Chapitre 11 - Les justiciers [Zéphyr]

Par Saskia
Notes de l’auteur : J'ai pas mal galéré à écrire ce chapitre, mais après plus de six mois d'attente, le voilà enfin !

« Narcisse m’étouffe de son amour, mais je sais pas comment lui dire… Aujourd’hui encore, j’ai été traîner autour du repaire favori de Melchior, pour l’épier pendant qu’il embrassait son amoureux. Je sais pas trop pourquoi je fais ça. Je crois que j’aimerais bien leur poser des questions sur l’amour, comme ils ont l’air de s’y connaître, mais j’ose pas. De toute façon, Narcisse m’a interdit de parler de nous aux autres. C’est notre petit secret, qu’il dit… Et j’ai tellement de chance d’être son préféré que je vais pas prendre le risque de tout gâcher. »

 

Extrait du journal intime de Zéphyr El’Varghor, 1812.

 

*

 

3 heures et demi après le meurtre de Narcisse Pandiorki

15 avril 1821, 06h31 du matin

 

Plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter dans ses projets mortifères. Au fond, son sort avait été scellé au moment où il avait croisé Jolène sur ce pont. Le meurtre de Narcisse, le vol de son âme, les révélations de la boite ovale… Tout s’était enchaîné de façon implacable et il n’y avait pas de retour en arrière possible. Zéphyr irait au bout de sa vengeance, même s’il devait en mourir. Et il mourrait sûrement, étant donné l’identité de la seconde personne qu’il comptait assassiner.

Peut-être était-ce pour cela qu’il s’était rendu chez Melchior, pour lui dire adieu ? A moins qu’une part de lui espérait secrètement que le jeune homme devine tout et l’empêche de commettre l’irréparable ? Car Melchior ne supporterait jamais de le voir partir en mission suicide, il en était certain. Au contraire, celui-ci n’hésiterait pas à l’envoyer en prison ou à le séquestrer lui-même, s’il pensait que c’était le seul moyen de le garder en vie.

Zéphyr laissa son esprit divaguer. Il s’imagina privé de toute liberté, condamné à l’ennui, attendant les visites quotidiennes de Melchior avec autant d’impatience que d’amertume. Avec le temps, il aurait probablement fini par se faire une raison et laissé tomber sa vengeance. Les deux amis auraient alors enfin pu assumer leur amour et vivre heureux ensemble. Ou peut-être pas.

Dans la réalité, Melchior n’avait reçu que la moitié des informations et rien compris à ses tourments.

C’était peut-être mieux ainsi.

Une fine pluie glacée arriva en même temps que les premières lueurs de l’aube, et Zéphyr se cramponna plus fort au guidon de son vélo. Peu concentré, il aperçut au dernier moment le petit chien errant qui traversait la route et, en faisant un écart pour l’éviter, heurta l’une des poubelles en métal qui bordaient la chaussée. Celle-ci tomba au sol dans un grand fracas, libérant son contenu ainsi qu’une écœurante odeur d’œuf pourri. L’incident aurait pu choquer au milieu des belles demeures et des jardins fleuris du Quartier des Roses. Mais Zéphyr était bien placé pour savoir que les pires ordures se cachaient parfois parmi les décors les plus étincelants.

Réprimant une violente nausée, il pédala à toute vitesse pour rattraper Melchior, qui disparaissait déjà à l’angle d’une ruelle. Peu à peu, le décor changea, laissant place à l’enchevêtrement de boutiques toutes plus attrayantes les unes que les autres qui faisaient la réputation du Quartier de l’Abeille. Alors qu’ils dépassaient une petite échoppe où l’on vendait les plus belles couronnes de fleurs de la ville, Zéphyr esquissa un sourire. Encore quelques minutes à rouler ainsi et ils atteindraient leur destination, juste avant que la ville endormie ne s’éveille.

Zéphyrou, répond-moi ! Allez, je sais que tu m’entends ! Zéphyrou !

Il fallait juste qu’il s’habitue à cette foutue voix dans sa tête.

Après tout, ce n’était qu’un faible prix à payer pour avoir osé voler une âme humaine. Zéphyr s’étonnait encore de constater à quel point elle était plus petite et légère que tout ce qu’il connaissait. Alors que sa pierre de lune n’était censée pouvoir contenir qu’une seule âme à la fois, celles de Narcisse et de l’émeu y cohabitaient avec une facilité étonnante.

Zéphyrou, je te jure que si tu continues à m’ignorer, je...

