On frappa à la porte. Elna était en train d'écrire. Elle permit d'entrer. Taïmy montra sa tête, craignant de déranger la magicienne en plein travail.
- Entre, Taïmy, dit Elna.
Le garçon s'introduisit dans la pièce puis ferma la porte. Il s'approcha de la magicienne. Un livre assez imposant était posé sur un lutrin. Elna avait une plume à la main et elle traçait les caractères avec souplesse et précision.
- Qu'est-ce que tu fais ? demanda Taïmy.
- J'écris ma vie, répondit Elna. Pour qu'elle serve à d'autres. Qui sait, peut-être un jour les magiciens la liront et apprendront des erreurs commises.
Taïmy hocha la tête. Il ne comprenait pas trop mais il saisissait suffisamment pour savoir qu'il dérangeait sûrement la magicienne. Alors qu'Elna se replongeait dans son ouvrage, Taïmy se dirigea vers la porte. Il allait sortir lorsqu’Elna demanda :
- Pourquoi es-tu venu, Taïmy ?
- Je voulais juste faire une promenade avec toi, discuter, jouer…, répondit l'enfant.
Elna sourit. Elle se leva, nettoya ses plumes et annonça :
- Taïmy, il fallait le dire. On y va !
- J'avais peur de te déranger, dit Taïmy.
- Tu ne me déranges jamais, mon ange, répondit la magicienne en caressant la tête de l'enfant.
Taïmy sourit et sortit, Elna sur les talons. Une fois dans le couloir, elle demanda :
- Tu as eu une envie subite ? Decklan ne t'aurait pas… amené à l'avoir ?
Taïmy eut une moue gênée puis annonça :
- Si, il m'a dit que ça te ferait du bien de sortir. En fait, c'est à lui que j'avais demandé de me promener, mais… c'était avec toi que je voulais le faire. Quand il a su ça, il m'a dit de venir te chercher. Il m'a dit aussi que si tu posais la question, je ne devais pas te mentir.
À ces mots, Elna se figea. Elle s'accroupit devant Taïmy qui s'était aussi arrêté, surpris. Elle le prit par les épaules et le regarda dans les yeux. D'une voix tendre mais ferme, elle annonça :
- Taïmy, ce n'est pas qu'à moi que tu ne dois pas mentir, mais à tout le monde. Dis-moi, crois-tu que les adultes disent toujours la vérité ?
- Oui, bien sûr, répondit Taïmy.
- Hé bien, non, mon ange, les adultes n'ont de cesse de mentir. Un jour, tu seras adulte et tu seras obligé de mentir, même quand tu ne le voudras pas. En attendant, je t'en prie, conserve ton innocence. Le jour où tu devras mentir arrivera bien assez vite. Tu auras tout le temps de t'entraîner. En attendant, s'il te plaît, ne mens pas.
Taïmy réfléchit un instant puis déclara :
- Je te le promets.
- Mon ange, ne fais pas de promesse que tu ne comptes pas tenir ou que tu n'es pas en mesure de tenir. Je suis persuadée que tu vas mentir avant d'être adulte et tu le sais aussi. Alors, me dire ça, c'est me mentir.
Taïmy sentit qu'il avait échoué à l'une des leçons de son professeur. Il fit la moue puis annonça :
- Je ferai mon possible, magicienne.
- Je n'en doute pas, dit Elna, enfin satisfaite.
Elle se releva puis annonça :
- Essaye d'attraper ça.
Une pierre apparut devant l'enfant. Elle volait en tous sens. Taïmy lui courut après, dans les couloirs puis dans le parc. Lorsqu'il fut fatigué d'avoir vainement chassé la roche et harassé par la chaleur de l'été, il s'installa dans les bras d'Elna puis demanda :
- Je voudrais savoir quelque chose…
- Je t'écoute, dit Elna.
- Les jeux que nous faisons ensemble, ce sont des entraînements ?
- En effet…
- Quel est le but de celui-ci ? interrogea Taïmy.
- Si je te le dis, alors c'est que tu as échoué. Désires-tu toujours que je réponde ?
Taïmy secoua la tête. Elna sourit. Taïmy réfléchit puis demanda :
- M'est-il possible de l'attraper ?
- Oui, répondit Elna.
Taïmy était perplexe. Cette pierre volait en tous sens, lui échappait constamment. Son esprit d'enfant oublia rapidement le problème et il se concentra sur le câlin qu'il faisait à la magicienne. Puis, il se releva et demanda :
- On peut faire un jeu de cartes ?
- Bien sûr, amène le jeu, répondit Elna.
L'enfant partit en courant. Elna le regarda en souriant. Taïmy avait beaucoup grandi. C'était un garçon brillant, posant toujours mille questions sur le monde. Curieux, attentif, il était beaucoup plus intelligent que les enfants de son âge.
- Je peux jouer avec vous ? interrogea Julia.
La petite fille avait un regard de chien battu. Elna sourit et hocha la tête. Le visage de la jeune Ar'shyia s'éclaira. Elle s'assit et lorsque Taïmy revint avec le jeu, il ne montra ni agacement ni reproche vis-à-vis de la présence de la fillette. Taïmy avait naturellement un grand cœur et il prenait grand soin des autres enfants vivants dans la forteresse.
- Puis-je me joindre à vous ? dit quelqu'un.
Elna n'avait pas besoin de regarder pour savoir que son époux venait d'arriver. Elle leva les yeux sur lui et constata qu'il tenait leur fille Helena dans ses bras, née seulement deux lunes plus tôt.
- Naturellement, mon amour. Où est Philippe ? interrogea Elna.
Philippe était le premier enfant du couple. Elna avait choisi de nommer ses deux enfants Philippe et Helena en mémoire des époux Mandrake, les deux magiciens ayant choisi d'aider Astrid Astralius dans sa quête de la formule magique ayant permis de sauver le monde.
- Avec Laura, lui apprit Decklan.
Elna hocha la tête alors que Taïmy distribuait les cartes.
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Elna et Decklan étaient dans leur chambre. Ils passaient un moment ensemble pendant ce chaud après-midi. L'automne était tardif si bien que l'air était étouffant. Elna et Decklan bavardaient assis sur des fauteuils. On frappa à la porte. Sakku apparut. Il avait épousé Claire après que sa grossesse ait été décelé. Le jeune couple était heureux et comblé.
- Bonjour, Sakku, dit Decklan. Entre !
- Bonjour, répondit Sakku. Decklan, pourrais-je te parler ?
- Je t'écoute…
- En privé, répliqua Sakku.
Decklan eut un air surpris.
- Ce que tu as à me dire ne peut pas être entendu par Elna ?
Sakku soupira puis annonça :
- En fait, c'est plutôt à elle que je devrais en parler, mais étant donné qu'elle n'est guère coopérative, je préfère autant m'adresser à toi.
- Je t'écoute, intervint Elna en se tournant vers Sakku.
Sakku soupira à nouveau, prit plusieurs inspirations avant d'annoncer :
- Voilà, Taïmy est déjà grand. Il est largement temps qu’il ait un assistant. On ne peut pas repousser ça indéfiniment. Si on veut que l’assistant serve à quelque chose, il faut qu’il vive enfant avec son magicien. Vous êtes censée désigner cet assistant, que ça soit par hasard ou…
- L’assistant de Julia se trouve à Ubeck. C’est une petite fille qui s’appelle Tessy. Elle a le même âge que Julia, annonça Elna en fermant les yeux.
- Pourquoi elle ? s’enquit Sakku, surpris.
- Je ne sais pas. C’est le meilleur choix. N’oublie pas de demander son avis à la famille et à la jeune fille. Si elle refuse, il y a des solutions de secours, d’autres candidats.
- Mais qui correspondent moins, comprit Sakku et Elna acquiesça d’un geste.
