— Qu'est-ce que tu fabriques ?
— J’écris une lettre. Nul besoin de t'approcher de plus près.
Le soupir rageur de Nadir retentit dans la petite chambre, éclairée par l'abat-jour du bureau où était assise Lauryne. La tête de cette dernière s'enfonça dans ses épaules alors qu'elle écrivait la dernière ligne de son paragraphe.
À son retour, Lauryne avait retrouvé l'appartement silencieux et plongé dans l'obscurité. Elle avait compris, le cœur gros, qu'Iris était allée dormir sans l'attendre. Elle serait allée la réveiller si ce n'était pour la présence de l'énergumène au manteau noir qui la suivait à la trace. Elle s'était alors discrètement rendue dans sa chambre et après quelques secondes de panique, s'était résolue à écrire cette lettre à l'intention de sa mère. C'était tout ce qu'elle pouvait se permettre de faire à ce stade. Elle allait quitter Iris sans pouvoir lui faire un adieu convenable.
Alors qu'elle écrivait, Lauryne sentait le regard de Nadir lui vriller le dos. Le jeune homme se tenait dans l'angle de la pièce, près de son étagère où reposait sa collection de livres, son visage dissimulé par la pénombre lui conférant une allure de démon de minuit. Peu bavard, il l'avait nonchalamment suivi s'assurant d'imposer son aura menaçante avec lui. Ses expirations énervées étaient venues briser de temps à autre sa concentration dans le silence de la nuit.
Lauryne posa fébrilement son stylo sur le bord du bureau et contempla sa lettre avec des yeux humides.
“Quelle médiocre fille je fais.” Comme si une lettre pouvait résumer toute cette situation. Sa mère méritait mieux que ça.
— Es-tu une sorte de chercheuse ?
— Quoi ?
Elle fit volte-face et découvrit Nadir, une de ses mains gantées parcourant les bordures de livres de son étagère. Il se mit à lire à voix haute d’une voix moqueuse. “Mythologies et symbolisme, Petite encyclopédie des sciences, La politique pour les jeunes...”
Elle rencontra ses yeux de glace depuis l'autre bout de la pièce. Il y avait quelque chose de si peu aimable dans l'intensité de son regard qu'elle détourna automatiquement la tête.
— Je vais au lycée, comme tout le monde de mon âge. Répondit-elle avec méfiance et non sans cacher un certain sarcasme.
— Lycée… répéta-il lentement, donnant l’étrange impression de découvrir ce terme pour la première fois. “Et, pour cela, tu as besoin d'autant d'ouvrages ?”
Son soudain intérêt pour sa collection de livres la prenait clairement au dépourvu.
— Certains sont pour mon usage personnel.
— Quelle drôle de façon d’occuper son temps. Vu ton âge, n’es-tu pas supposée assister à des événements sociaux ?
Pour quelqu'un qui voulait sa mort quelques heures plus tôt, il se montrait un poil trop curieux.
— J’aime apprendre de nouvelles choses. dit-elle, piquée par l’insinuation.
“Qu’en savait-il de toute façon ?”
Cet interrogatoire prenait un tournant quelque peu surréaliste. Dans quelle sorte de pays trouvait-on absurde de posséder des livres pour sa culture personnelle ? Avec discrétion, Lauryne observa à nouveau l’accoutrement de Nadir. “Un pays froid”, conclut-elle. L’adolescente s’imagina aussitôt un voyage vers l’Europe ou l’Asie du Nord. Son passeport était à jour, mais il était hors de question qu’elle s’en serve. Samira et Eileen lui avaient promis de trouver un moyen de faire diversion avant même d’arriver à l’aéroport.
À présent qu'elle avait mis de l'ordre dans ses pensées à travers cette lettre, l'aspect pragmatique de sa situation extraordinaire commença à prendre place dans son esprit. Et d'une certaine manière, cela la calma. Enfin, un peu.
Elle allait pour la première fois de sa vie quitter sa mère pour une durée indéterminée. Certes, elle n'allait pas être seule. En y réfléchissant, depuis le début de ses mésaventures, son comportement n'avait pas été pas des plus exemplaires. Entre ses crises de panique et de colère, Lauryne devait se reprendre en main le plus rapidement possible. S'apitoyer sur son sort n'allait pas venir en aide aux deux autres, et à elle-même.
Lorsqu’elle appela son nom, Lauryne vit Nadir arquer un sourcil dubitatif. Le fait que le reste de son visage restait camouflé sous cette couche de tissu sombre n'aidait pas à saisir réellement ses expressions.
