Chapitre 10 _ Eileen : Pas de larmes versées

Par Adelys
Notes de l’auteur : Bonne lecture :)

Un gémissement s'échappa de sa gorge alors qu'elle se hissait tant que bien mal sur le toit qui menait à sa chambre. L'aluminium glacé rendait difficile l'adhérence de ses doigts sur la surface de la toiture. Une petite main apparut, sans crier gare, au-dessus de sa tête proposant une aide qu'Eileen accepta à contre-cœur.  

— Pourquoi ne rentres-tu pas simplement par la porte ? Lui demanda Mohini qui semblait tout aussi rebutée de se retrouver à nouveau avec elle sur le toit. 

— Parce que j'ai oublié d'emporter les clés. Soupira Eileen. 

Samira et elle avaient pu négocier un retour dans leur maisons respectives pour récupérer quelques affaires personnelles avant leur “grand départ”. Les négociations n'avaient pas été sans difficultés et insultes subtilement proférées. Yashun était resté à l'écart, ne prenant nullement part à l'échange, comme si son sort avait déjà été scellé de toute façon. La nouvelle attitude de Samira envers lui n'avait échappé à personne. Pourtant, si quelqu'un avait eu un commentaire moqueur à émettre, il l'avait gracieusement gardé pour lui. Même Mohini qui avait fini par lui servir d'escorte : conséquence de l'un des nouveaux privilèges que lui conférait son statut de prisonnière. Avant de les quitter, Lauryne, accompagnée par l'homme masqué, lui avait jeté un regard déchirant d'animal en chemin vers l’abattoir. Bien qu'elle n'y pût rien sur le moment, Eileen avait ressenti une pointe de culpabilité. Samira, quant à elle, avait menacé le jeune homme de toutes sortes de tortures irréalisables s'il osait mettre à nouveau la main sur elle. Ce à quoi, il avait sournoisement ricané. Ainsi, le groupe s'était séparé dans une atmosphère à couper aux couteaux. 

Eileen passa sa tête sans difficulté au travers de sa fenêtre et atterrit dans le silence familier de sa chambre. Un bruit derrière elle lui fit comprendre que Mohini s'apprêtait à faire également son entrée. La jeune fille coupa brusquement son élan. “J'ai encore droit à un peu d'intimité dans ma propre chambre.” Les iris de la fillette étincelèrent dans la pénombre lui donnant un aspect inquiétant. 

— Si tu essayes encore une de tes manigances, tu finiras avec bien plus qu'une foulure à la cheville. Menaça-t-elle. 

— Ce n'est pas moi qui ai le talent de me rendre invisible. La rassura Eileen d'un ton grinçant. 

Après quelques secondes de tergiversation, Mohini se résolut à monter la garde sur le toit. “Fais vite, dans ce cas.” ordonna-t-elle en lui tournant le dos. 

Enfin seule dans son sanctuaire, Eileen poussa un long soupir. Une excitation déplacée se mêlait à une lassitude extrême au sein de son esprit. La soirée a été bien plus mouvementée qu'elle se l'était imaginée. Elle eut une pensée pour Samira et Lauryne dont les destins se retrouvaient dramatiquement liés au sien à présent. Elle songea aussi à l'échange qu'elles venaient d'avoir et l'ombre du plan qu'elles étaient convenu d'appliquer malgré les réticences manifestes de Lauryne. Eileen elle-même s'accordait à l'évidente faiblesse de ce dernier. Elles étaient trois, inexpérimentées et, qui plus est, affaiblies ; face à quatre individus aussi austères que dangereux.  

Comment pouvaient-elles fuir ?  

Sa mystérieuse intuition lui disait d'avoir confiance en elles trois, bien que ses propres arguments ne reposassent sur aucune logique.  

Perdue dans ses pensées, elle alla ouvrir la porte de sa chambre dans l'idée de récupérer quelques bricoles dans la salle de bains située à l'autre bout du couloir. Sur le palier, son élan fut aussitôt interrompu, la ramenant brutalement, par la même occasion, à la réalité de sa situation.  