- L’assistant d’Amel s’appelle Nicolas. C’est un fils de noble. Il n’a que quelques mois. Il vit à Louhir.
Sakku enregistra les informations.
- Et pour Taïmy ? interrogea Sakku qui était surtout venu pour lui.
Elna ne répondit pas. Elle sentait qui était la bonne personne mais ne pouvait s’y résoudre. Elle sauta ce candidat pour déterminer qui était le suivant et son sang se glaça. Le premier était tout simplement inenvisageable. Le second lui brisait le cœur. Elle baissa la tête. Elle ne pouvait pas sérieusement envisager de passer au troisième candidat.
- Qui est son assistant ? insista Sakku.
Elna ouvrit la bouche mais fut incapable de parler. Decklan lui prit la main et elle chuchota :
- Philippe, notre fils.
Decklan lâcha la main de la magicienne. Ils avaient été tellement heureux en apprenant que leurs enfants n’étaient ni magiciens, ni Morden. Ils vivraient normalement, sans connaître la difficulté et la souffrance liés au don.
- Il est bien jeune, annonça Sakku sans voir la douleur du couple, mais je ferai avec. Je vais commencer son entraînement. Merci à vous, magicienne.
Sakku s'inclina puis sortit. Decklan fut choqué par son manque de compassion. Il sortit à sa suite. Il le rejoignit rapidement. L’assistant en chef ne semblait pas bien. Il arborait un visage fermé et crispé. Decklan en oublia sa fureur.
- Il y a un problème ? demanda le Morden.
- Un problème ? s'exclama Sakku. Elna vous parle, elle parle aux enfants mais moi, elle refuse toujours de m'adresser la parole sauf pour les choses vraiment importantes. J'aimerais comprendre. Ne suis-je rien pour elle ? Je lui ai sauvé la vie à plusieurs reprises. Cela ne signifie-t-il rien à ses yeux ?
Decklan baissa les yeux mais ne répondit rien. Sakku continua :
- Elle ne parle même pas à sa sœur, qui est aussi son assistante, je vous le rappelle. Elle n'a pas dit un mot pendant notre mariage. Elle n'a même pas pris la peine d'aller vérifier elle-même que notre enfant se portait bien. C'est un druide qui est venu faire la vérification. Et vous me demandez s'il y a un problème ? Elna serait-elle égoïste à ce point qu'elle en oublie ses amis ? À moins qu'à ses yeux, nous ne méritions pas ce titre ? Parce que de mon côté, c'est le cas. Elna est revenue à la vie. Je sais bien qu'elle n'est pas et ne sera jamais plus comme avant mais je ne demande qu'un peu de respect et de reconnaissance. Est-ce que j'en désire trop ?
Decklan secoua la tête puis annonça :
- Si elle venait à vous parler, elle vous mentirait. À moins que vous ne vouliez partager sa souffrance et sa peine ?
Sakku afficha un regard déçu puis partit sans plus de mot. Decklan soupira puis se retourna. Il remarqua qu'Elna était là. Ses yeux étaient vides mais il savait que les mots de Sakku l'avaient blessée. Il s'approcha et prit sa femme dans ses bras.
- C'est si difficile, dit Elna. J'ai été tellement heureuse que ni Philippe ni Helena ne soient des Ar'shyia. J'ai cru qu'ils pourraient vivre loin de la magie et de la souffrance qu'elle entraîne. Et voilà qu'on m'ordonne de nommer mon propre fils assistant. Comment suis-je censée prendre cela ? N'ai-je pas donné assez ? Ma vie ne leur suffit-elle pas ? Il leur faut aussi celle de mon fils ?
Decklan comprenait parfaitement sa femme car lorsqu'elle avait annoncé que c'était Philippe, une boule s'était formée dans son ventre. Lui aussi craignait pour la vie de son fils.
Elna retourna dans sa chambre. Sur sa biographie, elle écrivit le véritable nom de l’assistant de Taïmy ainsi que l’endroit où il vivait. Elle ne pouvait se résoudre à le désigner à Sakku. La magie se trompait. Ce garçon ne pouvait pas être le meilleur choix pour Taïmy. C’était impossible.
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Elna observait Taïmy. Il regardait une pierre bouger en tous sens, imprenable. Il ne lui courait pas après. Il avait passé l'âge de sauter partout. Désormais, il analysait la situation. Elna était assise sur un banc, en silence. Taïmy aussi était silencieux. Une jeune femme entra. Julia sourit à Elna avant de se tourner vers Taïmy, un petit sourire aux lèvres :
- Toujours en train de tenter de résoudre l’énigme ? se moqua la jeune femme qui avait trouvé la solution des mois auparavant.
Taïmy lui lança un regard noir. Le jeune homme avait une large tendance au narcissisme et l’égoïsme. C’était un adolescent prétentieux et hautain. Premier Ar’shyia à grandir dans la citadelle depuis des siècles, on l’avait couvé. Tout lui avait été permis. Son caractère venait sûrement de là.
Julia et Amel, venus plus tard, étaient d’un naturel calme, posé, réfléchi et doux. Ils pensaient aux autres avant eux-mêmes. Tout le contraire de leur aîné. Elna n’en aimait pas moins les trois futurs magiciens.
- Attraper la pierre, attraper la pierre, répéta Taïmy, irrité. Saleté de pierre.
- Ne pas trouver ne te donne pas le droit d’être malpoli, fit remarquer Julia.
- Je ne t’ai rien demandé, cingla Taïmy.
Julia se tourna vers Elna mais la magicienne ne dit rien. Julia soupira. Si Julia avait osé prononcer les mêmes mots que son aîné, elle aurait été rabrouée par la magicienne. Avec Taïmy, c’était différent. Elna lui passait tout. Elle ne haussait jamais le ton avec lui.
Elna passa d’un Ar’shyia à l’autre. Julia brillait par son intelligence. Excellente stratège, elle gagnait tout le temps aux jeux de guerre. En revanche, elle n’était pas douée en diplomatie. Dès qu’elle devait mentir ou improviser, elle se ridiculisait. Taïmy, en revanche, savait très bien mentir. De plus, il avait un charisme hors du commun.
Lorsqu’ils étaient petits, Julia et Amel faisaient souvent des bêtises mais Elna savait qu’ils n’avaient pas eu seuls l’idée de les faire. Taïmy les y avait incités et les enfants le suivaient aveuglément.
Julia avait été ravie de réussir ce test avant Taïmy et depuis le jeune homme la traitait avec mépris. Sa jalousie était évidente. Il voulait toujours être le meilleur, partout. Il s’entraînait dur pour tenter de battre Julia aux jeux de guerre et Amel à l’épée. Parfois, il était à la limite d’y arriver. Taïmy était persévérant, motivé, volontaire.
Taïmy se retourna et s'écria :
- J'en ai assez. Je vais lire.
Elna sourit et la roche vint se loger au creux de sa main. Taïmy s'éloigna sous l'œil moqueur de Julia.
Plus tard, Taïmy était de retour avec Philippe. Elna sourit en voyant son fils. Robuste, il était presque aussi grand que Taïmy pourtant son aîné de plusieurs années. Sakku arriva par hasard en même temps que les garçons.
- Philippe ! s'exclama Sakku. Tu as raté ta leçon d'épée. Où étais-tu encore passé ?
- Je parlais avec mon magicien, répondit Philippe d'une voix plus qu'insolente, ça te pose un problème ?
Des flammes jaillirent des yeux de Sakku.
- Philippe ! intervint Elna d'une voix calme. Ne parle pas ainsi au maître assistant !
Le garçon se tourna vers sa mère et souffla d'un ton très sincère :
- Pardon, mère.
- Ce n'est pas à moi que tu dois t'excuser, mais à Sakku, répliqua Elna.
