Vu les expressions de Marina et David, nous devons être dans un sale état. J'ai réussi à faire boire Sacha, mais elle est toujours dans les vapes. Avant de monter se coucher, Paul a exigé que nous prenions le temps qu'il fallait pour nous remettre sur pieds. Avec l'aperçu que nous avons eu récemment, il va nous falloir toutes nos forces pour faire face à ce qui nous attend. David, Marina et sa grand-mère sont montés eux aussi. J’ai pris place dans le fauteuil du salon pour garder un œil sur Sacha. Marina m'a proposé de s’en charger, mais j'ai refusé.
Paulette m'a donné une crème et je masse l'hématome sur mon estomac laissé par le genou d'un démon un peu plus tôt. Mes yeux ne quittent pas le visage de Sacha et cette mèche qu'elle ne m'a pas laissé remettre tout à l'heure. Même à moitié inconsciente, elle sait se défendre. On dirait qu'elle s'est endormie. Je m’extirpe doucement du fauteuil et m'approche du canapé pour une deuxième tentative. C'est plus fort que moi, cette mèche me dérange. Cette fois-ci, ma main atteint sa cible, mais Sacha laisse tout de même échapper une sorte de grognement lorsque ma peau entre en contact avec la sienne en m’envoyant une légère décharge. Il y a déjà du progrès.
Une odeur de café frais vient réveiller mes narines. Sacha dort toujours profondément sur le canapé. Je pourrais rester là à la regarder pendant des heures, mais la faim se fait ressentir et j’entends les autres dans la pièce voisine. Je me lève et me dirige vers la cuisine, où sont attablés David et Marina. Ils ont tous les deux la tête dans leur bol de céréales et ne se parlent pas, ce qui me paraît plutôt surprenant d’après le peu que j’ai vu ces derniers jours.
- Qu'est-ce qui se passe ? Elles sont pas bonnes vos céréales ?
Marina lève la tête un peu surprise et David secoue la sienne comme pour me dire que ce n'est pas du tout ça. Je les laisse à leur dispute muette et accepte avec plaisir le bol de café que me tend Paulette. Au moins, elle, elle est souriante.
- Bonjour, Yi. Tu as bien dormi ? Tu as repris des forces ?
- Oui, merci.
Je vois bien qu'elle a remarqué que je n'arrêtais pas de me masser le ventre, mais ce n'est pas mon genre de me plaindre. Il y en a qui se trouvent bien plus mal en point que moi. Paul arrive à son tour dans la cuisine, les cheveux encore mouillés d'une douche bien méritée. Lui aussi semble de bonne humeur, ça va réchauffer l'atmosphère autour de cette table. Nous discutons un peu, mais David et Marina restent silencieux. Paul se lance après sa deuxième tartine.
- Qu'est-ce qui vous arrive ? On vous a coupé la langue pendant la nuit ?
- Non.
- Ah. Alors qu'est-ce qui se passe ?
Marina jette un regard indescriptible vers David que celui-ci lui rend. Ils grimacent et se tordent le visage dans tous les sens sans jamais émettre un son. En tout cas, ils ont l'air de se comprendre. Marina finit par soupirer avant de prendre la parole.
- David vient avec nous.
- Pardon ?
- David vient avec nous. Où que nous allions, il vient aussi.
Le suspens me tient immobile au-dessus de mon bol de café. Paul termine sa tartine avant de réagir.
- Et quel rôle est-il censé jouer ?
- Celui de mon meilleur ami. Et de toute façon, il n'y a pas de discussion à avoir sur le sujet. David vient. C'est ma condition.
- Ta condition pour quoi ?
- Pour que je vienne.
La tartine de Paul s'est cassée et un bout a plongé dans son bol de café. Tout le monde fixe les gouttes qui ont éclaboussé sur la table. Paul rattrape délicatement son morceau de tartine avec sa petite cuillère. J'espère qu'il va dire non. On ne peut pas emmener David avec nous, il ne nous servira à rien. Il n'a pas de pouvoir ni d'arme et il ne sait même pas se battre. C'est comme un poids mort. Il ne peut pas venir avec nous.
- Ok.
Je n'en reviens pas. Paul vient de dire « ok », et c'est tout ? Pas d'autre réaction ? Je ne peux pas me retenir d'intervenir.
- Mais on ne peut pas !
- Et pourquoi pas ?, me rétorque Marina.
- Il n'est pas comme nous, il va nous ralentir. Et on devra sans cesse le protéger.
- Vous pouvez m'apprendre à me battre, répond soudain David en levant les yeux vers moi.
- Yi, intervient Paul, si Marina veut que David vienne avec nous, alors il viendra. Je suis sûr qu'elle a ses raisons. Et un de plus ne sera pas de trop. Une fois que nous serons tous réunis, nous prendrons le temps de nous entraîner et David participera. Nous ne le laisserons pas sans défense.
- Et en attendant ?
- En attendant, on le protège. Tout comme on se protège les uns les autres, qu'on sache se battre ou non, ajoute-t-il avec un regard vers chacun d'entre nous, ainsi que vers le salon.