La devanture de Grimoires et délices apparut enfin, en partie dissimulée derrière un épais rideau de fer. Il était encore tôt, et la charmante librairie-salon de thé n’ouvrait qu’à sept heures pile. Les premiers clients n’étaient donc pas encore arrivés. Souvent, Zéphyr aimait se joindre à eux, se fondre parmi les gens qui s’installaient autour des petites tables en bois, prêts à lire quelques chapitres, tout en dégustant un thé mystère-du-jour accompagné de muffins aux myrtilles. Une façon comme une autre de commencer sa journée.

Cette fois-ci, il opta plutôt pour contourner discrètement le bâtiment, à la suite de Melchior, juste après avoir garé son vélo. A l'arrière, bien cachée par la végétation, une porte dérobée permettait de rejoindre le sous-sol. Ils vérifièrent une dernière fois que personne ne les observait avant de se glisser à l'intérieur.

Dissimulé sous la librairie, un logement secret comportant un grand espace de vie, une chambre et une salle de sport avait été construit quelques années plus tôt. Zéphyr aimait y retrouver régulièrement ses amis justiciers. Le long canapé en velours bleu installé dans la pièce principale était certes hideux, mais très confortable et positionné à un endroit stratégique : sur tout le mur qui lui faisait face, s’affichaient des dizaines de photos et notes manuscrites à propos de leurs clients et de leurs agresseurs présumés. Parfait pour faire le point sur leurs actions clandestines. Ce qui détonnait de l’ordinaire, en revanche, c'était Jolène assise dessus. Une bouteille de vin dans une main, une liasse de documents dans l’autre, elle semblait déjà se sentir comme chez elle.

— Jolène, repose cette bouteille immédiatement ! gronda Melchior.

La jeune femme abandonna l’objet sur la petite table basse, un air de défi sur le visage.

— Comme tu veux. Elle est déjà vide de toute façon.

Melchior ne prit pas la peine de vérifier.

— Où est-ce que t’as planqué les autres ?

— Quelles autres ? Votre réserve d’alcool était pratiquement vide quand je l’ai trouvée. C’était la dernière bouteille.

— Ce que tu peux être infernale quand tu t’y mets !

Jolène se releva d’un bond et avança vers lui d’une démarche aussi furieuse que vacillante, manquant de peu de s’étaler sur le tapis.

— Parlons plutôt de tes mensonges, Monsieur le justicier ! Depuis quand est-ce que tu trempes là-dedans, hein ? Ça date d’avant même notre rencontre, avoue !

Melchior n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche, qu’elle lui balança au visage les papiers compromettants qu’elle détenait. Celui-ci réagit en hurlant de plus belle.

— Mais t’as pas honte, à m’agresser comme ça, alors que je viens t’aider à couvrir un meurtre ?!

Zéphyr observait la scène d’un air ahuri. Heureusement qu’ils se trouvaient actuellement dans une pièce secrète insonorisée, parce que ces deux-là auraient eu vite fait de rameuter tout le quartier.

— Parce que les photos de mon collègue accrochées au mur c’est normal, peut-être ? enchaîna Jolène, en pointant un doigt accusateur vers le mur en question.

— C’est à dire que…

— Il y en a même certaines où j’apparais dessus, c’est un scandale !

De toute évidence, Jolène ne laisserait pas Melchior l’aider tant qu’ils n’auraient pas un minimum éclairci certaines choses… Et ces deux-là n’ayant jamais été très doué en communication, l’intervention d’un médiateur ne serait pas de trop. Zéphyr décida donc de s’y coller.

— Pardon, Jolène ! Je n’aurais jamais dû te laisser seule ici sans rien t’expliquer de nos activités. Et si au lieu de crier, on allait tous s’asseoir pour en discuter calmement ?

La jeune femme lui lança un regard noir, mais retourna tout de même s’affaler dans le canapé.

— Très bien, je vous écoute.

Zéphyr s’installa dans le fauteuil à bascule situé juste à côté et reporta son attention sur Melchior. Même s’il savait d’avance que celui-ci n’apprécierait pas l’initiative, il espérait ne pas trop devoir insister pour obtenir sa coopération. Heureusement, Melchior leva les yeux aux ciel, mais alla tout de même s’asseoir aux côtés de Jolène.

— Tout ça est ridicule, mais si vous tenez à ce point à perdre du temps… marmonna-t-il.

Zéphyr fixa tour à tour les deux jeunes gens, tout en cherchant ses mots. Par quoi devait-il commencer ? Beaucoup de choses auraient mérité d’être mentionnées au sujet de leur groupe de justiciers… Mais la plupart de ces choses n’étant pas urgentes, il décida d’aller au plus simple.

