Chapitre 11 : Le Conseil

La Principauté n’était pas inconnue d’Ewin. Plusieurs fois, il s’était promené en compagnie de ses parents dans la Grande place. Large de plusieurs dizaines de kilomètres, elle abritait le palais princier, perché au sommet d’une colline. Les longs murs blancs du palais semblaient s’étendre à l’infini. Leur hauteur donnait le vertige au jeune garçon rien qu’en les regardant d’en bas. Il pouvait apercevoir maintes tours rectangulaires, toutes d’une blancheur éthérée. Toutes, sauf une. Au point culminant du palais, et donc de la ville, une tour se différenciait par sa couleur rouge vif. Le bâtiment était simple de conception, les détails n’avaient pas leur place dans l’architecture. Les tours, lisses et de forme basique n’arboraient aucun ornement ou motif. Les fenêtres, de simples ouvertures carrées, n’étaient ni grandes ni travaillées.

Plus jeune, Ewin ne s’était pas soucié de l’austérité et de la froideur que dégageait ce palais. Mais aujourd’hui, cela lui paraissait absurde d’imaginer que l’homme le plus puissant du monde habitait dans un palais aussi rudimentaire. Pourtant, il se sentit intimidé à l’approche de la modeste porte en bois qui définissait l’entrée du bâtiment. Il se surprit même à sentir son cœur tambouriner et la sueur perler sur son front. Si le lieu paraissait sommaire, les décisions qui s’y prenaient à l’intérieur étaient des plus importantes, et aujourd’hui, il y participerait.

Dagan, arrêta son petit-fils devant la porte du Conseil.

- Ewin, attends. J’ai quelques recommandations à te dire avant d’entrer.

Lors du dîner, son grand-père lui avait expliqué le déroulement d’une séance du Conseil. Il lui avait surtout rabâché que le prince, considéré comme un demi-dieu, ne devait en aucun cas être interrompu et que chacun devait respecter sa place et son poste au sein du Conseil.

- La réunion d’aujourd’hui est purement symbolique, lui exposa Dagan.

Il avait opté pour une tenue plus raisonnable qu’à l’habitude et s’était rasé de près pour l’occasion. A la tenue de son grand-père, Ewin comprit la dimension que prenaient les réunions du Conseil. Il fallait s’y préparer avec minutie et aucun faux pas, ni vestimentaire ni comportemental, n’y était autoriser. Et c’est bien ça qui le terrifiait, il ne se sentait pas prêt.

- Tu n’auras rien à dire d’autre que ton serment. Et sache que je te soutiendrais dans la salle, même si nous ne sommes pas assis côte à côte.

- Merci grand-père, dit le jeune conseiller sans pour autant se sentir plus rassuré.

Il avait souvent rêvé de se retrouver devant cette porte. Pourtant, à ce moment précis, Ewin aurait préféré être à des milliers de kilomètres de là. La nervosité lui paralysait la bouche et ses jambes lui paraissaient lourdes. Alors que le stress gagnait tout son être, les portes s’ouvrirent finalement et dévoilèrent une pièce sobre. Le garçon en oublia momentanément ses inquiétudes et s’abandonna à la contemplation de ce qui l’entourait. Deux bancs grossièrement façonnés se tenaient l’un devant l’autre. À leur tête une chaise, elle aussi en bois, se tenait fébrilement sur ses quatre pieds.

Au centre, des hommes et des femmes de tout âge s’animaient dans des discussions abordant toutes sortes de sujets.

- Je suis content des graines que vous m’avez offertes. Elles ont donné de magnifiques fleurs, s’extasiait une femme aux grands yeux violets et aux cheveux noirs parcourus de reflets bleus.

Un peu plus loin, un petit homme courtaud à la barbe hirsute gesticulait et s’égosillait de sa voix étonnamment grave.

- Et moi Rogo, j’ai fracassé son bras sur la table. Ah, la vermine, il ne faisait pas le fier. Je peux t’assurer que je ne le reverrais pas de sitôt.