— À quelle distance se trouve votre... royaume ?
— Tu le verras bien assez tôt.
Dieu qu’il est insupportable…
Un coup d’œil à ses cartons non ouverts où se trouvait ranger ses anciens manteaux et coupe-vent d'hiver, vêtements qu'elle avait cru ne plus jamais avoir besoin dans ce climat tropical que présentait l'île, lui procura un léger pincement au cœur.
— J’ai besoin de savoir quel genre de vêtements emporter.
— Parce que tu crois avoir le temps de te changer ?
Il n'était pas difficile de percevoir la menace derrière cette question. Néanmoins, Lauryne, souhaitant pousser le bluff plus loin, esquiva une réponse et se mit à échanger le contenu de son sac à dos avec celui de son armoire. Après un temps d'hésitation, elle décida de déballer le gros carton et en sortit une parka. “Ce mec porte littéralement une cape et est emmitouflé de la tête aux pieds. S'il ne veut rien me dire, je préfère tout de même assurer mes arrières… Au cas où.”
Elle était sur le point d'ouvrir un autre carton lorsque la main gantée de Nadir attrapa brutalement son poignet. Elle ne l'avait même pas entendu bouger.
— Ça suffit.
Son visage était si près du sien qu'elle pouvait voir les reflets de lumière dans ses pupilles dilatées. Si ce n'était pour le masque qu'il portait, Lauryne était persuadée qu'elle aurait senti son souffle sur sa joue.
— J'allais prendre une écharpe, réussit-elle à dire en évitant son regard.
— Tu n'as pas besoin d'écharpe. On s'en va.
Il relâcha son poignet aussi sèchement qu'il l'avait pris et recula, ses sourcils ne formant qu'une ligne de colère sur son front. Déroutée, Lauryne tira tant que bien mal sur la fermeture de son sac avant de se diriger à nouveau vers son bureau. Le papier de la lettre lui paraissait soudainement si fin à travers ses doigts tremblotants qu'elle eut peur de le déchirer. Nadir qui semblait analyser chacun de ses gestes, se posta à sa porte.
Dans le vestibule, elle le planta là pour se diriger dans le couloir qui la menait à la chambre d'Iris. La porte grinça sous ses doigts. Lauryne retint son souffle. “Ne te réveille pas. Ne te réveille pas. Ne te réveille pas.” Quand ses yeux furent peu à peu habitués à la pénombre de la pièce, elle devina les courbes de la silhouette de sa mère allongée dans le lit. Iris lui tournait le dos.
Tant mieux.
Lauryne s'approcha à pas feutrés de la petite table de chevet et, au moment d’y déposer sa lettre, remarqua la présence du vieux carnet aux pages jaunies. Sans y penser, elle l’échangea avec son mot. En serrant le carnet contre son cœur, quelque chose glissa entre ses mains. Précautionneusement, elle se pencha pour récupérer la photo dont elle ne pourrait plus se séparer. Dans l'escalier de la résidence, la jeune fille s'imaginait déjà, avec amertume l'expression de sa mère au réveil.
Minuit était déjà longtemps dépassé. Son sac pesait lourd sur ses épaules, tandis qu’elle avançait le pas alerte, Nadir sur ses talons. Si se laisser suivre pouvait donner l’impression de réellement s’engager dans un voyage à long terme aux yeux de son escorte d’un soir, pourquoi pas ? Déambuler ainsi dans les rues désertes et froides en raison de l’heure tardive lui parut incongru voire illégal. Le quartier avait retrouvé son calme après l’agitation de début de soirée : les ambulances, les reporters et les derniers curieux étaient rentrés chez eux au chaud. Malgré son mutisme à présent familier, Lauryne ne doutait pas de la présence de Nadir derrière elle. Leurs pas claquaient sur le béton des trottoirs et des passages piétons troublant le sommeil des chiens errants qui levaient leurs têtes curieuses à leur passage. S'il y avait des chats, ils se faisaient plus discrets. Lauryne apercevait quelques fois le reflet de leurs pupilles brillantes sous des voitures stationnant près des trottoirs. Plus ils avançaient vers le front de mer, plus l’obscurité s’imposait. Elle avait lu quelque part que les autorités éteignaient les lampadaires à partir d’une certaine heure pour le bien des pétrels qui confondaient la lumière des étoiles avec celles des néons les faisant échouer mortellement sur le rivage.
Si la luminosité se faisait rare, l'océan, lui, se laissa peu à peu remarquer par le bruit de ses vagues, rappelant la respiration endormie d’un monstre invisible. Ils tournèrent au coin d'une rue et la silhouette modeste du phare de Terre-sainte se dressa au large.