Philippe répéta ses excuses au maître assistant mais avec beaucoup moins de sincérité dans la voix. Sakku soupira. Il détestait lorsqu’Elna intervenait. Il avait à chaque fois l'impression qu'elle le croyait incapable de s'occuper seul du problème. Philippe avait toujours senti la tension entre sa mère et son maître assistant et en profitait régulièrement.
- Il y a un problème, Taïmy ? interrogea Sakku.
- Rien qui vous concerne, répliqua Taïmy.
Sakku détestait lorsque le jeune homme lui parlait de cette manière mais que pouvait-il répondre ? Il n'était pas en charge de l'éducation du garçon. Elna n’intervint pas alors que cette fois, c’était son rôle. Sakku sortit du jardin énervé. Decklan le croisa.
- Qu’est-ce qui ne va pas ? commença Decklan.
- Taïmy a encore été malpoli envers moi et comme d’habitude, Elna n’a rien dit. Elle couve trop cet enfant. Il devient un peu plus insolent chaque jour. Bientôt, il sera incontrôlable.
- Tu te trompes, Taïmy est un jeune homme admirable. Il m'aide à tenir la forteresse. Il a parfaitement accepté son rôle d'Ar'shyia. De plus, il s'occupe de tous les autres Ar'shyia, il travaille énormément, passe presque tous ses temps libres à lire ou à poser des questions intéressantes…
- Et sans vouloir être blessant, Amel maîtrise plus de choses que lui, répliqua Sakku.
Decklan fut forcé d’admettre que l’assistant avait raison. Taïmy passait beaucoup de temps à ordonner des choses à tout le monde ou à monter des blagues, mais consacrait finalement assez peu de sa journée à son éducation. Sakku ne voulait pas rester en froid avec son ami. Il sourit puis fit une tape amicale sur le dos de Decklan avant de lui proposer une partie de Tek-tek. Le Morden accepta volontiers.
Pendant ce temps, dans le parc, Taïmy demanda à Elna de relancer la pierre. La magicienne fut surprise mais accepta. Alors que Taïmy se repenchait sur le problème, Philippe s'assit à côté de sa mère puis annonça :
- Ça le trouble beaucoup.
Elna sourit. Philippe regarda sa mère. Elle paraissait encore très jeune, probablement grâce à la magie. Toutefois, ses yeux exprimaient toujours une grande tristesse que rien ne semblait pouvoir effacer.
- Maman, ça va ? demanda Philippe.
Elna cessa de regarder Taïmy pour se tourner vers son fils.
- Si tu me demandes si je vais plus mal que d'habitude, alors la réponse est non.
Philippe baissa les yeux. Il ne voulait pas que sa mère puisse y lire sa peine et son angoisse.
- Pardonne-moi, dit Elna d'une voix douce. Ça ne doit pas être facile de m'avoir comme mère. Sache, mon fils, que je fais de mon mieux.
Philippe se laissa enlacer par sa mère et répondit à son étreinte.
- Dis, maman, est-ce qu'un jour, je comprendrai pourquoi tu es aussi triste ? demanda Philippe d'une voix tremblante.
Elna réfléchit un instant puis annonça :
- Je ne sais pas, en tout cas, j'espère que tu ne le vivras jamais.
Philippe hocha la tête. Soudain, Taïmy se retourna et s'approcha du banc. La pierre volait encore. Elna et Philippe se tournèrent vers lui.
- Tu veux bien me donner cette pierre, s'il te plaît ? demanda Taïmy en regardant Elna.
La magicienne sourit puis fit "non" de la tête. Taïmy sembla réfléchir. Il quitta le parc. Elna sourit de plus belle.
- Qu'est-ce qui se passe ? interrogea Philippe qui n'avait jamais vu une telle lueur dans les yeux de sa mère.
- Il vient enfin de comprendre. Il en a mis, le temps ! Maintenant, voyons de quoi il est capable pour l'attraper, répondit Elna.
- Je ne comprends pas, avoua Philippe.
Elna proposa à son fils de jouer aux cartes avec lui. Philippe accepta. Il savait que sa mère ne comptait pas lui expliquer. Ils avaient déjà fait une dizaine de parties lorsque Taïmy reparut.
- Je ne peux pas, dit le jeune homme d'un ton extrêmement triste.
- Tu ne peux pas quoi ? demanda Elna.
- Prendre la pierre de la manière que tu le souhaites. Je ne veux pas, répondit Taïmy, la voix brisée par le chagrin.
- Tu peux déclarer forfait sur cet exercice mais je crois que c'est dommage d'abandonner après tant de travail, annonça Elna.
- Non, je ne ferai pas ce que tu veux de moi, dit Taïmy, en secouant la tête.
Il s'accroupit devant Elna puis annonça :
- Comment pourrais-je faire cela ?
Sa voix tremblait légèrement.
- C'est contraire à tout ce en quoi je crois. Je ne peux pas.
Il prit la main d'Elna, la regarda dans les yeux et annonça :
- Je t'en prie, ne me le demande pas.
Elna affichait une expression neutre. Philippe était subjugué. Il n'avait jamais vu son magicien agir de la sorte. Il semblait désespéré. Il ne l'avait jamais entendu user d'un ton aussi suppliant. Soudain, Elna s'évanouit. La pierre tomba au sol. Taïmy sourit, toute trace de chagrin ayant disparu de son visage, puis il ramassa la pierre et annonça fièrement :
- J'ai gagné.
Philippe était horrifié. D’abord, son magicien, qu’il était censé connaître par cœur, venait de mentir sans qu’il s’en rendre compte. Ensuite, il venait de s’attaquer à sa mère ! Philippe se leva et s'écria :
- Mais enfin ! Qu'est-ce que tu as fait ?
- Ce qu'elle voulait. Elle n'a rien vu venir !
En voyant le regard terrifié de son assistant, Taïmy précisa :
- Elle n'est qu'endormie.
Pour prouver ses dires, il sortit des feuilles de sa poche et les malaxa entre ses mains sous le nez d'Elna. La magicienne ouvrit les yeux. Elle s'assit, encore un peu perdue, puis sourit.
- Bien joué, Taïmy, j'y ai vraiment cru.
Elle se tourna vers lui alors qu'il lui tendait, vainqueur, la pierre tant désirée. Elle la récupéra. Philippe était hors de lui.
- Est-ce que vous voudriez bien m'expliquer ?
- Tant qu'elle était en mouvement, cette roche était impossible à attraper, expliqua Taïmy. Il fallait la faire stopper. Or, ses mouvements étaient contrôlés par Elna. Il fallait donc la forcer à lâcher son contrôle.
- Alors tu l'as empoisonnée ? s'exclama le garçon.
Elna et Taïmy sourirent.
- Oui, avoua Taïmy. J'ai d'abord pris l'antidote puis j'ai recouvert ma main d'un baume soporifique. En touchant la main d'Elna, j'ai mis du baume sur elle.
- Tu as très bien agi, Taïmy, du grand art. Comment as-tu compris ?
- J'ai réfléchi, admit Taïmy à regret. Si Julia peut trouver, pourquoi pas moi. Elle est douée en stratégie. Souvent, quand on joue et qu’elle est face à un obstacle, elle voit les choses d’une manière différente. Elle contourne le problème ou l’envisage d’une façon surprenante. J’ai essayé de réfléchir comme elle et c’est devenu évident. Si tu ne peux pas lutter contre un sort, attaque son lanceur… car tel est bien l'objet de cet exercice, n'est-ce pas ?
Elna acquiesça.
- Je saurai m'en souvenir, finit Taïmy.
- Cette leçon vaut aussi et surtout pour toi, Philippe, annonça Elna.
- Moi ? s'étonna Philippe.
Elna acquiesça.
- Dis-moi, mon fils, que fais-tu si un jour, Taïmy est possédé contre son gré par un ensorceleur ?
La question de sa mère prit le garçon de court. Il réfléchit puis il annonça :
- Je tue l'ensorceleur.
