle tituba, prête à tomber, lorsqu’une main puissante la rattrapa de justesse. Désorientée, il lui fallut quelques secondes pour réaliser ce qu’il venait de se passer. Quand elle reprit ses esprits, il la tenait toujours. Elle essaya de dégager son bras, mais il ne la lâchait pas.
- Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous faire mal.
- Je n’ai pas mal.
- Pourriez-vous me lâcher, je vous prie ?
- Comment vous appelez-vous ?
- En quoi cela vous regarde ? rétorqua-t-elle.
- Simple politesse. Vous m’avez fait un mal de chien, c’est la moindre des choses.
- Vous venez de me dire que vous n’aviez pas mal, s’agaça Elista.
- Je fais semblant, pour ne pas perdre la face, vous voyez ?
Elle ne voyait pas franchement, mais apparemment, c’était pour lui une très bonne raison.
- Je me suis excusée, vous n’êtes pas blessé, vous n’avez pas besoin d’en savoir plus, asséna-t-elle.
- Ce n’est pas un besoin, juste une envie.
Elista resta bêtement immobile, prise au dépourvu. Il était vraiment étrange. Elle fixa ses grands yeux bleu marine pour essayer de décoder cet esprit farceur qui souriait avec malice. Il avait une drôle d’allure, avec sa tignasse en bataille, son anneau dans le nez, ses tatouages nombreux sur ce corps si grand, habillé d’une façon anarchique. Plusieurs couches de vêtements de différentes longueurs se superposaient, dans des coloris variés. Une ceinture large et criarde avec une tête de mort tenait l’ensemble autour de sa taille fine et droite. Il ne semblait pas dangereux, mais il n’était pas commun, c’était le moins que l’on puisse dire.
- Je m’appelle Elista, se résigna-t-elle.
- Enchantée, je suis Till.
- Le plaisir est partagé, ironisa la jeune femme.
Il lui lâcha enfin le bras.
- Belle arme.
- Ce n’est pas sa seule qualité.
- Je suis au courant. Les armes sacrées des Mystiques sont redoutables.
- Vous n’êtes pas d’ici, comment savez-vous qui je suis ?
- Votre réputation vous précède. Une femme qui manie un espadon de cette taille, il n’en existe qu’une dans ce royaume. Et puis, depuis le début de cette discussion, les vagues sous nos pieds se sont déchaînées à tel point qu’elles m’ont trempé les chaussures.
- Elles sont parfois caractérielles.
Il se fendit d’un rire qui illumina son visage bardé de cicatrices.
- Bien, Till, j’ai été ravie de faire votre connaissance, mais je suis pressée. Je dois y aller.
- J’avais remarqué, plaisanta-t-il. Tout le plaisir a été pour moi. À la prochaine.
Il la salua et reprit sa route dans la direction opposée à celle d’Elista. Elle doutait de revoir un jour ce drôle d’énergumène, mais elle ne voulut pas paraître encore plus impolie. Elle continua vers le temple et entra sans s’annoncer. Elle trouva le sage occupé à nettoyer les bancs. Ce dernier leva ses yeux surpris vers elle.
- Que me vaut le plaisir de cette visite ?
- J’ai besoin de réponses. Il m’est arrivé quelque chose de particulier il y a quelques minutes. Je me trouvais dans mon bain, j’avais immergé ma tête, je réfléchissais… Et tout à coup, je me suis retrouvée à… Voyager ? Comme si mon esprit quittait mon corps. Je ne dormais pas, c’était bien réel. Je me suis retrouvée à l’autre bout de la plaine, au pied des montagnes. Cela m’a fait penser à ces vieilles légendes, vous savez ?
Il en laissa choir son seau.
- Oh bon sang ! Nom d’une écaille ! C’est exceptionnel ! Ahah !
Le sage s’approcha d’elle pour lui prendre les mains.
- Ma fille, c’est formidable ! Ces voyages sont de nos jours relayés au rang de contes pour enfants, mais j’ai toujours cru à une part de vérité dans ces histoires ! Les légendes ne naissent pas sans raison !
- Ça ne sera formidable que si je parviens à m’en servir consciemment, et c’est pour cette raison que j’ai besoin de votre aide ! s’impatienta Elista.
- Oui, oui, je comprends, mais malheureusement, je ne pense pas pouvoir t’être utile. Leur existence même était remise en question jusqu’à présent, alors le savoir-faire…
Le visage d’Elista s’assombrit. C’était un faux espoir.
- En revanche, reprit le sage, je connais l’existence d’une personne susceptible de t’aider.
- De qui s’agit-il ?
- De Dame Sélène. On raconte qu’elle est l’encyclopédie vivante de la magie sacrée.
- C’est parfait ! Où puis-je la trouver ?
- À Réalta. Mais tu ne peux pas t’y rendre comme ça. Je dois d’abord en faire la demande. Une poignée de gens seulement sont autorisés à se rendre dans ce village, et encore moins à obtenir le privilège de rencontrer Dame Sélène.
- Vous pensez qu’elle va accepter de me recevoir ?
- Elle ne refuserait jamais une audience à un Mystique, c’est une simple formalité.
Le sage étira un sourire entre chacune de ses oreilles. Elista ne l’avait jamais vu si guilleret et si enthousiaste. Elle se détendit un peu, soulagée d’entrevoir une solution, ainsi que, peut-être, un accès à une technique magique rare. Pendant que son père serait absent, elle ne resterait pas à l’attendre dans l’angoisse.
Elle savait, plus que jamais, ce qu’elle avait à faire.
Ton style est très fluide, on est happé par l'histoire.
Petit regret, que la vision donnée par l'eau ne soit pas plus longue et plus immersive.
J'aime beaucoup ce personnage de Till qui apparaît en toute décontraction dans les chapitres des autres personnages.
Je prends note pour la description de la vision ;)