“Junee doit être déjà là.”
Nadir avait parlé d'une voix égale. Tout le long de leur promenade, Lauryne avait suivi ses ordres de direction bougonnés d’un ton rêche, ce qui fait qu'elle ne réagit pas. La fatigue et la faim avaient eu raison de son corps meurtri. “Tiens bon,” se disait-elle, le souffle court et les jambes tremblantes, “encore quelques heures et ce sera fini.”
Junee était effectivement présente et seule au pied du phare. L’esprit embrumé de Lauryne se concentra sur le bas de son manteau qui se soulevait au gré du vent et octroyait à la jeune femme une allure fantomatique. À son grand désarroi, ils étaient les premiers à revenir. Alors que Junee murmurait déjà des ordres à l’adresse de Nadir, Lauryne alla s’asseoir sur le bord de la jetée, non loin d’eux. Elle observa l’horizon noire que la lumière du phare avait du mal à éclairer. La mer et les étoiles ne semblaient ne faire qu’un et l’adolescente se sentit aussi insignifiante qu’un grain de sable. Un goût de sel se posa sur sa langue et elle ne sut dire si la faute revenait à l’air marin ou à ses larmes.
“Lauryne !”
La voix d’Eileen claironna dans la nuit. Lauryne croisa le regard perçant de Nadir tandis qu’elle se retournait pour découvrir Eileen et son escorte s’avançaient vers eux. Eileen vint aussitôt se poser près d’elle, son sac en bandoulière sur ses genoux. Les bras de sa nouvelle amie l’entourèrent et Lauryne se réchauffa à son contact.
— Sam est en route. Lui dit Eileen à son oreille.
Comme pour illustrer ses propos, son téléphone vibra dans sa poche. Lauryne s’écarta en reniflant et regarda le visage Eileen s’illuminer sous la lumière de son écran.
— On devrait échanger nos numéros. Admit-elle.
— Faisons-le maintenant. Suggéra Eileen en lui passant son appareil.
— Le trajet vers l’aéroport s’annonce difficile. dit Lauryne au bout d’un moment. Je n’ai vu aucun véhicule jusqu’à maintenant.
Leur échange se faisait en chuchotant. Lauryne n’osait plus se retourner pour tomber nez à nez avec les yeux de glace de Nadir. Eileen ne répondit pas tout de suite et se contenta de poser sa tête contre son épaule, le regard perdu dans le vague.
— Tout me paraît flou comme si mes visions se superposaient les unes sur les autres. Mais, je ne nous vois pas prendre l’avion.
— Tant mieux.
Le petit rire d’Eileen la surprit.
— Lauryne, finit-elle par dire d’une voix douce, tu es la seule d’entre nous qui a le plus de chances de s’échapper et pourtant, tu es celle qui as le plus peur. Aies confiance en toi.
Lauryne assimila ses paroles d’un air tendu. Quelques minutes passèrent au gré de la respiration des vagues et clignotements des étoiles. Lauryne et Eileen somnolaient tête contre tête, le cœur en suspens. Quand, soudain, les fragments d’une altercation agitèrent leur groupe.
— Voilà, Yashun. fit la voix de Mohini derrière elles.
En effet, venant du rivage près des quais, deux silhouettes se dessinèrent. L’une distançait l’autre d’un bon pas. Lauryne et Eileen se mirent debout, les muscles engourdis et retinrent leurs souffles.
L’aura bouillonnante de Samira se fit sentir bien avant qu’elle arriva jusqu’à eux. À sa vue cependant, Lauryne réprima une exclamation de surprise. Car, au-delà de son expression renfrognée, Samira était quasi-méconnaissable.
Ses boucles flamboyantes, qui encadraient fièrement autrefois son visage, avaient disparu.
Samira les avait entièrement coupés.
*
“Maman, excuse-moi pour ce que je vais faire.
Ne t’inquiète pas : je reviens vite !
Je ne sais pas encore ce que tout cela signifie… Mais, pour la première fois, je ne suis pas seule. Je t’expliquerais plus en détails à mon retour.
Pour tout à l’heure, … je ne voulais pas être aussi agressive… Je suis désolée.
Je me sens tellement perdue et, je sais, que tu n’as toujours voulu que mon bien.
Mais, … peut-être que mon bien n’est pas suffisant. J’ai besoin de la vérité.
Je pense qu’à mon âge, je suis capable de l’encaisser.
Dans tous les cas, je t’aime maman. S’il te plaît, ne t’inquiète pas trop.”