- Seulement voilà, tu auras Taïmy contre toi, fit remarquer Elna.
Philippe ne sut quoi répondre à ça. Elna continua :
- La pierre correspond à ton but. C'est ce que tu veux. Seulement, quelqu'un ou quelque chose t'empêche de l'atteindre.
- Attends, dit Philippe, tu veux dire que dans ce problème, la pierre, c'est l'ensorceleur ?
Elna acquiesça.
- Je devrais m'attaquer à Taïmy ? comprit Philippe. Mais enfin, que puis-je contre un magicien ?
- Pas grand-chose, dit Elna. Mais l'ensorceleur ne s'attendra pas à ce que tu t'attaques à ton magicien. La surprise permet de tout obtenir.
Philippe était certain de ne pas aimer cette idée. Il fronça les sourcils.
- Je n'aime pas cette leçon, annonça-t-il.
- Elle est importante pourtant, répliqua Elna d'une voix neutre.
Elna se tourna vers Taïmy. Il ne semblait pas avoir écouté la conversation. Son regard était vide et il regardait dans le vague.
- Taïmy ? Tu as entendu ce que je viens de dire ? interrogea Elna.
Le jeune homme ne répondit pas.
- Taïmy ? insista Elna.
Il ne broncha pas. Il bougea la tête, écoutant une musique audible par lui seul. Ses yeux bougèrent comme s'ils voyaient des choses invisibles. Il se mit à sourire.
- Il rêve tout éveillé ? proposa Philippe.
- Je l'ignore, annonça Elna.
Taïmy tournait la tête, parfois à droite, parfois à gauche. Il regardait même le ciel ou le sol. Il tendit la main devant lui. Elna s'éloigna. Il referma la main sur du vide puis tira vers lui, comme s'il avait attrapé quelque chose de grande valeur. Julia arriva à ce moment-là.
- Ah, Philippe, Sakku m'envoie te dire que ta leçon de combat va commencer.
Julia se rendit compte de l'étrange attitude de son aîné. Elle le regarda avec surprise. Philippe était éberlué. Taïmy sembla se réveiller. Il se tourna vers Elna et sourit.
- C'est trop cool ! s'exclama-t-il.
- Quoi donc ? demanda Elna.
Taïmy se rendit compte de la présence de Julia.
- J’ai réussi ! annonça-t-il d’un ton méprisant.
- Tu as réussi quoi ? interrogea Julia en essayant de faire fi de la façon dont Taïmy lui adressait la parole.
- Il a attrapé la pierre, lui apprit Elna.
- Je ne parle pas de ça, s’exclama Taïmy en lui montrant aussi peu de respect qu’à sa cadette.
Julia et Philippe se lancèrent des regards gênés mais Elna ne reprit pas le jeune homme.
- J’ai réussi à me séparer, lâcha Taïmy et la nouvelle eut l’effet d’une bombe. Je suis un magicien.
- C'est vrai ? demanda Elna d'une voix douce remplie de larmes. Tu es… séparé ?
Pour le prouver, Taïmy lança l’un des sorts qu’il avait appris à lancer en théorie ces dernières années. Un simple sort de transfert. La pierre qui lui avait résisté si longtemps s’éleva dans les airs à son commandement.
Elna enlaça tendrement le jeune magicien. Elle était tellement heureuse qu'un de ses élèves se soit enfin séparé. Elle avait peur qu’ils ne le fassent jamais. Elna ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même ayant été déchirée, elle ne savait pas comment aider ses élèves à se séparer. Elle avait choisi d’utiliser la magie le plus souvent possible en face d’eux, pour leur montrer que c’était quelque chose de naturel mais elle avait craint d’avoir mal agi. Normalement, les Ar'shyia se séparaient bien plus tôt. Elna était rassurée. Il avait juste été plus long que les autres.
- Va annoncer la bonne nouvelle à Decklan et aux maîtres assistants, proposa Elna. Nul doute que Decklan va vouloir faire une grande fête pour toi.
Taïmy, que l’idée d’être au centre de toutes les attentions ravissait, sourit puis partit en courant. Au cours de cette fête, Taïmy reçut son gant blanc, symbole de son rang. C’était un simple gant, non magique, car aucun magicien n’était revenu à Mont Cerer pour permettre aux ensorceleurs de le façonner, mais le symbole restait intact.
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Taïmy dépassa rapidement Elna en capacité magique. Elna ne le montra pas, mais elle en souffrait beaucoup. Avoir été déchirée la privait d’énormément de choses. Julia avait demandé à se rendre chez les ensorceleurs, afin de leur fournir de quoi créer des objets magiques mais également afin d’ensorceler les gants blancs des mages.
Taïmy, qui avait pris le titre d’archimage depuis peu, avait accepté à contrecœur. Julia devait quitter la citadelle dans quelques jours. Amel avait demandé à rester pour enseigner la magie aux Ar’shyia. Il aimait beaucoup les enfants et faisait preuve d'une patience à toute épreuve. Ce fut tout naturellement que ce poste lui fut attribué.
Depuis que les ensorceleurs cherchaient les Ar’shyia, ils en avaient trouvé pas mal, mais Elna avait demandé à ce que seuls les bébés leur soient amenés. Pour se séparer, il fallait être en contact avec des magiciens pendant plusieurs années. Julia s’était séparée beaucoup plus jeune que Taïmy car elle avait pu profiter de la présence d’Elna beaucoup plus jeune. Elna avait donc décidé de laisser les adultes tranquille. De ce fait, Amel n’avait que deux apprentis.
Les différentes communautés magiques ne cachaient pas leur joie. Un archimage et un magicien hors de la citadelle, ainsi que de futurs magiciens en formation, le tout avait de quoi réjouir tout le monde. Les maîtres du monde reprenaient enfin du service.
Taïmy chercha dans la magie et rapidement, il trouva où se cachait Julia. Dans un endroit calme et éloigné de toute présence humaine, Julia s’entraînait. Tessy, son assistante, était assise non loin. Elle regardait la scène à moitié, davantage concentrée sur le livre qu’elle lisait.
- C’est là que tu te caches ! s’exclama Taïmy.
- J’ai besoin de tranquillité pour me détendre, dit Julia en souriant.
- J’ai besoin de te parler, annonça Taïmy. Ça devient gênant.
- Ta relation avec Philippe ? interrogea Julia.
Taïmy ne s’était jamais vraiment entendu avec son assistant. Depuis son enfance, il le traitait davantage comme un larbin que comme l’ami, le frère, le confident qu’il aurait dû être. Depuis sa séparation, Taïmy s’en plaignait régulièrement auprès de Julia. Ne voulant pas déranger sa mère avec ça, Taïmy n’en avait jamais fait part à Elna.
- Raconte, proposa Julia en arrêtant de s’entraîner.
Tessy leva les yeux. Ça lui faisait bizarre de voir un magicien sans son assistant. Elle ne se serait pas imaginée quitter Julia une seconde sans une très bonne raison et Julia ne pouvait se passer de sa présence réconfortante.
Sakku disait que c’était à cause de la séparation. Un magicien séparé avait accepté de laisser son côté magique s’éloigner de lui. Il en ressortait un grand besoin de protection, une grande peur de la solitude. Voir Taïmy sans Philippe choquait Tessy.
- Il me dérange ! s’exclama Taïmy. Je ne veux pas m’entraîner devant lui. J’ai l’impression… de me dévoiler devant un inconnu. Il… Il ne me convient pas, finit par admettre Taïmy.
- La magie décide de l’identité de l’assistant. Elle sait ce qu’elle fait. Tu as toi-même ressenti cela en nommant l’assistant de Pauline.
- Je sais mais je ne crois pas que Philippe soit fait pour moi, insista Taïmy. Je… Je ne l’aime pas.
Julia se retint de dire ce qu’elle pensait. Taïmy était un enfant gâté. Plus jeune, le moindre de ses caprices était satisfait. Qu’il en refasse étant adulte n’était guère étonnant.