— C’est ton frère, Jolène, qui a eu l’idée de monter ce groupe il y a deux ans. Son côté super-héros qui veut aider tout le monde n’a pas réussi à se satisfaire des limites imposées par son rôle de policier… Alors il a décidé de jouer selon ses propres règles, en allant venger ceux que le système officiel a laissé tomber. Des victimes d’effraction, la plupart du temps.

— Je ne l’aurais jamais imaginé enfreindre la loi comme ça. Mais peut-être que Franz n’est pas tout à fait le Saint qu’il prétend être…

— Après ce qui est arrivé aux sœurs Lunargent, je crois que c’était trop pour lui.

Peu de gens dans cette ville se souciaient du sort des deux fillettes, dont l’une avait été retrouvée morte, l’autre traumatisée, deux ans et demi plus tôt. Après tout, on ne savait pas trop comment elles s’étaient retrouvées à vivre au Foyer Sainte-Lune, ni pourquoi elles en avaient fugué. C’était limite si elles n’étaient pas plus suspectes que la personne qui les avait agressé… Mais Zéphyr voyait bien à quel point l’émotion submergeait Franz dès qu’il prononçait leurs noms. C’était évident que le jeune policier s’en voulait toujours d’avoir échoué à résoudre cette affaire. Et probablement la raison pour laquelle il ne supportait plus de voir des gens abandonnés par la Justice.

Jolène hocha la tête.

— Les Lunargent… Pauvres petites ! Dire que maintenant c’est à moi de gérer la survivante dans ma classe…

— Je sais, oui. Shanaé m’a raconté comment Thémis pouvait être un peu… difficile à gérer.

La jeune femme eut un rire nerveux.

— Difficile… Ça c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais je ne vois toujours pas le rapport avec vous deux. Franz vous a embauché pour avoir sous la main des gens sans scrupules, qui adorent espionner et cogner tout ce qui bouge ?

Melchior s’emporta aussitôt.

— Parce qu’on ne peut pas avoir simplement envie de faire une bonne action en aidant des gens désespérés ?!

— Dit le gars qui a obtenu le surnom de « Fou-Cogneur », tellement il a passé de temps à se bagarrer devant le bar le plus malfamé de cette ville ! Tu parles d’un modèle d’altruisme !

— Ça fait longtemps que j’ai arrêté ça !

— Oui, parce que je t’y avais plus ou moins obligé ! Ce qui t’as pas empêché de continuer à te battre ailleurs derrière mon dos !

Les deux anciens amants se dévisageaient avec une telle animosité que Zéphyr cru un instant qu’ils allaient en venir aux mains. Mais Melchior se contenta de s’affaler à nouveau dans sa portion du canapé.

— Pense ce que tu veux. Moi je sais très bien pourquoi je fais ça, c’est le principal.

Jolène eut un rictus mauvais et Zéphyr s’empressa de reprendre la parole avant que leur dispute ne reprenne de plus belle.

— Il a raison, Jolène. On essaye vraiment d’aider des gens. C’est même Melchior qui m’a convaincu de participer alors que j’étais plutôt réticent au début. Contrairement à moi, lui a tout de suite cru qu’en suivant l’idée de Franz, on pourrait accomplir de grandes choses.

— Mais pourquoi un petit privilégié comme Melchior, à qui on pardonne toutes ses frasques, voudrait aider les gens, hein ?! Ça sent l’entourloupe quelque part !

Celui-ci poussa un profond soupir.

— Je commence vraiment à me demander pourquoi tu as attendu si longtemps avant de me larguer…

— Parce que je suis tellement stupide que j’ai cru que tu pouvais changer et devenir un homme meilleur. Mais j’avais tord. Et Franz aussi. Jamais il n’aurait dû te pardonner ! Moi à sa place je…

Jolène plaqua brusquement les mains sur sa bouche, avant de se reprendre.

— Bref. Tu es quelqu’un d’égoïste et indigne de confiance.

Melchior la regardait maintenant avec les yeux écarquillés.

— Attends, tu es au courant de… ?!

La jeune femme se tordit les mains avec nervosité, avant de hocher la tête.

— Franz m’a tout raconté, oui. Je sais que c’est toi qui le frappait quand on était ado. Que c’est toi aussi qui un jour… l’a défiguré et plus ou moins laissé pour mort dans une ruelle.