Au fond de la salle, Ewin reconnut le vieil homme de la veille, toujours un livre à la main. Il se tenait à l’écart des discussions et semblait plonger dans son livre sans prêter attention à ce qui l’entourait. Cependant, Ewin le vit discrètement lever occasionnellement la tête et écouter les conversations autour de lui. Il fut tenté d’aller le saluer, mais deux hommes lui coupèrent le chemin, tellement absorbé par leur discussion qu’ils ne firent pas attention au jeune garçon ni à son grand-père.

- L’affaire est réglée ? Demanda le premier.

- Oui, grâce à Maya. Elle a…

- Ne prononce pas ce nom ici, l’arrêta l’homme en apercevant du coin de l’œil Ewin et son grand-père.

Dagan se crispa en les voyant passer devant lui. Il tira son petit-fils vers lui et lui souffla.

- Tu vois l’homme qui vient de passer devant nous.

- Lequel ?

- Celui-là, dit-il en désignant un homme du doigt.

L’homme en question était discret et sans aucun trait physique qui ne sorte de la normale. Il se fondait parfaitement dans la foule et n’attirait pas l’attention sur lui. L’homme, sentant le regard d’Ewin se poser sur lui, se tourna vers le jeune garçon et le fixa intensément. Son regard était vide, c’était à croire qu’il n’éprouvait aucune émotion. Son impassibilité fit frémir le garçon qui ne put s’empêcher de détourner la tête.

- C’est Marc Auban, le chef de la famille Auban, siffla Dagan avec répugnance.

Ewin serra la mâchoire. C’était donc lui le responsable de son malheur. Il pouvait enfin mettre une image sur ce nom qu’il avait appris à détester. Instinctivement, il se rapprocha d’un pas vers cet homme qui lui avait tout pris, sentant sa haine l’envahir plus que jamais.

- Pas maintenant. Pas ici. Crois-moi, je ressens la même chose que toi. Mais nous devons attendre pour notre vengeance, le calma son grand-père.

- Qu’attendons-nous ? Il se réjouit de notre malheur et insulte le souvenir de mes parents en osant se tenir devant moi, fulmina Ewin hors de lui.

Il était assez rare de voir Ewin en colère, mais à ce moment précis le jeune garçon avait du mal à refréner ses pulsions devant le détachement de celui qui était à l’origine de tous ses malheurs.

- Il paiera mille fois le prix de ses actes. Fais-moi confiance. Nous devons juste attendre le bon moment. Voilà, le Prince, tiens-toi tranquille, chuchota Dagan qui s’approcha de sa place sur le banc.

Un homme sans âge, vêtu d’une tunique sombre contrastant avec la pâleur de sa peau, s’avança d’un pas lent, mais assuré. Un silence gênant s’installa alors dans la pièce, laissant résonner les pas de l’homme, qui s’installa sur la chaise. L’homme semblait venir d’un autre monde. Ses yeux étaient tellement clairs qu’il devenait difficile de distinguer l’iris de la pupille. Et sa peau était si pâle qu’on pouvait presque voir à travers. Même ses cheveux se coloraient d’un blanc étrange.

Soudain, le Prince transperça le jeune garçon de ses yeux immaculés. Ewin eut la sensation bizarre que l’homme posait ses yeux sur lui sans pour autant le voir réellement. Un peu comme si un aveugle le fixait alors qu’il ne pouvait pas le voir.

- Voici donc le nouveau venu, constata le Prince. Commencez la réunion Dagan, je vous prie, continua-t-il en se tournant vers sa droite.

Dagan se leva du banc sur lequel il était assis et s’adressa à l’ensemble des conseillers.

- Comme vous le savez tous. Après les tragiques évènements survenus récemment, le Conseil a été quelque peu remodelé. Et je reprends le poste de Chancelier que j’ai occupé pendant de nombreuses années auparavant. Nous accueillons aussi pour la première fois, Ewin Hoffenhelm qui va désormais occuper la place de Juge.

