Deux jours après le départ de Pellon, Twelzyn
La Voilière
Ce matin-là, j’avais vu avec stupéfaction des trombes d’eau se répandre sur les toits de Twelzyn tandis que l’orage déchirait les cieux. Une pluie libératrice, qui achevait une sécheresse interminable. Cependant, au lieu du soulagement qui aurait dû animer la capitale, il n’y avait qu’un profond abattement. Beaucoup de passants avaient revêtu des habits noirs et des processions religieuses venaient demander la clémence des dieux en ces temps troubles. Twelzyn pleurait sa reine, la femme que j’avais empoisonnée. L’atmosphère me rappelait l’époque de la disparition d’Etelia et de ses fils. Cinq ans plus tard, la cité des merveilles redevenait la cité des deuils.
J’avais passé une nuit agitée, entrecoupée de vieux cauchemars. J’y voyais ma mère m’abandonner, puis Pellon me secourir et m’abandonner à son tour. Je m’y sentais perdue, incapable de trouver ma place. Cette sensation avait résisté au réveil. En l’espace de quelques heures, j’avais tué ma meilleure amie et sacrifié ma relation avec Pellon. Ces actes dont je me croyais incapable avaient achevé de me couper toute route alternative. Plus que jamais, mon seul avenir possible était celui que m’avait promis mon maître.
J’avais appris la veille le départ de Pellon à cheval. Cela m’avait autant attristée que soulagée. Il méritait de connaître une vie meilleure que celle qu’il aurait eue à Twelzyn. En même temps, je vivais comme un nouvel abandon la disparition de cet homme aux sentiments sincères. Un abandon que j’avais moi-même provoqué. Plusieurs fois, je m’étais prise à penser à la vie que j’aurais pu bâtir avec lui, en fuyant vers les campagnes, là où mon maître ne pourrait me retrouver. Malgré la douceur de cette illusion, je n’avais pu l’envisager : j’étais incapable de vivre une existence de proie, passée dans la peur d’être retrouvée. Je préférais chasser.
En me levant, j’avais vêtu moi aussi un vêtement de deuil de circonstance, composé un maquillage discret, puis répandu un peu d’eau sur mes joues pour l’abîmer. Le roi devait croire que j’avais beaucoup pleuré. Dans la journée décisive qui s’annonçait, chaque détail pouvait faire la différence. Je cachai deux poignards sous mon corset, me composai une coiffe commode pour le combat au cas où cela serait nécessaire.
Je pris ensuite un instant pour regarder ma main droite, amputée de deux doigts. Cette vision me rappela toutes les violences qu’Afener m’avait fait subir dans la cellule, l’humiliation qu’il avait voulu m’infliger. Je sentis la colère se répandre doucement dans mon esprit, chassant les visions de Livana et Pellon. Je regagnai toute ma détermination et ma rage. Ce chien allait payer.
À ma demande, Arnic avait convoqué son Bras Droit dans un bureau au dernier étage du palais, loin de toute oreille indiscrète. Afener ignorait que j’étais derrière cette invitation, pensait sans doute évoquer des décisions politiques avec son roi. Lorsqu’Arnic et moi parvînmes devant la petite porte, je pris le bras du souverain, m’approchai de lui de façon équivoque. Je savais que cela déstabiliserait Afener. Arnic se laissa faire sans broncher. La mort de son épouse l’avait laissé complètement apathique.
Nous pénétrâmes dans une pièce carrée éclairée d’un large vitrage où étaient exposés de nombreux vases de porcelaine, sans doute importés de Myria ou des Îles du Nord. On avait accroché des tapis aux couleurs chatoyantes aux murs, qui devaient être magnifiquement illuminés lors des jours de grand soleil. Une table basse et de larges fauteuils constituaient le seul mobilier. Afener était assis sur l’un d’eux, pensif. Il se tenait seul, comme le roi l’avait ordonné. Sans défense, à ma merci. D’avance, je savourais les supplications qu’il ne manquerait pas de faire, les cris qu’il pousserait avant que je le mette à mort. Comme je l’avais anticipé, mon arrivée aux côtés du roi le fit sursauter. Il se leva brutalement et cria sans même saluer le roi :
— Majesté, que faites-vous avec cette traîtresse ?
Je dus lutter pour retenir un large sourire, peu approprié après la mort de Livana. Le Bras Droit me croyait encore enfermée dans les geôles de la Citadelle, en train de me morfondre sur mon sort. Déjà, il reprenait, avec un soupçon de panique dans la voix :
— Cette femme a tenté de me tuer, de mettre feu à ma propriété ! Faites appeler la garde, elle est dangereuse !
Le roi sortit soudain de son apathie pour crier avec une autorité que je lui ignorais :
— Silence ! Assieds-toi !