D’un coup, toute la tension retomba pour laisser place à un silence pesant. Melchior avait failli tuer Franz ?! Zéphyr n’en revenait pas. Bien sûr, il avait deviné que ces deux-là partageaient un passé un peu conflictuel. C’était évident quand on prêtait attention à certaines tournures de phrases qu’ils se lançaient parfois à la figure, sans parler du malaise palpable qui avait tendance à assaillir Melchior dès qu’il posait un peu trop longtemps les yeux sur le nez cassé de Franz. Mais de là à imaginer que…

— Depuis quand tu le sais ? demanda Melchior.

— Quelques années. Quand j’ai commencé à traîner dans ce bar miteux et que toi aussi.

— Et t’es quand même tombée amoureuse de moi ?!

— Faut croire que oui.

Melchior contemplait à présent son ancienne compagne en clignant des yeux, comme s’il l’a voyait vraiment pour la première fois. Sans doute venait-il de se rendre compte qu’elle était prête à accepter ses parts d’ombre bien plus qu’il ne l’aurait cru.

— Je regrette vraiment, tu sais. Franz ne méritait pas ça…

— Alors c’est pour te racheter que tu as décidé de rejoindre son groupe de justiciers ?

— En partie, oui. Mais c’est aussi pour moi que je le fais, ça m’aide à...

Le jeune homme s’arrêta au milieu de sa phrase, pâle comme la mort.

— Ça t’aide à… ?

— Désolé, c’est trop difficile à dire. Je…

— Et voilà, encore des secrets ! Franchement, tu veux pas me dire la vérité pour une fois dans ta vie ? Je suis déjà au courant que t’as presque tué mon frère ! Qu’est-ce qui pourrait être pire que ça, bon sang ?!

Melchior se recroquevilla dans le canapé, fixant d’un air désespéré les lames du parquet en chêne, comme si les veines du bois pouvaient lui apporter les mots qui se dérobaient obstinément à sa langue. Il semblait si vulnérable en cet instant, que Zéphyr ne put s’empêcher d’aller s’agenouiller devant lui, prenant sa main glacée dans la sienne pour tenter de lui insuffler un peu de chaleur. Leurs regards se croisèrent et une unique larme dévala la joue du jeune homme.

— C’est un choix difficile, déclara Zéphyr d’une voix douce. Mais quoi que tu décides de faire, lui dire ou ne pas lui dire, je reste à tes côtés, d’accord ?

Melchior hocha la tête, en un remerciement muet, tandis que Jolène les observait avec perplexité.

— Vous commencez à me faire peur.

Sans doute faisait-elle bien de s’inquiéter, car on n’était jamais vraiment prêt à entendre le genre de révélations que Melchior s’apprêtait à faire. Y compris, et peut-être même surtout, quand l’on souffrait d’un mal similaire, dans son âme et dans sa chair. D’autant plus si l’on avait de l’affection pour la victime. Zéphyr espérait malgré tout qu’elle aurait tout comme lui le courage d’écouter. Car subir des actes d’horreur serait toujours pire que d’en recevoir le récit. Et si Melchior avait trouvé la force de survivre à l’impensable, eux pouvaient bien faire l’effort d’accueillir sa parole.

Sans oser regarder qui que ce soit dans les yeux, Melchior se racla la gorge et lâcha d’une petite voix :

— Moi aussi, j’ai été… Ça a commencé quand j’avais cinq ans. Ou peut-être six, je ne sais plus. Il se glissait discrètement dans ma chambre le soir et il me… Enfin, tu vois. Ça a duré des années, je ne sais plus combien.

Zéphyr resserra sa poigne sur la main du jeune homme, le souffle coupé. Il ne s’attendait clairement pas à entendre un âge aussi jeune. Quel genre de monstre osait infliger ça à un si petit garçon ?! Il s’en voulait maintenant de n’avoir jamais cherché à en savoir plus sur le passé de Melchior. Ses propres tourments d’adolescence semblaient tellement futiles en comparaison !

Loin de partager son émotion, Jolène reprit d’un ton dur :

— Qui a fait quoi ? Fait un effort pour t’exprimer, je comprends rien !

A ces mots, Melchior commença à trembler, luttant de toute ses forces pour contenir les larmes qui perlaient déjà aux coins de ses yeux. Zéphyr s’interposa aussitôt.

— Stop ! Ne l’oblige pas à prononcer ce foutu mot !

Jolène eut un mouvement de recul, surprise par sa soudaine agressivité. Elle fronça les sourcils, ses yeux faisant des allers-retours entre les deux jeunes hommes devant elle, avant qu’un air de pure stupéfaction ne s’affiche sur son visage.