La réunion s’éternisa avec la prise de parole successive de chacun des membres pour féliciter le jeune garçon pour son entrée précoce au sein du Conseil. Ewin dut ensuite jurer fidélité au Prince et à Vaganz puis il se vit remettre une bague, symbole de son appartenance au Conseil. À la fin de la cérémonie d’allégeance du nouveau venu, le Prince dont l’exaspération se faisait ressentir mis fin à la réunion d’un geste de la main et il repartit dans le même silence qui avait accompagné son entrée.

 

*

À la sortie de la salle, une femme attendait patiemment le garçon.

- Bonjour, je suis votre assistante. Je vais vous montrer votre nouveau bureau, l’accueillit-elle dans un sourire.

Ewin la suivit dans une pièce à la décoration inexistante, composée seulement d’un large bureau et d’une chaise. Le bureau, parsemé de dossiers, lettres, et livres juridiques, contrastait avec le vide inquiétant du reste de la pièce. Le garçon soupira de découragement. Ce travail-là n’était vraiment pas fait pour lui. Apprendre encore et encore toutes les lois qui gouvernaient le pays ne l’intéressait pas du tout. Malgré sa réticence, cela deviendrait son quotidien.

- Je ne sais pas comment je vais pouvoir gérer tous ses dossiers, soupira Ewin, découragé.

- Je serais là pour vous aider, s’échappa la voix de la femme derrière son épaule.

Ses talons résonnèrent sur le sol lorsqu’elle s’approcha du bureau. Elle prit un dossier beaucoup trop lourd pour ses bras fins et le reposa très vite sur le bureau.

- Ce dossier comporte les affaires les plus importantes, indiqua-t-elle. Commencez par celui-là.

- Comment, tout ça ?

Ewin n’en croyait pas ses yeux, le dossier devait contenir plusieurs centaines de feuilles.

- Oui, mais tout n’est pas à lire, le rassura-t-elle. Tiens par exemple, prenons la première affaire.

Elle ouvrit le dossier et en sortit un petit livret. Elle le feuilleta rapidement puis le tendit au garçon.

- La guilde des cavaliers, lut Ewin en haut de la première page. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle guilde.

- C’est parce qu’elle n’existe pas officiellement. Elle a été remplacée par la guilde des soldats, il y a plusieurs centaines d’années. Pourtant, dans l’ombre, elle continue d’exister et nous pose très souvent problème. Ses adeptes tentent de renverser l’équilibre actuel de Vaganz.

- C’était une ancienne guilde ? S’étonna Ewin.

- Oui. Mais elle a disparu des livres d’histoire depuis bien longtemps et il faudra à tout prix garder secret tout ce qui touche à cette guilde. À tout prix, répéta-t-elle avec insistance. Au fait, je ne me suis toujours pas présenté, je m’appelle Talhia.

Tout le long de l’après-midi, Ewin se plongea dans le dossier de la guilde des cavaliers. Trois de leurs membres s’étaient fait prendre en train de préparer des explosifs, qu’ils auraient probablement utilisés pour faire des attentats contre le gouvernement. La police les a alors arrêtés et ils attendent depuis leur jugement. Et Ewin devrait décider de leur sort. D’une simple signature, il pouvait signer leur arrêt de mort. Plusieurs fois, il avait posé la pointe de son stylo sur le papier, mais à chaque fois, il ne put se résigner à conduire les trois terroristes vers une mort certaine. Il choisit alors de mettre de côté le dossier et de se tourner vers une autre affaire.

Des simples disputes entre familles jusqu’aux vols ou infractions plus graves, Ewin traita les affaires les unes après les autres en réglant de manière équitable les disputes. Pourtant, la première affaire lui resta dans la tête durant tout l’après-midi. « Tu vas devoir prendre des décisions difficiles, mais c’est un mal nécessaire », lui avait répété à maintes reprises Talhia.

Son grand-père aussi s’en était mêlé. Un matin, il était même venu dans son bureau pour le convaincre de signer.

- Tu ne devrais pas avoir à réfléchir pour ce genre de cas, s’impatienta-t-il.

Dagan perdait très rapidement son calme dès que quelque chose n’allait pas dans le sens qu’il voulait. Heureusement, Talhia était là pour tenter de le contenir un tant soit peu.

