Chapitre 12

Dominique avait ressenti chacune des trois explosions jusqu’au plus profond de ses tripes. Le commissariat n’avait subi aucun dégât, mais de sa position, à l’abri sous son bureau, l’agent voyait l’incendie qui ravageait en ce moment même la préfecture. Une colonne de feu qui se dressait entre deux immeubles. Dominique n’en apercevait pas plus.

Dans la grande salle du commissariat, la rumeur des conversations lui parvint peu à peu, une fois le choc passé. Les autres agents se réunirent derrière les fenêtres intactes, attirés par cette lumière exceptionnelle, dehors. Le mot « attentat » franchit le barrage de plusieurs lèvres, timidement d’abord, puis avec une conviction de plus en plus farouche. On avait attaqué la préfecture. On avait attaqué la police. L’uniforme. L’autorité. Un coup des libertaires, sûrement. Qui d’autre ?

Ils ont déjà pendu le préfet Pinkerton, songea Dominique, inquiet.

Mais il ne s’était pas engagé pour tirer des conclusions hâtives. N’importe quel groupe politique aurait pu récupérer cette action pour mener ces trois attentats.

Et faire porter le chapeau aux libertaires.

La crise qui touchait le pays était plus importante que la plupart des gens semblaient le croire. Dominique les comprenait ; ils préféraient vivre au jour le jour sans y réfléchir. La réalité se voulait bien trop effrayante et incertaine. Dominique, parfois, noyait ses pensées dans un fond d’alcool. Il en voyait de drôles, chaque jour. Il notifiait les plaintes pour vols de chiens – et savait bien qu’on les volait pour les manger –, pour du trafic de volailles, pour la vente de gros ouvrages reliés de cuir – et, là encore, il savait ce que signifiait cette appellation mystérieuse. L’assaut des signes sur les esprits les plus fragiles de la population – et ils étaient nombreux – donnait lieu à des protestations de plus en plus fréquentes. Puis il y avait les libertaires et l’affaire des sommeils longs. Une vraie mélasse. L’inspecteur Kassab avait souligné l’éventualité qu’ils fussent liés. Il avait vaguement parlé de la poussière de rêves, une nouvelle drogue mise sur le marché, et Dominique connaissait l’issue de sa conversation avec Darell Kirby dans sa boutique.

Il faudrait envoyer quelqu’un chez l’inspecteur Kassab. Pour vérifier que tout allait bien. L’une des explosions provenait de son quartier, la troisième se situant à côté du grand hôpital d’Ervicje.

Les premiers appels tirèrent les agents de leur morne observation, mais, pour beaucoup, ce ne fut qu’aux interpellations de l’inspecteur principal qu’ils se remirent au travail. Dominique les imita, fatigué d’avance. Les prochaines heures risquaient d’être chargées et mouvementées. Avec ces explosions, les pilleurs s’en donneraient à cœur joie.

Avant tout, protéger les beaux quartiers.

Cette pensée l’écœura d’abord, puis il s’habitua. Il s’habituait de plus en plus vite. C’était, de toute façon, ce que leur demanderait l’inspecteur principal, alors, à quoi bon repousser l’échéance... Il prit l’initiative de poster des agents à l’entrée desdits quartiers afin de contrôler l’agitation qui y régnait forcément. La perspective de se faire un peu d’argent au marché noir en tenterait plus d’un.

Ça, c’est fait.

Maintenant, répondre aux appels comme les autres et tenter de calmer la population avant de nouvelles émeutes. Calmer les tremblements de ses mains, aussi. Et limiter le flux de pensées qui tourbillonnait sous son crâne.

 

Adwoa avait descendu calmement les escaliers successifs qui menaient à son palier, le troisième. Une fois dehors, elle n’avait pas même adressé un regard à l’immeuble dans son dos, et le laissa disparaître au fil de ses pas. Maintenant, elle se demandait quelle direction emprunter. Vers le spatioport ? Trop éloigné. Le temps d’y parvenir, les habitants l’auraient déjà pris d’assaut pour fuir la capitale. Le tramway, alors ? L’incendie dans ce secteur ôta toute envie à Adwoa de s’aventurer par là.

Que faire, alors ?