Bien qu’en mauvaise posture, Afener n’avait pas perdu son intelligence manipulatrice et décida de faire le dos rond. Il s’assit en affectant la servilité. Nous vînmes nous asseoir en face de lui. Le Bras Droit me regardait droit dans les yeux, ce qui acheva de faire monter la tension. Dans son regard, il y avait de la haine, de la colère mais aussi un peu d’amusement. Comme si le banquier trouvait un intérêt à m’affronter, moi, une adversaire à sa taille. La rapidité avec laquelle il avait évacué sa peur me confirma qu’il avait encore quelques cartes dans sa manche. Il ne perdit pas de temps pour prendre l’initiative de la conversation :
— Votre Majesté, qu’est-ce qui vous amène à me convoquer avec cette… femme ?
— Tu es ici pour répondre de tes crimes, rétorqua Arnic d’une voix ténébreuse.
Cette accusation porta un nouveau coup à mon interlocuteur, qui comprit à cet instant combien je l’avais décrédibilisé aux yeux du roi. Il s’efforça de garder bonne figure et protesta :
— J’ignore de quoi vous voulez parler, votre Majesté. La seule meurtrière présente ici est la femme à vos côtés. C’est elle qui a pris la vie de Gorvel, tenté de me tuer !
Une nouvelle fois, la voix d’Arnic tonna :
— Silence !
C’était à mon tour d’entrer en jeu. J’avalai ma salive, mimant la douleur au moment de prendre la parole.
— Après… après le meurtre de Liva’, on a retrouvé des gants en velours bleu dans la pièce. Ils appartenaient à l’un de vos hommes de main, qui a disparu de son poste au moment du crime. Un ancien brigand au passé trouble, l’homme parfait pour un assassinat.
L’homme parfait, il l’avait été. Détestable et détesté de ses camarades, je n’avais eu aucun mal à l’isoler et l’assommer sans qu’il voie mon visage. Je l’avais caché quelques pièces à côté du meurtre de Livana où les gardes n’avaient guère tardé à l’interpeller.
— Cette insinuation est grotesque, répondit Afener d’une voix calme. Il s’agit d’une mise en scène grossière. Pourquoi laisserait-on ses gants sur un lieu de crime ? Ce mensonge ne vise qu’à me faire accuser d’un crime que je n’ai pas commis. C’est la femme à vos côtés qui a tué la reine, Ame ! C’est une traître depuis des années, qui obéit aux ordres de l’Empire ! Elle veut vous faire chuter.
— Jamais ! hurlai-je. Jamais, je n’aurais pu faire du mal à Livana. Elle était ma meilleure amie, une femme extraordinaire. Vous avez tué Gorvel pour prendre sa place puis vous avez tué Livana parce qu’elle était la seule à s’opposer à vous.
J’ajoutai quelques larmes pour rendre mon cri plus convaincant et achevai cette accusation la tête entre les mains. Avant de me cacher les yeux, je vis que mon petit numéro avait fait son effet sur le roi. Au regard hostile qu’il jeta à Afener, je compris qu’il avait définitivement basculé dans mon camp. Rien de ce que pouvait dire mon ennemi ne pourrait plus le retourner. J’avais gagné. Après toutes ces années de manigances, meurtres et secrets, j’avais gagné.
— Comprendre ta trahison m’a déchiré le cœur, dit Arnic. J’ai cru que tu étais un serviteur fidèle pendant toutes ces années alors que tu ne voulais que porter tes propres intérêts. Rends-moi ton insigne de Bras Droit, tu ne l’as jamais mérité.
— Cela m’attriste de vous entendre tenir ce discours, soupira Afener, alors que j’ai toujours été là pour vous aider. Je regrette d’en arriver là mais vous ne me laissez pas le choix.
À ce moment, Afener siffla. Je réagis au quart de seconde, me levant en dégainant mes poignards. Un homme avait quitté sa cachette, derrière la porte, et courait vers nous une dague à la main. Je reconnus aussitôt le beau jeune homme aux boucles blondes qui avait failli me tuer chez Afener. Son homme de main, sa carapace et son amant, Delnon. Il ne me regardait pas et je compris que sa cible était le roi. Afener lui avait ordonné de tuer Arnic.
Je me jetai aussi vite que possible sur sa route, opposant mes lames. Pris dans son élan, il ne put les éviter. L’une lui traversa la gorge, l’autre dévia la trajectoire de son bras armé. Sa dague vint s’enfoncer dans le fauteuil, juste à côté du cou d’Arnic. Je me hâtai d’enlever mes poignards pour le frapper à nouveau aux points vitaux, me souvenant de son incroyable résistance lors de mon attaque chez Afener. Il tenta de se relever mais ses blessures étaient trop graves et il retomba en se vidant se son sang. Après m’être assurée de son sort, je me relevai en pointant mes armes vers Afener.