Sa mère, en robe de chambre se tenait sur le haut des escaliers, une main posée sur la rambarde, l'observant de ses yeux fins inquisiteurs. Le cœur d'Eileen se mit à cogner dans sa poitrine. Aussi inattendu que cela pouvait paraître en cet instant, quelque chose dans le regard de sa mère réveilla en elle un sentiment si angoissant que ses futurs projets semblèrent aussi frivoles qu'irréalisables. Si les autres considéraient Eileen comme une adolescente nonchalante et sereine, sa mère avait le talent de réduire cette image à néant. 

“Où étais-tu ?” 

Sa voix, bien que basse, couvait une colère froide. Eileen perdit ses moyens. 

— Dans ma chambre. S'empressa-t-elle de dire sans réfléchir.  

Sa réponse refléta l'expression stupide qui se lisait sur son visage. Se maudissant elle-même, Eileen observa, avec appréhension, sa mère s'avancer dans le couloir telle une gouvernante s'apprêtant à punir une servante insolente. 

— Pourtant, je viens de cogner à ta porte. Tu ne m'as pas répondu. 

— Je dormais. 

Sa mère s'arrêta à quelques mètres d'elle. Elle n'était pas grande mais son allure lui donnait cet air hautain qui poussait ses interlocuteurs à se ratatiner sur place. Eileen détourna le regard alors qu'elle la scannait de la tête au pied. 

— En salopette ? Finit-elle par demander d'un ton narquois. 

Eileen jura intérieurement. La nervosité lui avait fait complètement oublier son apparence. “Ma sieste a duré plus longtemps que prévu”. S'entendit-elle répondre, l'air peu convaincue d'elle-même.  

La bouche de sa mère s'étira dans une courte grimace, une lueur sévère brillant dans ses prunelles grises. Eileen devinait aisément le jugement silencieux et la déception non dissimulée derrière cette expression. Elle y avait droit au moins une fois par jour. 

À sa grande surprise, néanmoins, sa mère se contenta de soupirer d'un air résigné et choisit abruptement de changer de sujet en se pinçant l'arrête du nez. 

— Plus le temps passe, plus tu ressembles à Susie.  

Le sang d'Eileen se glaça sous l'effet des paroles déclarées d'un ton un peu trop piquant à son goût. L'insinuation la blessa plus qu'elle ne l'aurait cru.  

Susie était sa grand-mère maternelle, une femme à la condition fragile, qu'elle ne fréquentait plus depuis son entrée au collège. Par pas choix, évidemment. Veuve depuis bien avant sa naissance, sa grand-mère vivait isolée dans une caze7 créole aux hauteurs de la ville. Eileen l'aimait beaucoup. L'impuissance qu'elle éprouvait de ne pouvoir changer sa situation n'était rien comparé à la rancœur que lui inspirait sa propre mère. Car, Susie était atteinte de schizophrénie continue. Et selon l'opinion bien snobe de sa fille, cette condition la rendait instable donc dangereuse auprès de ces petites-filles. Combien de fois Eileen avait dû ravaler ses paroles dénonçant la discrimination infâme que subissait injustement sa propre grand-mère ? 

Avoir honte de sa propre mère est l'une des rares choses qu'on a en commun.” se dit-elle en lançant un regard torve à cette dernière. 

Un silence pesant s'était installé entre les deux que sa mère ne manqua pas de briser de nouveau, nullement consciente de l'effet qu'avait provoqué ses dernières paroles sur sa fille. 

“Comment était l'école ?” 

Cette curiosité inhabituelle laissa Eileen sans voix. En se concentrant un peu, cependant, l'adolescente décela une émotion obscure cachée derrière cette question anodine. La suite de la conversation ne tarda pas à confirmer ses soupçons.  

— Tu fréquentes toujours cette... délinquante ? 

— Elle s'appelle Samira. Et, c'est une fille bien. Répondit Eileen. 

— Pas selon mes sources.  

Eileen choisit de ne pas riposter percevant très bien l'envie malsaine de sa mère de la provoquer. Face à son mutisme, celle-ci ne cacha plus son agitation : 

— L'influence de notre entourage joue un grand rôle sur notre réussite ! Je vous ai enseigné les mêmes valeurs à ta sœur et toi ! Pourtant, tes actions persistent à me contrarier ! 