— Oh, Melchior, je… marmonna-t-elle d’une voix brisée. Pardon. C’est juste que tu as toujours eu l’air tellement fort ! Je n’imaginais pas que…

Ses pleurs se mêlèrent à ceux de son ancien amant, qui osa enfin lever les yeux vers elle.

— C’est ton père qui t’as fait ça, pas vrai ?

Il tressaillit et hésita un instant, avant d’acquiescer.

— C’est donc pour ça que tu parles si mal de lui et que tu fuis les réunion de famille… Si tu savais comme je m’en veux de t’avoir jugé négativement, au lieu d’essayer de comprendre !

Melchior ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Sachant combien cela lui pesait de passer pour un mauvais fils, alors qu’il avait juste hérité de mauvais parents, Zéphyr lui caressa la main avec compassion. Cela sembla aider Melchior, qui lui adressa un bref sourire avant de reporter son attention sur Jolène.

— Tes paroles à ce sujet m’ont parfois blessé, mais je ne t’en veux pas. Tu pouvais pas savoir.

— J’imagine qu’elles viennent de là aussi, tes insomnies…

— Ah, tu avais remarqué ?

— Melchior… Je dors mal moi aussi, alors oui, je me suis vite rendue compte que tu te levais plusieurs fois par nuit pour vérifier la fermeture des portes et des fenêtres.

Le jeune homme baissa la tête, gêné.

— C’est bizarre de faire ça, je sais.

— Pas tant que ça. Si tu voyais ma mère et tous ses rituels étranges ! Elle…

Jolène s’interrompit soudain, l’air sombre. Elle venait sans doute de se rappeler qu’elle ne la reverrait jamais, maintenant qu’Helgrid avait été tirée au sort et livrée à l’ennemi. Zéphyr comprenait bien sa douleur. Lui aussi ça lui arrivait encore parfois, d’oublier que Cassius n’était plus là, avant que l’horrible réalité ne lui revienne en pleine face.

— Je suis vraiment désolé pour ta mère, dit Melchior. J’ai pas mal discuté avec elle pendant notre chevauchée jusqu’aux Barbares, et ça avait l’air d’être quelqu’un de bien.

— Elle était un peu folle et souvent absente, mais elle va beaucoup me manquer…

Le jeune homme hocha la tête, pensif. Il avait les yeux rouges, mais ses larmes avaient cessé de couler. Sentant que son soutien n’était plus nécessaire, Zéphyr lâcha la main de Melchior et recula le plus doucement possible jusqu’à son fauteuil, de peur de rompre la fragile harmonie qui venait de se créer. Celui-ci ne le retint pas, préférant interroger Jolène.

— C’est parce qu’elle a eu une enfance pire que la tienne que tu n’a jamais voulu parler de Narcisse ?

La jeune femme grimaça.

— Et toi avec ton père, alors ? Pourquoi ne pas m’en avoir parlé plus tôt ?

— Ça n’a rien à voir. Moi je n’ai commis aucun meurtre, je te signale ! Jusque-là je trouve même que je gère parfaitement la situation.

Le ton monta entre eux tandis qu’elle s’empressait de souligner ses dérives bagarreuses à lui, que lui pointait son problème d’alcool à elle, et qu’ils pinaillaient ensemble sur de vieux souvenirs connus d’eux seuls, exposant mutuellement leurs blessures et leurs moyens de les surmonter, cherchant à se donner le beau rôle, d’être celui ou celle dont la force intérieure serait si puissante qu’elle lui permettrait de s’en sortir en solitaire, sans l’aide de personne, justifiant par la même occasion, auprès de l’autre ou d’eux même, on ne savait plus trop, leur volonté farouche de tout garder secret.

Zéphyr les observait sans un mot, ne sachant plus s’il devait se sentir soulagé de voir Melchior redevenir lui-même, ou sombrer dans le désespoir devant l’incapacité chronique de ces deux-là à discuter de façon civilisée.

Quand les deux anciens amants se turent enfin, essoufflés, le ridicule de leur dispute sembla leur apparaître, car leurs rires eurent vite fait de remplacer leurs cris.

— On s’est vraiment bien trouvé tous les deux.

— Les pires têtes de mules de la ville.

Jolène reprit un air sérieux.

— Tu sais, en vrai… Je suis contente de t’avoir rencontré devant ce bar et de t’avoir laissé une chance. Il y a encore des choses que je dois digérer au sujet de notre relation, c’est sûr. Mais même si nous deux ça a mal fini, il y a eu des bons moments aussi.

— Comme la fois où, complètement ivres après une nuit de folie, on a fait entrer une chèvre au Foyer Sainte-Lune ?

La jeune femme rit à nouveau.