- Que veux-tu que je te dise ? Parles-en avec Elna !
- Elle est de plus en plus mal, je le sens, dit tristement Taïmy et Julia dut admettre qu’il avait raison. Nous voir aussi épanouis la rend à la fois heureuse et terriblement triste. Elle ne pourra jamais apprécier la magie comme nous le faisons. Je ne veux pas l’accabler davantage ! Si je lui dis ce que je ressens, elle croira que je remets en doute son choix, ses compétences. C’est elle qui a désigné son fils pour être mon assistant. Elle risque…
Taïmy ne finit pas sa phrase mais Julia comprenait.
- Et si tu demandais à Decklan ? proposa Julia. C’est un Morden mais il a vécu avec Elna toute sa vie de magicienne. Il saura peut-être… Je ne sais pas…
- J’irai le voir, promit Taïmy avant de s’éloigner.
Julia avait beau ne pas apprécier l’archimage, elle n’aimait pas le voir aussi malheureux. Ça lui fendait le cœur. Sa relation avec Tessy était une symbiose parfaite. Les deux femmes s’entendaient à merveille. Elles ne s’engueulaient jamais, appréciaient sans cesse la présence l’une de l’autre. C’était parfait. Amel vivait la même chose avec Nicolas. Cela gênait Julia que la relation de Taïmy avec son assistant soit aussi chaotique. Quelque chose clochait, elle le sentait, mais quoi ?
Decklan vit entrer Taïmy dans son bureau. L’archimage semblait encore plus troublé que d’habitude. Depuis que Taïmy avait pris le poste, il était tout le temps sur les nerfs. Le jeune homme, que Decklan trouvait déjà insupportable en temps normal, lui donnait aujourd’hui des maux de tête par sa simple présence.
- Que puis-je pour vous, archimage ? interrogea Decklan.
Taïmy ne répondit pas et ne se départit pas de son air gêné. Decklan trouva cela étrange. D’habitude, qu’un Morden de deux fois son âge s’abaisse ainsi devant lui regonflait le moral du jeune homme. Decklan comprit que le problème était important.
- Je… Pourriez-vous me raconter comment Elna a choisi mon assistant ? demanda Taïmy d’une voix suppliante.
Decklan ne l’avait jamais entendu lui parler de la sorte. Il s’exécuta.
- Tu étais grand et Sakku s’est inquiété que tu n’aies toujours pas d’assistant. Il a demandé à Elna de prendre les choses en main. Elle a d’abord désigné ceux de Julia et d’Amel. Elle semblait très gênée par le tien. Quand elle a annoncé son identité, j’ai compris pourquoi.
- Que voulez-vous dire ? demanda Taïmy.
- Elna et moi avons toujours vécu comme une vraie libération qu’aucun de nos enfants n’ait de capacités magiques. Que Philippe devienne assistant a été une souffrance, pour nous deux. Nous avons accepté à contre cœur.
Decklan usait de tout son talent de Morden pour ne pas montrer l’ampleur de sa douleur. Taïmy détourna le regard et sortit. Elna n’aurait jamais désigné son fils s’il n’avait pas été le bon. Taïmy en était maintenant certain. Mais alors pourquoi sa relation avec son assistant était-elle aussi difficile ? Cela venait-il de leur grande différence d’âge ?
Ce qui était sûr était que Taïmy ne pouvait plus voir le jeune homme en peinture. Les choses s’étaient détériorées avec le temps au lieu de s’améliorer. Désormais, Taïmy ne voyait en son assistant qu’un intrus indésirable. Comment pouvait-il seulement espérer s’épanouir dans ces conditions ? Il enviait énormément ses deux compagnons magiciens. La jalousie augmentait encore sa nature désagréable et supérieure.
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Elna était dans sa chambre. Elle regardait la forêt. Le regard vide, elle ne pensait à rien. Son esprit, déchiré, l'amenait à avoir des visions étranges et lui apportait une douleur insupportable au niveau du front.
Elle se sentait plus mal que jamais. Depuis deux jours, la douleur n'avait cessé d'empirer. Elle n'avait rien dit à Decklan, ne voulant pas le peiner davantage et son époux ne s'était rendu compte de rien. La magicienne avait appris à cacher sa souffrance à son mari. Elle soupira.
Elle sortit de la chambre. Dans le parc, elle vit Amel, s'occupant des jeunes Ar'shyia. Plus loin, elle vit Taïmy, en grande discussion avec un Morden. Philippe aidait un jeune assistant à tenir son épée.
Elle les regarda. Ils s'en sortaient très bien tous seuls. Il était évident qu'ils n'avaient plus besoin d'elle. Helena partageait son temps entre la forge et les salles d’armes. Toujours très attirée par l’escrime, elle avait su rapidement prouver ses compétences en matière de combat. Elna prit sa décision.
Decklan était en pleine discussion avec deux vendeurs. Il marchandait avec son brio habituel de diplomate l’achat de blé et de bœufs pour l’année prochaine. Elna entra sans même frapper. Elle n'accorda aucun regard aux invités, se contentant de se rendre près de son époux. Elle s'assit à côté de lui puis annonça, comme si les marchands n'étaient pas là :
- Decklan, je voulais te dire : je t'aime. Tu as toujours été là pour moi et je ne t'en remercierai jamais assez. Tu m'as donné plus de bonheur que je n'aurais jamais pu avoir. Merci, de tout mon cœur.
Elle l'embrassa tendrement et sortit, sous le regard gêné des deux marchands. Decklan fut totalement éberlué. Sa femme agissait souvent bizarrement, mais là, c'était pire que d'habitude.
Les marchands lui parlèrent mais il n'entendit rien. Ils insistèrent. Il se tourna vers eux et continua les négociations. Finalement, il s'excusa et sortit. Soudain, il craignait que quelque chose de grave ne se passe. Il alla d'abord voir Taïmy.
- Taïmy ? Tu as vu Elna ? demanda Decklan.
- Oui, elle est venue. Elle était bizarre. Elle m'a dit qu'elle était fière de moi et de ce que je faisais ici. Elle m'a ensuite fait une bise, annonça Taïmy.
- Après, elle est venue vers moi, déclara Philippe. Elle m'a enlacée, m'a dit qu'elle m'aimait, qu'elle était également fière de moi. Elle m'a aussi embrassé puis elle est sortie sans nous laisser le temps de répondre quoi que ce soit. Qu'est-ce qui se passe ?
- Je l'ignore, mais je n'aime pas ça, répondit Decklan.
Il chercha Helena. Il la trouva à la forge de la forteresse. Il lui posa la même question et avec elle aussi, Elna s'était comportée étrangement. Elle lui avait dit, à quelques choses près, la même chose qu'à Philippe. Il chercha Sakku. Claire était avec lui. Ils semblaient en grande discussion.
- Ah ! Decklan ! lança Sakku en voyant l'ancien Morden apparaître. Tu vas peut-être pouvoir nous expliquer. Que se passe-t-il avec Elna ?
- Qu'a-t-elle dit ? demanda Decklan.
- Hé bien, c'est ça le plus étrange, dit Sakku, elle nous a parlé ! Elle s'est excusée de ne pas nous avoir adressé la parole avant et nous a dit espérer que nous comprendrions pourquoi elle l'avait fait. Ensuite, elle a dit à Claire combien elle l'aimait et à quel point elle était fière d'être sa sœur. Elle a béni nos enfants puis elle nous a dit que nous avions fait un travail formidable avec les assistants. Enfin, elle s'est excusée auprès de moi pour son attitude qui pouvait passer pour du dédain ou du mépris, mais qui n'en était pas. Elle m'a dit que j'étais un vrai ami à ses yeux puis elle est partie. Tu pourrais m'expliquer ?