Nous y voilà.” Il ne lui avait pas fallu longtemps pour dévoiler ses véritables intentions derrière cet interrogatoire qui tirait en longueur. Eileen prit une profonde inspiration avant de rétorquer d'une voix la plus neutre possible :  

— Qui je fréquente n'a rien à voir avec toi. 

La claque résonna dans le couloir de manière sinistre. Ravalant sa fierté, Eileen eut une rapide pensée ironique pour Mohini. 

— Toi et ton impertinence. Fulmina sa mère en replaçant promptement une mèche brune qui s'était échappé de son chignon parfait. “Comment oses-tu ? Tu as un toit et de quoi manger ; et voilà comment tu nous remercies, ton père et moi ?” 

Se demandant ce que son père venait faire là-dedans, Eileen s'obstina à regarder le sol.  

— J'avais fondé tellement d'espoir en toi ! Se lamenta sa mère. “Tu étais une enfant talentueuse et obéissante, mais il a fallu...” 

Sa voix flancha. Eileen resta les yeux rivés au sol alors qu'elle l'entendait buter sur les mots apparemment trop lourds à dire. Finalement, sa mère décida de laisser sa phrase en suspens. Mais, la jeune fille savait. Elle ferma les yeux réprimant un soupir d'agacement. 

Il était question de ses dessins. Et plus précisément, ceux de son grand-père, le mari de Susie, qu'elle avait réalisés innocemment, il y a des années de cela. L'homme n'avait toujours été qu'une chimère avant même de devenir un souvenir. Eileen ne l'avait jamais vu, pas même en photos. À croire qu'il n'avait jamais existé. Hormis un jour où, âgée alors de 5 ans, elle avait inconsciemment commencé à dessiner le portrait de l'homme et s'était mise à parler de lui sans même jamais le rencontrer. Terrorisée, sa mère lui avait fait détruire le dessin et formellement interdit de parler de lui. À la question de se taire, Eileen n'avait pas rencontré d'inconvénient mais lorsqu'il avait été question d'arrêter de dessiner, ce fut une autre histoire. Car, après tout, quoi de plus instinctif pour un enfant que le dessin ? Et puis, comme pour creuser plus profondément le fossé entre elle et le reste sa famille, était survenu, quelques années plus tard, le fameux incident de l'école primaire. À l'époque, sa mère s'était persuadée qu'Eileen avait un lien avec cette histoire, et ainsi, avait drastiquement changé son attitude envers elle. 

Un bruit sourd se fit entendre de l'autre côté de la porte arrachant Eileen à ces contemplations et lui rappelant brutalement sa situation précaire. Mohini devait certainement trouver le temps long. Elle regarda sa mère droit dans les yeux, soudain prise d'une résolution nouvelle.  

— Si je suis autant source de déception à tes yeux, je peux te soulager. Annonça-t-elle alors. 

L'expression de sa mère se fit suspicieuse. “Que veux-tu dire ?” 

— Sam et moi avons prévu de nous éloigner quelque temps. 

— Ne te moques pas de moi, Eileen ! Tout ce que je te demande, c'est de mettre un terme à ta relation avec cette délinquante.  

— Très bien, dès demain tu ne nous verras plus ensemble.  

Tu nous verras plus tout court.” ajouta Eileen amèrement pour elle-même. Elle vit sa mère arquer un sourcil soulignant une ride sur son front pâle. Après un court instant de réflexion où elles se dévisagèrent en silence, la satisfaction sembla imprégner son visage froid qui se détourna enfin d'elle. 

“Tu vois que tu peux être une bonne fille quand tu le souhaites.” lui dit-elle en guise de bonne nuit alors qu'elle descendait les escaliers. 

Eileen attendit qu'elle fût hors de portée avant de se précipiter dans la salle de bains. Fébrile, elle accapara les premiers objets qui lui tombaient sous la main et rejoignit prestement sa chambre. Elle alluma la lumière et découvrit Mohini sur son lit assise en tailleur. À sa vue, l'adolescente ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. 