Après le petit-déjeuner, Marina va poursuivre son entraînement dans le jardin avec sa grand-mère. Paul discute avec David de notre passage par cette espèce de camp de démons en revenant de Russie. J'ai besoin de clarifier mes idées et j'ai besoin d'une douche aussi. Pendant que l'eau fraîche coule sur mon corps, j'essaye de me convaincre qu'emmener David avec nous est une bonne chose. Même si je ne vois vraiment pas en quoi. Je n'ai rien contre lui, je ne le connais pas vraiment. Tout ce que je sais, c'est que malgré sa taille, il n’a pas l’air très athlétique, il est plutôt désarticulé et il n'a surtout pas de pouvoir et aucune notion de combat, ce qui le met dans une position encore plus dangereuse que ceux d'entre nous qui ne connaissent pas leurs dons. Et puis, il y a sa relation avec Marina. Est-ce qu'elle ne va pas s'inquiéter en permanence pour lui ? Si elle est trop préoccupée par le sort de David, elle ne sera pas à fond dans le combat, ça la rendra faible. Je commence à ressentir le froid de l'eau sur ma peau et je n'ai toujours pas trouvé d'arguments positifs. Non, vraiment, je ne vois pas pourquoi il devrait venir avec nous. En m'habillant, j'essaye de penser à autre chose. Il faut que je demande à Paul où se trouve notre prochaine destination. Et il faut que je mette de la crème sur cet hématome.
De retour dans le salon, je constate que Sacha est levée. Assise sur le bord du canapé, elle se masse la tête.
- Ça va mieux ?
- Hum... J'ai l'impression d'avoir un marteau-piqueur dans la tête. Et j'ai un truc déboité dans l'épaule droite.
Paulette arrive dans la pièce les bras chargés de pommades, de comprimés et autres remèdes miracles. Elle me lance une crème et pose le reste sur le canapé avant de se mettre à examiner Sacha. Cette dernière grogne un peu mais se laisse tout de même faire. Elle doit vraiment avoir mal.
Tout le monde revient au salon pour la saluer. J'ai enlevé mon tee-shirt pour appliquer de la crème sur mon estomac et je remarque Marina du coin de l'œil qui n'arrête pas de lorgner vers mon torse. Je suis à peu près sûr que ce n'est pas l'hématome qu'elle regarde... Peut-être que j'ai mal évalué sa relation avec David après tout.
Après une auscultation rapide, il s'avère que Sacha a l'épaule droite légèrement déboitée, mais surtout qu'elle a pris un gros coup sur la tête et qu'elle a besoin de repos. Paul n'a pas l'air réjoui par cette idée, mais il sait bien qu'on ne peut pas partir si l'un d'entre nous n'est pas complètement remis. Les autres membres devront attendre un jour de plus. David, Marina et sa grand-mère repartent tous dans le jardin et me laissent seul avec Paul et Sacha, qui essaie d'appliquer de la crème sur son épaule, mais grimace à chaque mouvement. Je renfile mon tee-shirt et lui propose de l'aider. Je considère son grognement comme un oui et lui prends le tube des mains. Elle sursaute légèrement à mon contact. Nouvelle décharge. Son épaule est brûlante, signe qu’elle doit être drôlement enflammée. Et elle est très musclée aussi. Paul a pris place dans un coin de la pièce et m’adresse un drôle de sourire quand je le regarde.
- Quoi ?
- Rien ! Il faut que vous preniez soin les uns des autres.
- Où allons-nous après ?
- En Argentine.
- Qui est là-bas ?
- Diego.
- Il sait ?
- Oui, mais il est encore en train d'apprendre à se servir de son pouvoir. Il n'a que seize ans.
Au bout de quelques minutes, Sacha retire ma main de son épaule sans ménagement et se rallonge sur le canapé. Paul reste à son chevet et je vais rejoindre les autres dans le jardin. David se tient entre les pieds de carottes, une fourche suspendue en l'air devant lui, les dents à quelques centimètres de son visage. Je ne m'avance pas trop pour ne pas distraire Marina, l'air concentré et les bras en avant à l'autre bout du jardin. Je peux entendre les vents qu'elle maîtrise qui se débattent entre elle et David. Sa grand-mère lui donne des ordres et elle s'exécute, faisant dévier la fourche pour aller la planter entre les rangs de haricots verts. On dirait qu'elle s'en sort plutôt bien. Il paraît que nos dons se développent quand on en a besoin, ça doit aider. En tout cas, voilà un point positif pour David : il est courageux. Lui qui n'a aucun pouvoir pour se défendre, il n'hésite pas à servir de cobaye à quelqu'un qui maîtrise à peine son don. Parfois ce genre de courage peut ressembler à de l'idiotie, mais ça pourrait aussi nous être utile.
Je rentre au salon et y trouve Paul en grande concentration sur son écran d'ordinateur. Je m'assois dans le fauteuil voisin sans oser le déranger. Finalement, il brise lui-même le silence.
- Tu sais Yi, un gars comme David pourrait nous être très utile pour ce genre de truc.