Decklan comprit pourquoi Elna agissait de cette manière. Claire hurla à ce moment-là. Elle se courba en deux, une main sur le cœur, la respiration coupée. Sakku la prit dans ses bras, lui demandant ce qui se passait mais sa femme n’était pas en mesure de lui répondre. Les larmes couvrirent son visage.
- Non, Elna, je t'en prie, non ! Où est-elle ? hurla Decklan en empoignant Claire. Où est-elle ?
- Elle… Elle est… bredouilla Claire.
- Où est-elle ? répéta Decklan.
- Sa chambre. C’est le dernier endroit où je l’ai sentie, répondit Claire avant de tomber à genoux.
Sakku comprit. Il n’avait jamais vécu ça mais il sut ce dont il s’agissait. Il enlaça sa femme, ne sachant trop que faire pour la réconforter.
Decklan courut aussi vite qu’il put, avalant les marches trois à trois. Il ouvrit la porte avec vigueur. La chambre était vide. Où était Elna ? La porte menant au balcon était ouverte. Ils aimaient beaucoup, l'un comme l'autre, regarder le paysage de ce balcon. Il s'avança, regarda dehors et remarqua quelque chose dans son champ de vision sur le sol. Il regarda en bas et crut que son cœur avait explosé. Elna était étendue en bas. Du sang s'écoulait de sa bouche.
- Non ! hurla-t-il avant de courir vers l'escalier le plus proche.
Beaucoup durent l'entendre car lorsqu'il fut en bas, Sakku et Claire étaient derrière lui. Lorsqu'il arriva devant Elna, il s'agenouilla et la retourna. Elle était déjà morte. Decklan tremblait et pleurait. Il prit sa femme dans ses bras et se mit à hurler. Sakku et Claire étaient pétrifiés.
D'autres personnes arrivèrent : serviteurs, gardes. Sakku les fit s'éloigner et demanda à la garde d'éloigner les gens qui s'approcheraient. Sakku regarda le balcon, deux étages plus haut. Une chute d'une aussi faible hauteur n'aurait pas dû la tuer. Nul doute qu'elle l'avait accentuée par magie.
Sakku s'approcha de Decklan. Il sanglotait en tenant son épouse dans ses bras. L'étrange comportement d'Elna s'expliquait. Elle était venue leur dire adieu. Sakku sentit une larme couler le long de sa joue. Il prit sa femme dans ses bras. Claire aussi pleurait.
Taïmy arriva. Les gardes le laissèrent passer. Lorsqu'il vit Decklan pleurer sur le corps d'Elna, sa respiration fut soudain difficile. Il n'arrivait pas à le croire. Taïmy s'approcha de Sakku et demanda :
- Comment… Comment est-ce arrivé ?
Sakku regarda le balcon. Taïmy suivit son regard.
- Elle est tombée ?
Sakku secoua négativement la tête.
- Elle s'est suicidée ? Pourquoi ?
Nul ne lui répondit. Taïmy n'insista pas mais il ne comptait pas se taire éternellement. Il s'approcha de Decklan et lui posa une main réconfortante sur l'épaule. L'ancien Morden prit la main du magicien et la retira de son épaule : il ne voulait pas être réconforté. Sa femme venait de mourir. Après tant d'années, elle l'avait finalement fait. Elle s'était suicidée. Il savait qu'elle le ferait, elle lui avait dit, mais cela ne l'empêcha pas d'en souffrir.
Il se sentait déchiré, seul, vide, mort. Il ne se rendit plus compte du monde qui l'entourait. La peine l'envahissait. Il ignora combien de temps il resta là avant de se lever et de laisser Taïmy et Sakku s'occuper d'amener le corps à l'intérieur. Il vit ses enfants, Philippe et Helena, mais ne put se résoudre à leur parler. Il monta dans sa chambre et s'assit sur le lit. Il n'arrivait à penser à rien d'autre qu'à sa femme. La porte s'ouvrit.
Taïmy, Philippe, Helena, Julia, Tessy, Sakku et Claire entrèrent. Ils voulaient tous soutenir Decklan et se soutenir eux-mêmes. Seul Amel manquait à l’appel mais il s’occupait des enfants. Philippe et Helena s’assirent sur le lit, de part et d’autre de leur père. Helena enlaça Decklan avec tendresse. Philippe se contenta de lui poser une main sur l’épaule. Taïmy se plaça devant Decklan et d’une voix douce mais chargée de colère, il demanda :
- Decklan, pourquoi… Pourquoi a-t-elle fait cela ?
Pour toute réponse, Decklan se leva et ouvrit un lourd coffre. Il en sortit un gros livre magnifiquement décoré.
- Je me souviens de ce livre, dit Taïmy. Elna m'a dit qu'elle y écrivait sa vie.
Decklan posa le livre sur le lit et l'ouvrit. Julia et Taïmy se placèrent derrière. Les autres s’éparpillèrent dans la pièce, choisissant un fauteuil confortable. Julia lut le texte. Afin de mieux narrer, elle lisait un paragraphe pour elle-même avant de le relire à voix haute. Tous écoutèrent l’histoire.
Elna commençait par son enfance dans son village. Elle décrivait la douceur de sa mère, Tuta, la force de son père, Arhon, la gentillesse de sa sœur, Claire. Suivait son enlèvement par les Mordens, son enfermement, sa libération, la longue recherche de la vérité concernant la disparition de la magie et la fin du monde, son déchirement en chemin puis son retour à la citadelle des mages. Ils en étaient là lorsque Julia se figea sur le texte. Elle lisait pour elle-même mais tous remarquèrent que quelque chose n’allait pas.
- Julia ? interrogea Decklan.
- Avez-vous lu ce livre ? lui demanda Julia.
- Je me suis contenté du début. À partir de notre rencontre, je n’en ai pas ressenti le besoin, lui apprit Decklan. Nous avons passé pratiquement tout notre temps ensemble depuis. Il n’y a rien là-dedans que j’ignore.
- Je crois que vous vous trompez, dit Julia.
- Que dit-elle ? interrogea Claire alors que Taïmy regardait par-dessus l’épaule de Julia.
- Quoi ? s’exclama Taïmy, blême. C’est impossible !
- De quoi s’agit-il ? insista Claire, impatiente.
- Je… Je ne sais pas si je dois lire ça, pleura Julia qui se sentait agressée par ses compagnons. Elle dit que c’est un secret qu’elle ne doit pas révéler.
- Je promets de ne jamais répéter à personne ce que tu vas nous dire, lança Sakku.
Les autres jurèrent à leur tour. Julia se tourna vers Taïmy. Elle ne pouvait pas. Taïmy regarda ses compagnons puis annonça d’une voix forte pour être sûr de bien être entendu et de ne pas avoir à se répéter :
- Ce n’est pas Elna qui a rendu sa magie au monde.
- Quoi ? s’écria tout le monde.
Taïmy lut le paragraphe. Sa voix grave rendit la scène plus dramatique encore. Tous frissonnèrent.
- Quels autres secrets ce livre peut-il bien contenir ? murmura Taïmy plus pour lui-même mais Julia l’entendit.
Elle savait ce qu’il redoutait de trouver dans ce grimoire. Elle continua la lecture. Elna racontait l’enlèvement d’Anaïs, comment ils avaient tenté de la sauver et à quel point ils avaient échoué. Non seulement Anaïs était morte mais Elna en était ressortie à jamais déchiquetée. Cette blessure ne se referma jamais.
Elle expliquait ses cauchemars, ses douleurs, sa guérison lente et sans fin. La suite était plus légère. Elle parlait des événements routiniers de sa nouvelle vie. Elle donnait des anecdotes amusantes de l’enfance de Taïmy, Julia, Amel, Philippe et Helena. Le ton était plus léger. L’assistance se permit quelques sourires.