— C'était ta mère ? Questionna Mohini un sourire en coin sur son petit minois, alors qu'Eileen ouvrait son armoire.  

Eileen ne lui répondit pas ; se voyant mal discuter de ses problèmes familiaux avec une étrangère qui lui proférait des menaces toutes les cinq minutes ; et alla prendre son sac en bandoulière au pied de son bureau. Elle le vida de toutes ses affaires et y rangea sans ménagement la sélection de vêtements et d'accessoires d'hygiène qu'elle venait de rassembler. 

Pendant qu'elle poursuivait sa préparation, elle sentit le regard perçant de Mohini posé sur elle. 

— Oui ? Demanda Eileen sans lever les yeux. 

— C'est pour cette raison, n'est-ce pas ? Dit la petite au bout d'un moment. “Que tu paraît plus désireuse que les autres à partir.” 

Eileen rencontra son regard. L'animosité n'animait plus ses traits, c'était de la vraie curiosité qu'elle décelait dans le ton de sa voix. Ainsi, la fillette avait eu le temps de remarquer son indifférence qui, non seulement, se montrait aux antipodes de l'anxiété et la colère des deux autres ; mais surtout, paraissait, sans nul doute, peu appropriée aux circonstances actuelles. S'ajoutait à cela, l'échange encore frais entre elle et sa mère qui, inéluctablement, venait confirmer les premiers soupçons de la gamine. Cet étonnant sens de l'observation la poussa à se mettre sur ses gardes.  

“Peut-être.” dit-elle après avoir fait mine de réfléchir. 

Elle ignora l'air mi-surpris, mi-suspicieux de Mohini alors qu'elle traversait la pièce pour récupérer son carnet de dessins. Elle le rangea prestement dans son sac pour ne pas éveiller d'autres soupçons. S'assurant que sa tresse tenait toujours en place, elle passa la bandoulière sur son épaule et balaya sa chambre d'un regard résolu. 

Que de souvenirs dans cette pièce qui avait été témoin de ses premières visions. Elle se revoyait encore assisse sur l'un de ses poufs à griffonner des croquis. Ou encore là, sur son lit, à caresser le poil long du chat dont le ronronnement paresseux avait souvent bercé ses nuits. Elle n'oubliait pas non plus la première fois que Samira avait fait son entrée par cette même fenêtre à travers laquelle elle allait devoir maintenant s'enfuir. Telle une intruse dans sa propre maison. Elle s'était toujours sentie ainsi, de toute façon. De trop. En décalage.  

Son regard se posa sur Mohini qui n'avait pas bougé. Son apparence de poupée tranchait avec l'aura maligne qui se dégageait d'elle.  

— Je dois dire que je suis un peu déçue de ne pas te voir verser de larmes. 

— Pleurer devant toi ne serait pas très judicieux de ma part. Dit simplement Eileen.  

Mais Eileen savait très bien que ce n'était pas la présence de la gamine qui l'empêchait d'épandre ses émotions. Ses dernières larmes remontaient tout simplement au jour de sa naissance. Autre preuve que sa propre mère se faisait certainement un plaisir de collecter afin de confirmer son étrangeté. Mais ça, elle préférait le garder pour elle. Sans un regard en arrière, elle sortit sur le toit où elle tomba nez à nez avec une autre Mohini à l'air blasé. Elle faillit déraper sous l'effet de la surprise. 

— Si tu t'étais enfuie par une autre sortie alors que je rentrais dans ta chambre, je t'aurais tout de même interceptée. Expliqua la Mohini du toit alors que la seconde n'était à présent apercevable nulle part. 

— Tu peux te téléporter ? S'étonna Eileen, après un court moment d'hésitation.  

Non. Les habilités de Mohini lui apparaissaient plus complexes que ça, bien qu'elle n'arrivât pas à mettre le doigt dessus. Frustrée par ses propres limites, elle observa Mohini bâiller. 

— Faux. Finit par dire celle-ci, avec lassitude. Je ne vais pas te dévoiler tous mes secrets. Allons-nous-en, avant que je me mette à dormir debout.

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