Elle devait quitter Ervicje. Elle le devait, oui. Il s’agissait là d’un sentiment inexplicable d’insécurité grandissante. Si elle restait ici, il lui arriverait malheur ; c’était une petite voix qui le lui murmurait à l’oreille, la voix de la raison ou de la peur, elle n’avait pas le temps de le découvrir.

Plusieurs groupes de personnes se massaient dans les rues en bousculant les autres. Adwoa s’attendit à en voir certains armés de masses et de bouts de bois, mais les vitrines des boutiques étaient encore intactes. Elle ne vivait pas dans les beaux quartiers, mais pas dans les défavorisés non plus, alors, peut-être la police avait-elle déployé des cordons d’agents pour bloquer casseurs et pilleurs.

Considère que tu n’habites plus ici, de toute façon.

Elle n’habitait plus nulle part, et cette pensée en raviva une autre, plus lointaine et presque enfouie dans les replis de sa mémoire. Quand elle s’était revue, très vaguement, devant les remparts d’Ervicje, les jambes fatiguées d’avoir marché sur des kilomètres et des kilomètres. D’avoir erré, peut-être. C’était là l’idée que s’en faisait Adwoa. Elle avait erré sur les routes avant d’atteindre Ervicje et le rêve que celle-ci représentait pour tous ceux qui n’y vivaient pas. Quand était-ce ? Impossible pour elle de s’en souvenir. Ça avait été. Une page de sa vie qu’elle avait tournée et préféré oublier.

Tu as peut-être tout inventé ! Sûrement, même. D’où crois-tu venir, hein ?

La mémoire d’Adwoa ne remontait pas très loin. Ce soir, en marchant dans les rues bondées d’Ervicje, parmi les cris et les messes improvisées sur les pavés, elle n’y trouva pas sa place. À l’université, elle n’échangeait que de vagues salutations avec ses collègues. Leurs conversations lui échappaient, leur utilité aussi ; elle ne se sentait pas au bon endroit. Même dans son appartement, qu’elle avait pris grand soin d’aménager, la raison de sa présence lui demeurait obscure. Sa vie lui semblait vide de sens. Elle enseignait parce qu’elle aimait cela, mais, le soir venu, lorsqu’elle rentrait dans cet espace froid et vide, elle se demandait ce qu’elle faisait là, quelle empreinte elle y laisserait.

Passe à autre chose...

Plus facile à dire qu’à faire. Elle avait le cœur lourd, et ce sentiment d’avoir déjà vécu pareille situation lui rendait la tâche plus difficile encore. Elle ne s’était pas retournée sur cet immeuble qui l’avait abritée pendant toutes ces années – combien exactement, elle ne saurait le dire. Elle ne s’était pas retournée, certes, mais elle n’en restait pas moins meurtrie par son départ précipité. Rien ne présageait, dans le calme début de soirée, ce qui se passait en ce moment même. Il y avait bien eu les tensions, auparavant. Les étudiants qui distribuaient sans cesse des tracts sur le campus. Les articles de presse qui relataient de plus en plus d’actions menées par les libertaires. La police en venait difficilement à bout, malgré la répression toujours plus impressionnante. Elle formait des agents sur le tas pour décourager tout dissident à recommencer. Les vols d’animaux se multipliaient. Les visages, dans la rue, se creusaient un peu plus chaque jour.

Adwoa frissonna.

Sans réfléchir, elle s’était engagée dans la plus large artère de la ville, celle qui menait au grand hôpital d’Ervicje, à l’un des arrêts les plus fréquentés du tramway, derrière, et plus loin, à la sortie de la ville. Au-delà s’étirait la bordure et ses taudis, ses bars malfamés et ses bordels. C’était une mauvaise idée que de s’y engager pendant la nuit. Adwoa décida pourtant de marcher jusqu’à l’hôpital – vers lequel elle ne souhaitait pourtant pas se rendre à cause de la colonne de feu qui illuminait le ciel. Elle ferait sans doute halte dans ses environs en attendant le lever du jour, puis franchirait les remparts d’Ervicje une bonne fois pour toutes.

 

« En Arluuvie, le corbeau représente les fantômes des personnes assassinées », avait déclaré Stephen un peu plus tôt.

