Une certaine lassitude me gagne alors que mes yeux se posent une nouvelle fois sur la personne en face de moi. Elena me décoche un regard fatigué quand ses prunelles marron rencontrent les miens. Tout comme moi, elle a envie d’être autre part. Malheureusement pour nous deux, nous n’avons pas le choix. Je suis encore sensiblement énervé par ce qui s’est passé tout à l’heure. J’étais revenu à la salle d’entrainement pour récupérer ma montre que j’avais oubliée ce matin après ma séance de tir. Elena et Isis étaient déjà en train de s’entrainer quand je suis arrivé. Ne souhaitant pas spécialement me faire remarquer par ma collègue, je me suis fait le plus discret que possible. Le temps que je retrouve ma montre, les filles s’étaient installées pour discuter. J’avoue, à ma grande honte, m’être assis pour les écouter. Glaner des informations n’est jamais inutile. Lorsqu’Isis a raconté sa mésaventure, je n’ai pu que m’accorder sur l’avis de ma collègue. Jobert n’est pas très apprécié ici. N’apprenant finalement rien de bien intéressant, j’avais l’intention de partir quand Isis nous mentionna mon frère et moi. Inutile de revenir sur la suite des évènements. Il a suffi qu’Elena m’insulte pour que mon esprit réagisse au quart de tour. Je n’ai pas trop aimé me faire traiter de la sorte. Colérique, peut-être. Désagréable, avec elle souvent, mais certainement pas stupide et orgueilleux ! Je reviens à mon élève, au moment où elle sort son arme de son étui. Je passe une main dans mes cheveux et soupire. Décidément, j’ignore comment m’y prendre. Toutefois, je suis résolu de considérer Elena comme n’importe quel soldat. Je comprends rapidement mon erreur. Le seul problème est qu’elle n’est pas n’importe quelle soldate. Ignorant par où commencer, je lui désigne la cible à abattre et lui ordonne de faire feu. Je veux d’abord voir de quoi elle est capable. Hésitante, la jeune femme se positionne face à la cible. Elle pointe son arme et attend plusieurs secondes avant de tirer. Lorsque le coup part, le canon fait un mouvement en arrière et ma collègue émet un cri suraigu qui me fait grimacer. La balle, comme je le craignais, passe à côté de son objectif. Ce n’est que face à cet échec que l’ampleur de la tâche à accomplir m’apparait. C’est vraiment catastrophique. Quatre mois, ce n’est pas assez. Je suis foutu. Je repousse un soupir à fendre l’âme. Elena ne dit rien, mais je pense qu’elle se rend compte de la situation. Je reprends mes esprits.
- Tu ne m’avais pas menti en me disant que tu étais un cas désespéré, regretté-je
- J’aurais bien voulu, mais comme tu as pu le constater…
Par égard pour moi, elle ne continue pas.
- Tu es sûre que tu sais viser d’abord ? m’inquiété-je.
Elle me fixe, outrée.
- Bien sûr, tu me prends pour qui ?
Tout en me parlant, elle sort un poignard de sa veste qu’elle lance sur la cible sans s’embarrasser d’analyser la situation. Le coup fait mouche avec une précision stupéfiante. Elle tourne la tête vers moi et me regarde avec une expression qui suppose que c’est tout à fait normal de savoir faire ça. Sans attendre aucune réponse de ma part, elle part retirer son arme. Je passe ma main sur mon visage et soupire pour la énième fois depuis le début de l’entrainement.
- Oublie ce que j’ai sous-entendu. Remets-toi en position. On recommence ! m’exclamé-je.
Elena se replace, heureusement, sans discuter. Je lui fais plusieurs rectifications qu’elle essaye de corriger le mieux qu’elle peut. Je lui ordonne de refaire feu. La balle ne dévie plus autant que précédemment, mais ce n’est toujours pas ça. Je sors ma propre arme.
- Regarde comment il faut faire, dis-je en visant la cible.
Je réussis du premier coup et souris satisfait de moi-même. Je range mon semi-automatique et lui demande de recommencer. En tirant, elle repousse un cri.
- Arrête de piailler ! Ce n’est pas ça qui va améliorer tes compétences ! m’écrié-je bien que je tente de garder mon sang-froid.
- Tu en as de bonnes toi ! Tu crois que c’est simple ?
- Ne discute pas ! Ici, c’est moi qui décide.
- Je te signale que nous sommes du même grade.
- Je te suis supérieur dans ce domaine, la recadré-je. J’ai reçu carte blanche du maréchal. Alors tu m’obéis un point c’est tout.
Je vois que ma réplique a fait son effet. Elena pâlit légèrement. Elle se mord la lèvre inférieure, sans doute pour s’empêcher de réagir. Après avoir pesté contre moi, elle me tourne le dos pour se remettre face à la cible. Elle refait plusieurs essais tous plus épouvantables les uns que les autres. Sa position est mauvaise. Je me rapproche et me range derrière elle pour mieux la placer. Je lui attrape son bras droit et pose mon autre main sur sa taille. Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit qu’Elena sursaute. Elle appuie sur la détente puis lâche son arme. L’instant d’après, elle me met à terre. Mon dos heurte douloureusement le sol. Ma collègue est restée debout et regarde ses mains. Je remarque qu’elle est terrorisée. Elle serre ses bras contre elle pour calmer ses tremblements.