Lorsque Julia arriva sur le passage traitant de la nomination des assistants, elle le lut en avance pour elle-même. La vérité la glaça jusqu’au sang. Elle referma le livre. Taïmy ne devait jamais lire ça.
- Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Taïmy.
- Je suis fatiguée, mentit Julia. Et si on allait dormir ?
- Qu’est-ce que tu as découvert ? interrogea Taïmy qui n’était pas dupe.
En voyant la tristesse dans les yeux de sa comparse, Taïmy comprit.
- Ça concerne…
Julia baissa les yeux. Taïmy venait d’avoir sa réponse. Tessy s’approcha, prit le livre des mains de sa magicienne, chercha un moment puis trouva enfin la bonne page. Elle découvrit à son tour les mots écrits par la précédente archimage et son sang ne fit qu’un tour. Taïmy ne supporterait pas la vérité.
- Qu’est-ce que ça dit ? interrogea Taïmy mais Tessy resta muette. Vous m’énervez, tous ! s’exclama-t-il soudain et le livre vola dans ses mains.
Il chercha quelques secondes la bonne ligne. Lorsqu’il la trouva, il lut rapidement. Il relut une seconde fois pour être sûr d’avoir bien compris puis il posa le livre. Un instant, il resta muet. Julia se demanda si elle n’avait pas sous-estimé l’archimage. Elle sut que ça n’était pas le cas lorsque Taïmy hurla :
- Salope ! C’est une salope. Je la hais ! Elle ment ! Elle ment ! répéta le jeune homme, plus blessé que jamais.
Decklan ouvrit de grands yeux à ces mots et la colère l’envahit. Taïmy était souvent insultant et malpoli, mais jamais envers celle qu’il considérait comme sa mère.
- Comment oses-tu ! s’écria Claire.
Taïmy ne prit ni la peine de lui répondre, ni de s’excuser. Il sortit de la pièce en claquant la porte.
- Tu veux bien nous expliquer ? dit Decklan d’une voix contenue en regardant Julia.
Ce fut Tessy qui répondit :
- Elna a menti sur l’identité de l’assistant de Taïmy. Philippe n’était que le second choix.
Philippe baissa les yeux. Il ne s’était jamais senti aussi humilié de toute sa vie. Decklan secoua la tête. C’était impossible. Il ne comprenait pas. Sakku, lui, était vert de rage.
- Elle n’a pas fait ça ! s’écria-t-il. Pourquoi ?
- Son assistant, le vrai, s’appelle Yohan S’tebs. Il a l’âge de Taïmy, leur apprit Tessy.
- Jamais entendu parler de lui, dit Sakku.
- C’est parce qu’il n’habite pas ici, compléta Tessy. Il vit au mont Cerer. C’est un ensorceleur.
Un instant, tous restèrent trop abasourdis pour parler. Ils tentaient d’intégrer l’information. Sakku fut le plus rapide à se reprendre.
- C’est complètement stupide, annonça-t-il. Les assistants sont là pour protéger leur magicien contre les ensorceleurs. Par définition, un ensorceleur ne peut pas être assistant !
- C’est ce qu’Elna a écrit, rappela Julia. Je n’invente rien. C’est écrit là.
Chacun se leva pour lire soi-même le texte. Ils n’y croyaient tellement pas qu’ils devaient le lire d’eux-mêmes.
- C’est parce qu’Elna pensait que la magie avait commis une erreur qu’elle a décidé de laisser de côté ce premier choix pour se rabattre sur le second, compléta Julia. Elle a été anéantie en apprenant que c’était son propre fils.
Decklan comprenait mais il en voulait tout de même terriblement à sa femme. Elle ne lui en avait jamais parlé.
- Depuis quelques temps, Taïmy se plaint de la présence de Philippe à ses côtés, leur apprit Julia tandis que l’assistant se détournait.
Ces mots lui faisaient mal. Toute sa vie, il avait dû se battre, accepter d’être rabaissé par son magicien. Voilà qu’il apprenait qu’il s’était sacrifié pour rien. Il n’était même pas censé être assistant. Tout ça pour rien.
- C’est pour ça qu’il est venu me voir, comprit Decklan. Il voulait s’assurer que Philippe était bien son assistant. En ce qui me concernait, c’était une évidence.
-Où est Taïmy ? interrogea Tessy. Il va plus que jamais avoir besoin de soutien.
Comme Philippe ne répondait pas, Tessy lui passa la main devant les yeux.
- Quoi ? s’exclama-t-il, surpris. C’est à moi que tu demandes ? Qu’en sais-je ? Je n’ai jamais ressenti sa présence comme toi avec Julia. J’ai toujours cru que c’était de ma faute. Maintenant, je…
Philippe se leva et disparut dans le couloir sans finir sa phrase.
- Il faut le trouver, insista Tessy en se tournant vers sa magicienne.
Julia ferma les yeux.
- Il est à l’écurie, annonça-t-elle.
- Dépêchons-nous, dit Tessy en se levant. Je crois qu’il veut partir.
- Où ça ? lança Sakku alors que Tessy et Julia se levaient en trombe.
- Au Mont Cerer, lâcha Julia avant de disparaître à nouveau dans le couloir.
Sakku partit à son tour pour prévenir tout le monde du départ brusque de l’archimage et des raisons de celui-ci. Helena et Claire restèrent seules avec Decklan. Le Morden avait perdu sa femme, Claire sa magicienne et sa sœur, Helena sa mère.
- Maintenant, elle ne souffre plus, murmura Claire.
Après cela, ils n’échangèrent plus un son. Ils étaient au-delà des mots mais leur présence les réconforta mutuellement.
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Quand Julia et Tessy arrivèrent dans l’écurie, Taïmy était déjà monté sur son étalon blanc. Un palefrenier finissait les derniers détails.
- Tu ne peux pas partir seul ! s’exclama Julia.
- Je refuse que Philippe m’accompagne. Je ne veux pas de lui.
- Laisse-nous venir avec toi, supplia Julia.
Taïmy hocha la tête puis annonça :
- À condition que vous vous dépêchiez et que vous ne traîniez pas en chemin. Je compte bien pousser les chevaux et arriver là-bas en un temps record.
Julia et Tessy acceptèrent les termes de l’accord.
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Les ensorceleurs furent surpris mais heureux de voir venir deux magiciens. Amylin, le nouveau suzerain, comprit que quelque chose ne tournait pas rond lorsqu’au loin, il vit se profiler trois cavaliers, dont deux magiciens. Il manquait un assistant.
Amylin accueillit en personne les trois cavaliers. Il reconnut Taïmy, l’archimage, qui lui avait été décrit. Il ne connaissait pas la femme mais il ne pouvait s’agir que de Julia, la magicienne qui était censée venir les rejoindre bientôt pour leur offrir ses pouvoirs.
- Vous êtes en avance, fit remarquer Amylin.
- Où est-il ? demanda Taïmy.
- Qui ça ? répondit Amylin sans comprendre.
Taïmy tourna la tête et annonça :
- Il est par là. Je n’y crois pas. Je ressens sa présence. Je n’ai jamais senti celle de Philippe et je sens celle de ce connard.
- Calme-toi, Taïmy, chuchota Julia en s’approchant de l’archimage.
- Que je me calme ! hurla Taïmy.
Pendant tout le voyage, il avait été d’une humeur épouvantable. Il avait refusé le moindre repos. Ils avaient réussi à faire le trajet en deux jours, un temps record. Les deux magiciens étaient épuisés d’avoir autant utilisé la magie pour soutenir leur monture, mais également par le manque de nourriture et de sommeil.
- Comment une chose pareille peut-elle m’arriver ! s’époumona Taïmy. Je hais la magie !
Des pierres volèrent en tous sens puis Taïmy s’éloigna, disparaissant derrière un gros rocher.
- Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Amylin.
- Pourriez-vous faire venir le dénommé Yohan S’tebs, je vous prie ? demanda Julia.