- Quel genre de truc ?
- Cet ordinateur. Les ordinateurs en général. Tout ce qui est informatique. D'après ce que j'ai compris, il en connaît un rayon à ce sujet et ça pourrait nous servir pour retrouver les autres, ou repérer la présence de démons.
- C'est vrai.
- Tu n'es toujours pas convaincu qu'il doive venir avec nous ?
- Je ne sais pas.
- Je pense aussi qu'il rend Marina plus forte.
- Et est-ce qu'il ne la rendra pas plus faible s'il est en danger ?
- Un point pour toi. Mais c'est le cas pour nous tous.
- Comment ça ?
- Nous ne nous connaissons pas encore très bien, mais le moment venu, vous serez tous proches et vous tiendrez tous les uns aux autres, David y compris. Je suis là pour m'assurer que ce lien vous rendra plus forts et pas plus faibles. Tu sais, Yi, vous êtes tous très différents. Vous avez grandi dans des cultures différentes, été éduqués par des parents différents, mais votre objectif est le même et c'est ce qui vous réunit. Sans ça, peut-être que vous ne vous seriez jamais rencontrés. Je trouve que c'est quelque chose qu'il ne faut pas oublier.
Je réfléchis aux paroles de Paul pendant une bonne partie de la matinée, en faisant des allers et retours entre le jardin où s'entraîne Marina et le salon où se repose Sacha. Toutes les trente minutes, je lui fais boire un peu du remède qu'a préparé Paulette. Elle grogne et Paul se moque de moi, mais je ne lâche pas prise. Il faut qu'elle soit sur pieds demain matin.
Dans l'après-midi, j'arrive à convaincre Paul de venir s'entraîner à l'extérieur avec moi. Il charge David de résoudre son problème d'ordinateur et lui donne une liste d'informations dont il a besoin et qu'il n'arrivait pas à trouver. David a l'air ravi de se voir confier une mission et s'y attèle tout de suite. Il est aussi chargé de prendre soin de Sacha, qui grogne autant à son contact qu'au mien. Ça me rassure un peu.
Marina et sa grand-mère étant toujours dans le jardin à légumes, nous allons nous mettre à l'orée des bois. Paul a son arme, qu'il a pris soin de décharger, et j’ai pour objectif de le désarmer. Ma mère m'a déjà entraîné à différentes techniques, mais rarement avec une arme à feu. Je me sens plus utile maintenant que je fais quelque chose avec mon corps. Ce matin, j'avais l'impression de perdre mon temps. La douleur dans mon estomac se réveille dès le premier mouvement, mais elle me rappelle ma mission et ses risques. Tant que j'ai mal, c'est que je peux encore me battre.
En fin de journée, Sacha apparaît dans le jardin. Tout le monde accourt vers elle et s'enquiert de son état. Son épaule la brûle, mais sa tête va mieux. Paulette la raccompagne à l'intérieur pour lui faire visiter les lieux et lui indiquer où se trouve la salle-de-bain. Une bonne douche chaude ne pourra que lui faire du bien.
Nous nous installons tous à table avec plaisir. L'entraînement de Marina l'a épuisée et Paul et moi avons aussi besoin de reprendre des forces. Sans parler de David, dont le travail intellectuel semble avoir été le plus fatigant. Il explique fièrement à Paul comment il a résolu son problème d'ordinateur, puis lui tend la liste d'informations complétée sur deux pages recto verso. La satisfaction de Paul se lit sur son visage. Sacha sourit légèrement, elle est magnifique. Le bleu de ses yeux pétille.
La nuit a été courte mais nous n'avons pas de temps à perdre. Sacha va mieux, même si elle ne porte son sac à dos que sur son épaule gauche. Marina a du mal à se séparer de sa grand-mère. Paulette lui dit qu'elle ne pourrait pas être plus fière d'elle. Leurs adieux sont touchants. Nous sommes si différents. Nous formons un cercle en nous tenant les mains au milieu du jardin à légumes. Direction l'Argentine.
Je trouve que ton style sert très bien la narration, on ne se perd pas dans des descriptions ou je ne sais quoi d'autre, ça avance et c'est cool !
D'ici quelques chapitres, tu pourras me dire si le rythme tient toujours, je crois qu'il y a des passages où ça avance très vite et d'autres où ça traîne un peu.
Bonne lecture pour la suite !
Bon, j'ai du être Yi dans une vie antérieure, j'aurais pu écrire ce chapitre XD.
C'était excellent, parce que tout ce qu'il pensait, je le pensais également (prendre David n'est pas une bonne idée, jouer les cobayes et un mélange d'idiotie et de courage, etc.).
Donc vu que je pense comme Yi, je ne comprends pas que Paul accepte de prendre David.
Et je me réjouis de rencontrer Diego !
Tu verras, tu n'es pas la seule à penser comme Yi : )
C'est vrai que David est un peu un boulet qu'ils vont se traîner, mais il pourrait aussi y avoir quelques surprises… Quant aux raisons de Paul, elles ne sont pas encore très claires, mais il a des raisons !