- Qu’est-ce qui te prend ? lui demandé-je en me relevant.
- Ne me touche pas ! me hurle-t-elle pour toute réponse.
- Je voulais juste te corriger. Pas besoin de réagir de cette façon.
Je m’avance vers elle, mais elle recule comme un animal blessé. Elle ramasse son arme et la pointe vers moi. C’est d’un ton glacial que je ne lui connais pas qu’elle m’ordonne :
- Recule. Ne t’approche pas. Ne me touche pas !
Je ne l’ai encore jamais vue comme ça. D’habitude lorsque nous discutons, elle me traite toujours avec mépris ou se tait. Cependant ici, elle me parle comme si j’étais un ennemi. Je recule comme elle me l’a demandé. Elle serre davantage son arme jusqu’à ce que la jointure de ses doigts blanchisse.
- Ça suffit ! Explique-moi ce qui se passe ? m’exclamé-je plus incertain que jamais.
- Il n’y a rien à expliquer ! crache-t-elle. Tu veux me donner des leçons ? Très bien, mais fais-le seulement avec ta voix, rien d’autre. C’est clair ?
J’entends que sa voix se brise. Avant que je n’aie pu répondre, elle tourne les talons et s’enfuit en courant.
Je suis assis par terre et attends mon élève pour le cours du matin. J’ignore si elle va venir après la scène de la veille. Elle finit par arriver vers 6 h 30.
- Enfin ! Ce n’est pas trop tôt. J’ai failli partir, déclaré-je, ironique.
Face à ma tentative d’humour, Elena reste de marbre.
- Désolée, articule-t-elle après de longues secondes.
- Je blaguais.
- Désolée pour hier, précise-t-elle.
- Tu parles de ta crise ? C’est déjà oublié.
- Je ne supporte pas le contact des hommes, continue-t-elle.
- C’est ton problème, pas le mien. Cependant, si tu as d’autres soucis de ce genre tiens-moi au jus, hein. Je n’apprécie que moyennement d’avoir une arme pointée sur moi.
Elle secoue la tête de droite à gauche pour seule réponse. Tant mieux, pensé-je. À vrai dire, je n’ai pas passé l’éponge sur ce qui est arrivé. Je me demande d’où peut bien venir son mépris pour le contact masculin. Elle a dû avoir une expérience désagréable avec quelqu’un. Même si je ne devrais pas, je culpabilise un peu. Je n’aurais pas dû me montrer aussi entreprenant hier. Toutefois, je ne pouvais pas savoir que cela se terminerait de cette manière. Il va falloir que je sois prudent, car je sentais bien qu’elle était à deux doigts de craquer.
Malgré mes craintes, le cours se déroule relativement bien. Elena est concentrée et écoute avec attention les remarques que je lui donne. À mon grand désarroi, la position reste mauvaise, elle est trop crispée au niveau des épaules.
- Décoince-toi un peu. Cela ira directement mieux, lui dis-je.
- Je n’ai pas encore trouvé la bonne sensation.
- Je pense surtout que tu es beaucoup trop raide. Si tu n’arrives pas à te détendre lors d’un simple entrainement, ce sera pire en mission. Si tu ne corriges pas ça, tu feras du surplace.
- Je vais tâcher d’y remédier, se contente-t-elle d’un ton neutre.
La séance touche rapidement à sa fin. Nous nous asseyons sur les gradins. Je donne encore à Elena deux trois trucs pour améliorer sa technique puis me tais pour avaler une gorgée d’eau. Alors que ma voisine fait craquer ses doigts et son dos, je lui demande :
- Pourquoi as-tu arrêté de tirer ?
Je crains à ce qu’elle ne m’envoie sur les roses, mais contre toute attente, elle me répond :
- J’avais beau m’entrainer, mes efforts n’aboutissaient jamais à grand-chose. Luna a essayé de m’aider, mais à la suite d’une maladresse de ma part, je lui ai…
Elena se tait un moment pour se mordre la lèvre inférieure. Elle finit par poursuivre :
- Je lui ai tiré dans la jambe. Heureusement, c’était une blessure superficielle, mais je ne me le suis jamais pardonnée. Alors quand mon père m’a annoncé que je devais reprendre mon entrainement, j’étais plutôt réticente. Dis-toi bien que je fais cela à contrecœur. Toutefois, les ordres sont les ordres. Je dois obéir tout comme toi.
- Tu sais à quoi cela va te servir ?
Ma collègue réfléchit un instant avant de déclarer :
- Honnêtement non, mais j’ai ma petite idée.
- Et c’est quoi ? demandé-je, intrigué.
- Ce sont mes affaires, pas les tiennes ! se braque-t-elle.
- Encore des secrets, soupiré-je.
Le regard d’Elena s’est assombri à ma dernière remarque. Sans un mot, elle se lève et empoigne son épée pour ensuite se diriger vers les mannequins pour son entrainement. Elle dégaine son arme et se met en action. Elle n’a plus rien à rajouter. Elle s’est de nouveau refermée comme une huitre. Je suis sûr qu’au fond d’elle, elle se dit qu’elle s’est déjà trop dévoilée. Je devrais m’en tenir là, mais je sais que j’en suis incapable. Durant les semaines à venir, je vais essayer d’en apprendre plus.