— Ce n’était pas à ça que je pensais, mais c’est vrai que l’expression outrée de la directrice valait le détour !

Zéphyr tressaillit à la mention de la directrice. Il avait passé une bonne partie de sa vie à admirer cette femme, Edvardina Hildjannael’Rane, aussi connue pour son dévouement envers les enfants que pour ses talents d’écriture. Jamais il ne pourrait oublier le bonheur indescriptible ressenti à la lecture du premier tome de sa saga, son préféré. Le douloureux parcours de migration traversé par Vael faisait tellement écho à ce qu’il avait lui-même vécu avec sa famille ! Sauf que depuis ses récentes découvertes dans la boite ovale, il ne savait plus quoi penser… Comment accepter que son autrice favorite puisse avoir le moindre lien avec Narcisse ?

Melchior dû se rendre compte de son trouble, car il le fixa d’un air interrogateur avant de reporter son attention sur Jolène.

— Alors, tu comptes me laisser t’aider pour le meurtre, maintenant ?

— Peut-être. J’ai pas encore décidé.

— Jolène !

— D’accord, d’accord ! Montre-moi donc tes talents, Monsieur le justicier.

— Je vais faire de mon mieux. Mais arrête de m’appeler comme ça !

— Je ne vois pas pourquoi tu le prends mal. C’est pourtant ce que tu es, non ? Monsieur le justicier.

Melchior lui jeta un coussin à la figure, qu’elle esquiva en riant.

— Tu es vraiment la pire cliente qu’on ait jamais eu !

— Tu n’as pas dû en voir beaucoup.

Le claquement d’une porte interrompit leurs chamailleries, et ils redressèrent tous trois la tête pour apercevoir le nouvel arrivant. De façon implacable, Franz avança alors jusqu’à eux pour les dévisager à tour de rôle.

— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de m’expliquer ce qui se passe ici ?

 

***

 

4 heures et demi après le meurtre de Narcisse Pandiorki

15 avril 1821, 7h26 du matin

 

Pour la deuxième fois de la matinée, une odeur nauséabonde se répandit à travers la pièce alors que Jolène, penchée au dessus de l’évier, y évacuait le contenu de son estomac. Pourtant posté dans son dos, où il maintenait l’épaisse chevelure blonde de la jeune femme, Melchior semblait s’en accommoder. Ce qui n’était pas le cas de Zéphyr, qui retint avec peine un violent haut-le-cœur.

— Et voilà une troisième mention de la Salamandre, marmonna Franz.

Le nez plongé dans les lettres de Narcisse depuis de longues minutes, le jeune policier ne portait plus aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Zéphyr comprenait pourquoi. Lui-même avait vite été fasciné par le sombre complot qui se dessinait en filigrane, dans cette correspondance à sens unique, où son ancien professeur de théâtre racontait sa vie à une femme qu’il semblait idolâtrer. Une femme apparemment décédée, qu’il semblait déterminé à ramener à la vie.

— Oui, son nom revient souvent, confirma-t-il. Tu crois qu’elle dit vrai quand elle raconte à Narcisse que Léda aurait acquis un moyen de ressusciter des gens ?

Franz le regarda comme s’il était le pire des idiots.

— Bien sûr que non. Elle n’est probablement même pas en contact avec la Reine des Barbares. Si tu veux mon avis, la Salamandre n’est qu’une escroc qui essayait d’obtenir les faveurs de Narcisse en inventant de belles histoires, et elle sera furieuse de découvrir que son jouet a été assassiné. C’est plutôt de ça dont on devrait s’inquiéter.

Zéphyr fronça les sourcils, confus. Évidement, il n’avait cru qu’à moitié à cette histoire de résurrection, qui semblait plus qu’étrange, il fallait bien le reconnaître. Mais le complot visant à renverser le Roi Thaddéus ? Ça, il était prêt à parier qu’il était bien réel. Ces dernières années, il avait été confronté à bien trop de détails étranges qui prenaient enfin sens pour que ce soit une coïncidence. Et rien ne pourrait le dissuader d’infiltrer cette conspiration. Devenir un fidèle serviteur de Léda était sans aucun doute le meilleur moyen de l’approcher. Et un jour, il la tuerait. Vengeant Cassius et toutes les autres victimes, comme il s’était déjà vengé lui-même. Il fallait bien que quelqu’un le fasse. La paix du plus grand nombre n’aurait lieu qu’à ce prix.