- Laissez-moi faire Dagan.

Sa silhouette longiligne se dessinait très clairement à travers sa jupe. Ses cheveux blonds attachés comme à l’habitude dans son dos et son maquillage toujours impeccable, Talhia trouvait souvent les mots justes pour influencer les décisions du jeune juge encore inexpérimenté. Pourtant, malgré les tentatives acharnées de la jeune femme, Ewin nageait dans l’indécision totale dans l’affaire de la guilde des cavaliers.

- Je sais ce que tu penses. La vie est ce qu’il y a de plus précieux et ni moi, ni Dagan, ni même le Conseil ne prétendons pouvoir juger du droit de vie ou de mort. Cependant, nous devons le faire. Si nous n’agissons pas, cela peut entraîner des conséquences désastreuses. Cette guilde des cavaliers a un réel pouvoir destructeur qu’il ne faut pas sous-estimer.

- Je le sais bien, mais ces trois hommes n’ont tué personne. Ils ont juste créé des explosifs, et peut-être qu’ils ne s’en seraient jamais servi. Peut-être même qu’ils ont été forcés à les concevoir, avança le jeune conseiller en proie au plus grand doute.

Talhia s’assit sur le bureau en face d’Ewin et plongea ses yeux verts dans les siens.

- Tu as raison. Personne ne pourra jamais dire s’ils ont préparé ces explosifs de leur plein gré ou s’ils avaient l’intention de s’en servir. Malheureusement, dans la réalité, les choses ne sont pas aussi simples. On ne peut pas laisser des gens créer des armes de cette ampleur, cela mettrait en péril la vie des citoyens de Vaganz, comme celle de tes parents, lâcha-t-elle finalement.

- Qu’ont à voir mes parents dans cette histoire ? Se rembrunit immédiatement Ewin.

- Rappelle-toi ce qui s’est passé à Hoegar, Ewin. Un chalet ne peut pas brûler aussi vite naturellement.

- Qu’essayez-vous de me faire comprendre ? Insista le garçon.

- Rien du tout. C’est ton devoir d’analyser les situations pour émettre un jugement. Mais, il faut juste que tu saches que la guilde des cavaliers affectionne particulièrement les explosions… ainsi que les incendies.

Ewin sentit son cœur se serrer à nouveau, puis il eut l’impression qu’il allait exploser de tristesse. La mort de ses parents avait laissé une cicatrice qui ne se refermerait jamais totalement. Il dut pourtant admettre que Talhia n’avait pas tort. Ewin se rappelait très bien de l’incendie et des gigantesques flammes qui ont dévoré le chalet. Tout ça lui avait semblé tellement irréel qu’il avait mis ça sur le compte de l’émotion. Mais maintenant, il y voyait plus clair. Il était très probable que la guilde des cavaliers y soit impliquée ou ait aidé les Auban à le faire.

La tristesse disparue subitement et laissa place à une colère indescriptible dans l’esprit d’Ewin. Sa main attrapa le stylo avec rage et signa le document sans qu’il ne s’en rende compte.

- Tu as fait le bon choix, sourit Talhia en agrippant le papier avec ses longs ongles.

 

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DraikoPinpix
Posté le 23/04/2020
Intéressant ! On reparle de la mort des parents d'Ewin et j'aime ça. Talhia ne m'inspire pas confiance, elle semble le manipuler. En tout cas, j'ai hâte de découvrir Ewin en tant que Juge novice 🙂
À bientôt 🙂
clemesgar
Posté le 01/05/2020
Je ne sais pas si je devrais te le dire, peut être que tu aurais préféré que je garde le suspens à propos de ça, mais la mort des parents d'Erwin cache en effet quelque chose de vraiment dramatique et ça sera un peu mon fil conducteur pour l'histoire d'Erwin. En effet, quelle perspicacité ;) il faut se méfier d'elle.
A bientôt ;)
DraikoPinpix
Posté le 01/05/2020
Je me doute bien que leur mort n'est pas un hasard et qu'il y a quelque chose derrière.
Heureuse de t'être d'une grande aide en tout cas :)
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