Le roi était bouleversé par cette tentative de meurtre. Sa peau blanchâtre était devenue cadavérique et il jetait un regard horrifié à Afener. Ce dernier s’était levé de son siège et tentait de fuir. D’un jet de poignard qui lui traversa le genou, je le fis chuter au sol. Il s’effondra en gémissant. Je m’avançai vers lui, écrasai son visage sous ma botte. Il gémit de douleur et je vis des larmes couler de ses yeux globuleux. Ce fut un instant de pure jouissance. Jamais je n’avais autant savouré la défaite d’un adversaire. Jamais je n’avais autant désiré la mort d’un ennemi.
À cet instant, je me remémorais la prophétie racontée par Afener lors de notre première rencontre à l’Arène. La voix de Talissa m’a assuré que je serais un acteur politique important du royaume amarin pour les prochaines années. Qu’une fois vieillard, je pourrais mourir sans honte car j’aurais accompli de grandes choses au service de la Couronne. Un tissu de mensonges, un ramassis de sornettes. Une fois de plus, une soi-disant prophétie échouait. Cela rendait la mort de mon ennemi encore plus jouissive.
Dans un dernier effort, Afener tira ma jambe et parvint à se redresser. Il cria au roi :
— Vous faites une grave erreur ! Cette femme n’a pas d’argent, pas d’alliés, pas de sang noble ! Vous ne gagnez rien à la choisir ! Vous…
Je l’empêchai de déverser son venin en lui écrasant la mâchoire de mon talon, lui décrochant plusieurs dents. Quand son cri de douleur se tut, je répondis avec délectation :
— Détrompe-toi, petit banquier. Mon véritable nom est Ameldyn et je suis l’héritière légitime de la famille Varlario.
Consciente qu’une mise à mort trop longue pourrait ternir mon image auprès du roi, je plantai ma lame dans le cœur d’Afener. Puis je tirai sur son manteau pour en arracher les insignes de Bras Droit. J’avançai vers le roi, toujours assis dans son fauteuil, choqué par le spectacle. Je lui tendis le petit objet brillant, représentant des épées entrelacées. Il prit ma main puis la referma.
— Cet insigne est à toi.
Le fait qu'elle se trouve aux cote d'Arnic confirme que Pellon revait quand il l'a vue s'interposer. Elle gagne le pouvoir, mais dans quel but? Etait-ce le plan initial? Quel "maitre" tire les ficelles? Je pense a Giadeo mais...... en fait, c'est toi Edouard!!! ;-)
C'est pas forcément l'impression que je voulais laisser, dans mon esprit c'était plutôt le fait qu'elle tente de s'autoconvaincre qu'elle ne regrette rien, qu'elle a bien fait de tuer Livana alors qu'au fond elle commence à douter.
Ahah oui, on peut dire ça. J'avais initialement prévu d'explorer cette relation avec son maître dans la suite.
Merci de ton retour !
Je dois avouer que ce chapitre m'a laissé un peu perplexe. Non pas qu'il soit mauvais, la confrontation avec Afener est bien racontée, la satisfaction viscérale d'Ame lorsqu'elle obtient sa vengeance est communicative.
Mais le décalage est énorme comparé à la fin du chapitre de Pellon, le fait que tu décides de clore l'arc narratif de LV sur la mort d'Afener et l'obtention de cet insigne de Bras Droit, ça me laisse dans l'expectative. Qu'a-t-il pu se passer pour qu'elle décide subitement d'abandonner Twelzyn et de rejoindre Pellon ? Pourquoi ne pas raconter cette décision, et la réaction d'Arnic ?
En soi, ce n'est pas une mauvaise fin pour LV. C'est la suite logique des choses, l'heure de son "triomphe", elle a réussi à vaincre son ennemi, rempli sa mission et obtenu le titre de Bras Droit pour lequel elle a œuvré pendant tout le roman. Mais ces deux fins de chapitre sont tellement aux antipodes l'une de l'autre que... je ne sais pas, ça me laisse un goût d'inachevé. Je ne parviens pas à mieux l'exprimer, et j'en suis bien désolé.
Après, ne te précipite pas pour faire des correctifs d'ampleur sur ce chapitre important juste à cause de mon retour. Comme je le disais, il est bien raconté, il fait sens, c'est une bonne fin pour LV sur ce roman. J'ai l'impression que le passage où elle décide de tout laisser tomber pour rejoindre Pellon après cette scène me manque, mais ce ne sera peut-être pas le ressenti d'autres lecteurs. Peut-être aussi est-ce un choix délibéré de ta part car tu as l'intention de le raconter au début du deuxième tome.
Au plaisir,
Ori'
Je n'avais pas du tout anticipé ton ressenti mais il est hyper logique avec les éléments que tu as ta disposition.
C'est dur de répondre pour moi, car cette fin implique plus qu'une fuite de LV ahah
Merci de ton retour !