Sans doute pressé par le temps, comme toujours, Franz jeta un œil à sa montre à gousset avant de commencer à ranger les lettres. Le jeune policier étant déjà de bien sombre humeur depuis qu’il savait que sa sœur avait commis un meurtre, Zéphyr décida de garder son opinion pour lui. Surtout que réflexion faite, cela l’arrangeait bien. Car si son ami ne croyait pas en l’existence de ce complot, il ne tenterait pas non plus de contrecarrer ses plans dans une ridicule tentative de lui sauver la vie.

Il espérait malgré tout que Franz l’aiderait à identifier la Salamandre.

— Tu crois qu’il pourrait s’agir de l’une des femmes sur cette photo ? demanda-t-il en montrant l’un des clichés trouvés dans le double-fond de la boite ovale.

La vieille photographie en noir et blanc datait de 1787, soit trente-quatre ans plus tôt, juste avant la guerre qui avait déchiré les Valussiens en deux camps irréconciliables. On y distinguait huit jeunes personnes qui prenaient la pose devant le Théâtre du Mirage. Un bâtiment qui avait tant changé avec les années, que Zéphyr avait faillit ne pas le reconnaître. Par chance, les prénoms des comédiens étaient inscrits au verso, même si certains avaient été barré depuis, avec plus ou moins de délicatesse.

Au centre de l’image, une Léda à peine majeure déposait un baiser sur le crane d’un mignon petit chien, loin de la réputation de folle sanguinaire qu’elle avait acquis depuis. Elle était vêtue d’un superbe costume de sirène, tout comme Eléanore, la mère de Cassius et Cléophée, que Zéphyr avait facilement reconnu malgré ses boutons d’acné. A leur droite, Edvardina, sublime avec son diadème et sa robe constellée de perles et coquillages, semblait avoir décroché un rôle de princesse ou de reine. Ce qui lui valait la protection de deux jeunes hommes en armure, aux noms désormais illisibles. Sans doute n’étaient-ils pas de trop pour la défendre contre le trio de pirates formé par Narcisse et ses deux demi-sœurs, munis de crochets, cache-œil et autres sabres d’abordages.

Zéphyr avait passé tant de temps à scruter cette photo, qu’il commençait à la connaître par cœur. Mais à part se perdre dans d’angoissants questionnements au sujet de son ancienne belle-mère et de sa romancière préférée, cela ne lui avait pas apporté grand-chose. Il se doutait que la Salamandre était l’une des deux, mais laquelle ? A moins qu’il ne s’agisse d’Hippolyne, la seule sœur de Narcisse encore en vie… Comme elle était en prison à l’époque où l’acteur abusait de lui, et qu’il avait prit ses distances avec toute la famille par la suite, Zéphyr ne la connaissait pas vraiment. Peut-être avait-elle renoué avec son frère de l’étrange façon décrite dans les lettres ? Le mystère restait entier.

Visiblement moins préoccupé que lui par cette affaire, Franz haussa les épaules.

— J’en sais rien, mais on en reparle ce soir. Là il faut que je file au commissariat au plus vite. Il manquerait plus que je sois en retard alors que j’ai une scène de crime à étudier !

— Et je fais quoi, moi, en attendant ? demanda Jolène.

A première vue, la jeune femme semblait aller un peu mieux. Mais elle n’osait toujours pas s’écarter du rebord de l’évier, ce qui n’était pas très rassurant.

— Toi, surtout, tu ne bouges pas d’ici. Tu bois de l’eau et tu dors. Et puis arrêtes l’alcool ! Vu ton état, tu as déjà largement dépassé la limite du raisonnable et j’aimerais mieux éviter de te retrouver ce soir aux urgences pour coma éthylique.

Tandis qu’elle faisait la moue, le jeune policier déposa un baiser sur son front, puis se tourna vers Melchior.

— Quant à toi, puisque tu semble le moins stupide du trio, je te charge de surveiller les deux autres afin de t’assurer qu’ils se cherchent un alibi au lieu d’aggraver leur cas.

Celui-ci hocha la tête et Zéphyr lui lança un regard noir. Alors comme ça, ce traître acceptait de le traiter comme un bébé ?! Après tout ce qu’il avait fait pour lui ? Ça ne se passerait pas comme ça !

— Et toi, arrêtes un peu de scruter ces lettres comme si elles avaient le pouvoir de faire revenir Cassius ! exigea Franz. Je vais réfléchir au meilleur moyen de perturber l’enquête pour qu’on ne remonte pas jusqu’à vous. En s’y prenant bien, on pourra peut-être même débusquer la Salamandre et la faire condamner à votre place. Mais ça ne marchera que si vous faites exactement tout ce que je dis, alors plus de bêtises, ok ?