Il en tremblait encore. Le froid n’était sans doute pas étranger aux frissons qui parcouraient continuellement son corps tendu, mais penser et repenser à ce corbeau, au déploiement de ses ailes dans le tunnel, à son bec brillant à la lumière des vieilles appliques à gaz... Il enfonça un peu plus les mains dans ses poches.

Azem avait rangé son précieux livre dans la sacoche après que le corbeau s’en fut échappé sans la moindre explication. S’il avait été vivant dès leur départ de l’appartement, Stephen aurait dû sentir le frémissement de ses plumes contre le cuir. L’animal aurait dû se débattre, au moins. Et comment s’était-il retrouvé là, d’abord ? Qui l’y avait fourré ? Pas Stephen, il s’en souviendrait. Pas Azem non plus, Stephen en jurerait. Ne restait que Fanny. Fanny qui débarquait de nulle part – Stephen n’avait pas très bien compris les explications expéditives de son compagnon à ce sujet. Fanny dont aucun d’eux ne savait rien ; enfin, si, peut-être Azem un peu plus que Stephen.

Stephen adressa un regard hésitant à la jeune femme, qui marchait à présent devant lui. Mille questions lui brûlaient les lèvres, mais il n’osait pas. Appartenir aux libertaires équivalait, dans son esprit, à se peindre une cible dans le dos pour attirer les problèmes. Il fuyait précisément les problèmes. À la maison, il évitait les conflits avec Azem, quitte à s’effacer et à garder son avis pour lui. À l’université, il ne prenait jamais part aux conversations, plus encore si elles étaient tendues ou appelaient à débattre de l’un ou l’autre fait de la société actuelle. À la place, il se plongeait dans les livres et en ressortait parfois des informations dont il avait oublié l’existence, comme la représentation du corbeau en Arluuvie.

Les personnes assassinées...

Pourquoi en glisser un dans sa sacoche ? S’agissait-il d’un sombre présage ? Mourrait-il assassiné ? Non. Évidemment que non. Ce corbeau se trouvait là, tout contre lui, et c’était tout. Il n’y avait là aucun signe à décortiquer. Aucun sens caché. Aucun avertissement.

Depuis quand prévient-on une personne que l’on compte assassiner, de toute façon ?

Bien sûr, il pensait à Fanny et à son inexplicable présence. Rien ne prouvait cependant que cette inconnue eût placé le corbeau dans la sacoche de Stephen. Comment s’y serait-il pris, pour commencer ? On ne manipule pas un oiseau si aisément, d’autant plus quand on connaît le fort caractère du corbeau. Stephen avait beaucoup lu sur le sujet. Il avait aussi beaucoup lu sur l’impact des signes sur la vie des gens, l’espoir qu’ils engendraient supposément... et leur propension à donner un sens à tout et n’importe quoi. Fanny faisait partie de ces gens, de ces fous qui accusaient les signes de tous les maux pour leur donner un sens. En son for intérieur, Stephen les détestait. C’était à cause d’eux que la société courait à sa perte, que l’on clouait de pauvres animaux sur les portes des maisons pour attirer la chance et que l’on tressait de petites figurines de paille séchée pour assurer la prospérité du foyer.

La prospérité, tu parles !

Seules les serres de la ville donnaient des fruits et des légumes. Farineux et sans goût, ils se vendaient tout de même comme des petits pains sur les étals du marché. Parce que les habitants s’évertuaient à préserver le souvenir de leur vie d’avant. Ils en faisaient des prières et des cérémonies obscures que l’on célébrait dans des chapelles délabrées.

— J’ai faim, déclara-t-il dans l’espoir de couper court à ses pensées.

Azem et Fanny s’arrêtent, puis se tournèrent dans sa direction.

— Qu’est-ce que tu as emporté de bon ? lui demanda Azem.

Il posa la sacoche sur le sol humide, et Stephen l’ouvrit. Cette fois – et à son grand soulagement –, aucun corbeau ne s’en échappa.

— J’ai de la viande séchée, des fruits secs, une bouteille de bière à défaut de pouvoir transporter de l’eau...

— Je passe mon tour, maugréa Fanny en s’écartant.

— Va pour de la viande séchée, choisit Azem.