Amylin hocha la tête. Il demanda à un enfant de courir chercher le jeune homme.
- Qu’a-t-il fait de mal ? s’enquit Amylin.
- Rien, rien du tout, assura Julia.
- L’archimage ne semble pas de cet avis, fit remarquer Amylin.
- Taïmy…
Elle voulut finir par des mots réconfortants comme « s’en sortira » ou « finira par s’y faire » mais ils sonnaient complètement faux. Le mensonge était trop évident. Taïmy ne l’accepterait jamais. Il ne s’y ferait jamais. Julia elle-même ne sut comment elle aurait réagi à la place de son confrère. La magicienne avait étudié les archives des assistants et lut tous les livres de la bibliothèque des mages. Elle en était sûre : une telle chose ne s’était jamais produite par le passé.
- Bonjour, dit une voix grave et douce, faisant sortir Julia de sa torpeur.
Julia se tourna vers le nouveau venu. Brun, les yeux marron, de taille moyenne, il n’avait rien de bien particulier. Sa peau n’était pas noire comme celle de la plupart des ensorceleurs mais hâlée. Il portait des vêtements de voyage, contrastant avec les pagnes des autres ensorceleurs. Il ressemblait à n’importe quel marchand, bourgeois ou artisan du monde. Pourtant, le cœur de Julia s’emballa lorsqu’elle posa ses yeux sur lui. Sa respiration s’accéléra, ses mains se couvrirent de moiteur et la jeune femme se surprit à bégayer.
- Bon… Bonjour, je… je suis Julia Beckert, magicienne.
- Je le sais, répondit Yohan.
Julia se rendit compte à quel point ce qu’elle avait dit était idiot. Non seulement elle portait le gant blanc distinctif des magiciens, mais de toute façon, les ensorceleurs ressentaient la nature d’un magicien à plusieurs mètres de distance.
- Le jeune homme que vous avez demandé, présenta Amylin.
- Il n’est pas… commença Tessy en cherchant comment finir poliment sa phrase.
- Yohan est un aléa, expliqua Amylin. Ça signifie que ses parents n’étaient pas des ensorceleurs. Il a vécu ses sept premières années dans le château de son père, un noble de l’ouest du pays. Son manque d’émotivité a commencé à faire douter ses parents. Il est venu ici lorsque son statut d’ensorceleur a été confirmé. Sa famille lui envoie régulièrement des vêtements et d’autres petits cadeaux.
Julia hocha la tête, toujours incapable d’aligner deux mots. Tessy dut prendre la suite :
- La nouvelle que nous apportons va vous faire un choc et Yohan, je suis vraiment désolé pour vous. Vous avez déjà été retiré à votre famille de sang, vous allez devoir quitter celle d’adoption également.
- Pourquoi ? demanda Amylin tandis que Yohan, coupé de toute émotion, ne réagissait pas.
- Parce que la magie a désigné Yohan S’tebs, ensorceleur, comme assistant de l’archimage Taïmy Valin, annonça Tessy.
Tessy vit la surprise se peindre sur les visages de ses interlocuteurs. Voir des ensorceleurs ressentir quelque chose était surprenant.
- C’est impossible, dit Amylin. Un ensorceleur ne peut pas être assistant ! C’est contraire à tout !
- C’est pourtant le cas, assura Tessy. Yohan, ressentez-vous la présence de Taïmy ? Sauriez-vous nous dire où il se trouve en ce moment-même ?
Yohan leva la main et désigna une direction.
- Ça ne veut rien dire, dit le jeune homme et sa voix fit rougir Julia. Tous les ensorceleurs ressentent la présence des magiciens.
- Suzerain, ressentez-vous la présence de Taïmy ? interrogea Tessy.
- Non, assura l’ensorceleur. Il doit se trouver trop loin. De plus, votre présence m’empêche de me focaliser sur quelqu’un d’autre.
- Ça prouve que Yohan est bien l’assistant de Taïmy, conclut Tessy.
- Comment se fait-il qu’on ne le sache que maintenant en ce cas ? s’enquit Amylin. Je croyais que les assistants étaient désignés enfants !
- C’est normalement le cas mais…
- Ma nature d’ensorceleur est la cause de ce délai, comprit Yohan.
Tessy ne put qu’acquiescer de la tête.
- Qu’est-ce que ça implique pour moi ? interrogea Yohan.
- Normalement, un assistant suit son magicien, en permanence. Il apprend à le connaître, partage ses activités, doit être en mesure de le défendre, pas seulement contre des ensorceleurs, contre n’importe quelle menace, y compris physique.
- Je sais me battre, répondit Yohan.
Tessy voulut le mettre à l’épreuve. Elle tira son épée au clair. Elle n’avait pas eu le temps d’armer son bras que son épée était au sol. Yohan l’avait désarmée d’une dague cachée dans son dos. D’un mouvement rapide, Yohan s’était déplacé jusque dans le dos de la jeune femme et sa lame reposait désormais sur sa gorge.
- Ça vous convient ? interrogea le jeune homme.
- Parfaitement, assura Tessy tandis que Julia sentait sa capacité à se tenir debout s’amenuiser.
Les gestes parfaits du jeune homme, son assurance, son maintien, sa fluidité, son agilité, son habileté faisaient vibrer son corps et son cœur. Elle savait qu’elle était stupide d’éprouver cela pour un être à jamais dépourvu de vie. Les ensorceleurs étaient destinés à rester des morts-vivants, à jamais incapables d’aimer. Julia se détourna et s’éloigna en tremblant.
- Je suis désolé pour la magicienne, dit Yohan alors qu’il rangeait sa dague et reprenait sa place de départ.
- Désolé ? répéta Tessy sans répondre.
- Elle est visiblement amoureuse de moi, expliqua Yohan.
Tessy sursauta. Elle s’en était rendue compte elle-même mais que cela n’ait échappé ni au jeune homme, ni au suzerain qui hochait la tête l’étonna.
- Il est bon qu’elle s’éloigne et qu’elle se reprenne, continua Yohan. Ce genre de sentiment pour moi ne pourrait que lui apporter tristesse et malheur. Je ne serai jamais en mesure de lui rendre son affection, de quelque manière que ce soit.
Tessy hocha la tête.
- Je suis sûre que ma magicienne le sait. Je lui parlerai.
- Je vais vous suivre jusqu’à la citadelle des mages, annonça Yohan. Le temps de prendre mes affaires et je suis à vous. Suzerain, je vous laisse vous occuper de prévenir ma famille de ma nouvelle adresse.
- Ça sera fait, promit Amylin. Bon courage.
- Il va en avoir besoin, murmura Tessy.
Yohan entendit mais ne dit rien. Le caractère de l’archimage était parvenu jusqu’aux oreilles des ensorceleurs. L’avenir ne s’annonçait pas aisé pour le jeune homme.
- Nous vous accompagnerons pour le voyage du retour, annonça Tessy. Mieux vaut ne pas vous laisser seul avec Taïmy pour le moment. Il est possible que notre venue ici soit repoussée à cause de ces évènements, mais nous viendrons, soyez-en assurés.
Amylin s’inclina tandis que Yohan partait en direction de la caverne qui avait été sa demeure une majorité de sa vie. Il allait devoir assister un magicien qui ne voudrait probablement pas de lui. Il fit ses adieux à sa femme et à son fils – sans effusion de sentiments, tous les concernés étant morts-vivants - avant de rejoindre ses nouveaux compagnons de route. Taïmy était revenu. Perché sur son étalon, il ne daigna même pas adresser un regard à Yohan. Il lança le départ sans attendre. Julia salua le suzerain des ensorceleurs puis suivit l’archimage. Tessy la suivit tandis que Yohan jetait un dernier coup d’œil en arrière. Pour la seconde fois, sa vie allait totalement changer.
Taïmy acceptera-t-il son nouvel assistant? et que deviendra Phiippe?