Tous trois donnèrent leur assentiment, alors qu’ils recevaient une dernière recommandation.

— Surtout, conservez bien les armes du crime en sécurité dans cette pièce. J’aimerais bien pouvoir les replacer plus tard, au bon moment, chez la bonne personne.

Puis le jeune policier s’éclipsa au dehors, laissant Zéphyr seul avec sa conscience, tandis qu’il se remémorait ses derniers instants avec Narcisse.

Toujours pas prêt à me parler, mon Zéphyrou ?

Non, il ne l’était toujours pas. Il ignorait encore si son ancien mentor avait suivi en détail ses conversations et si c’était pour cela qu’il était resté silencieux si longtemps, mais il le découvrirait bien assez tôt. Quoi qu’il en soit, il avait omis d’évoquer le vol d’âme à Franz lorsqu’il lui avait résumé la soirée, ce que Jolène et Melchior n’avaient pas non plus corrigé. Il le regretterait peut-être plus tard, mais pour l’heure, il se réservait le droit de faire ce qu’il voulait de son prisonnier, comme éventuellement, l’interroger au sujet des lettres qu’il avait écrite… Après tout, il y avait peut-être moyen de concilier son plan avec celui de Franz.

Il fallait juste qu’il démasque la Salamandre en premier.

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Edouard PArle
Posté le 21/09/2025
Coucou Saskia !
Je viens lire la suite de ton histoire avec grand plaisir !! J'ai trouvé ce chapitre très riche, dense autant pour l'intrigue que tes personnages et leurs relations.
Je trouve notamment cette idée de Salamandre hyper cool, c'est intéressant de deviner le passif entre elle et plusieurs autres personnages, comme Edvardina. On devine qu'il nous manque quelques infos importantes, qu'on va continuer d'explorer ça par la suite. J'ai eu l'impression que ça venait amener de nouveaux enjeux, donc je me demandais si ça ne serait pas pertinent de terminer ce chapitre avec l'arrivée de Franz et commencer le prochain avec la Salamandre. Après ça fonctionne bien sous cette forme aussi.
Tout le dialogue entre les anciens amants est très chouette, très riche. Ce serait même intéressant de développer encore un peu plus leurs réactions et émotions à mes yeux. C'est une scène forte, elle peut durer en gardant de la tension et de l'intérêt.
J'ai particulièrement apprécié le développement des fragilités de tes personnages, leur complexité, leur imperfection, ça les rend vraiment intéressants !
La figure de Franz m'intrigue pas mal, j'ai hâte de te voir le développer.
Mes remarques :
"Narcisse m’étouffe de son amour, mais je sais pas comment lui dire" paragraphe d'introduction que je trouve très chouette et crédible
"Les premiers clients n’étaient donc pas encore arrivés." Je ne trouve pas cette phrase nécessaire, elle apporte aucune nouvelle info, peut-être que tu peux introduire l'idée des clients avec quelque chose comme -> Souvent, Zéphyr aimait se joindre aux premiers clients...
"Mais peut-être que Franz n’est pas tout à fait le Saint qu’il prétend être…" je trouve que cette phrase répète un peu la même idée que la précédente, je ne sais pas si elle est nécessaire.
"que la personne qui les avait agressé…" -> agressées
"Mais j’avais tord." -> tort
"Si tu savais comme je m’en veux de t’avoir jugé négativement, au lieu d’essayer de comprendre !" Je trouve que cette phrase arrive un peu tôt dans le dialogue, je verrais bien Jolène prendre un peu de temps à encaisser la nouvelle, à reprendre ses esprits. Là, je la trouve vite dans l'analyse rationnelle de la révélation.
"On s’est vraiment bien trouvé tous les deux." -> trouvés
"mais c’est vrai que l’expression outrée de la directrice" je pense que tu peux enlever le outrée, il passe de manière implicite
"Edvardina Hildjannael’Rane, aussi connue pour son dévouement envers les enfants que pour ses talents d’écriture." Ce qui suit ce passage, avec tout le développement sur ses livres est intéressant (et dédicace trop mims <3) mais je me demande si ça arrive au meilleur moment, ça n'a pas spécialement d'intérêt pour la scène donc ça fait très exposition pour exposition, peut-être que ça pourrait arriver un peu plus tard
"Melchior dû se rendre compte de son trouble," -> dut
Franz avança alors jusqu’à eux pour les dévisager à tour de rôle.
"— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de m’expliquer ce qui se passe ici ?" Super chute !!
"et qu’il avait prit ses distances avec toute" -> pris
Un plaisir,
A bientôt !!
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