Stephen en sortit deux parts, et ils mangèrent d’un appétit moindre. L’estomac de Stephen criait effectivement famine, mais il avait si froid et était si fatigué qu’il ne put presque rien avaler.

Le prochain tronçon de tunnel s’apparenta à une expédition dans les entrailles du monde. Lourdes et obscures. Ici, les appliques ne diffusaient que de minces rais de lumière ocre. L’humidité, rendue poussiéreuse par le temps qui passe, imprégnait les tissus et saturait l’air. Stephen avançait de plus en plus péniblement. Même Azem avait ralenti le rythme. Seule Fanny semblait pressée de quitter cet endroit. Stephen la comprenait dans un sens, mais que trouveraient-ils là-haut ?

— Est-ce qu’on le remarquerait d’ici si d’autres explosions survenaient ? demanda-t-il à Azem.

— Je ne sais pas, chéri.

Et tu n’as pas envie de savoir, comprit Stephen, un peu déçu.

Il aurait aimé un aperçu de la situation avant de remettre le nez dehors. Si un obus devait leur tomber dessus, qu’ils eurent au moins le temps de repartir sous terre pour tenter de s’en protéger.

Quelle épaisseur les séparait-elle de la surface ? Pouvait-elle limiter les dégâts ? Pouvait-elle se fissurer sous un impact d’obus ? Les tunnels trembleraient-ils ? Stephen préférait ne pas se poser toutes ces questions, mais elles s’imposaient d’elles-mêmes. Elles occupaient le peu d’énergie qu’il parvenait à maintenir et, il lui fallait bien l’admettre, lui permettait aussi de ne pas errer tel un automate dans cette obscurité de plus en plus épaisse.

Il se sentit tout à coup pris d’un vertige, avec le sentiment que quelque chose les rattrapait. Ce n’était pas seulement derrière eux, mais tout autour. Ça les rattrapait de toute part. Stephen n’aurait su dire si ça marchait, si ça rampait ou courait. Il fit volte-face. Les appliques avaient rendu leur dernier soupir, et c’était maintenant une obscurité bien réelle qui les entourait.

— Azem ?

Pas de réponse.

Stephen tâta devant lui, mais ne trouva qu’un vide inquiétant.

— Azem ? répéta-t-il d’une voix moins assurée.

Toujours le silence.

Stephen se redressa pour feindre un courage qu’il ne possédait pas, ni en cet instant ni jamais. Il avait lu quelque part que faire semblant engendrait un sentiment identique à celui que l’on éprouve lorsqu’on réussit. Il avait aussi lu qu’il fallait réessayer jusqu’à y parvenir vraiment et qu’un jour, la peur finissait par disparaître.

Je n’ai pas peur.

Il releva le menton.

Je n’ai pas peur de toi, qui que tu sois.

Parce qu’il sentait une présence dans cette obscurité, comme pendant ce demi-rêve, quand il avait entendu Azem quitter l’appartement, mais que lui demeurait obstinément au lit, devant cette boutique arluuvienne ; quand il sentait les draps tièdes et chiffonnés sur son torse nu et l’édredon sous sa nuque, mais que l’air poisseux d’un ailleurs qu’il ne connaissait pas le retenait là-bas. Son corps était aussi lourd que ce matin-là. Englué dans l’air poisseux, la tête aussi pesante qu’une pierre.

L’écho des premiers cliquetis le mirent un peu plus sur ses gardes.

Effectivement, Stephen n’avait pas peur. Il crevait d’une trouille qui rampait en lui pour gagner de plus en plus de terrain. D’abord, les poils hérissés sur sa nuque et ses bras. Bientôt, les jambes paralysées ?

Non !

S’il marchait toujours droit devant, les doigts sur la paroi du tunnel – lequel allait toujours tout droit selon Azem –, il finirait forcément par rejoindre le groupe. Il ne pouvait pas se tromper. Il se remit donc en marche. Un pas après l’autre, la boule au ventre et le pas incertain, mais il avançait. Ses paupières se fermaient de fatigue, mais il avançait.

Nouveaux cliquetis. Nouvelle raideur dans le corps.

Stephen s’exhorta au calme. Les longues inspirations qu’il s’imposait lui permirent de progresser un peu plus, malgré ce son répétitif qu’il ne reconnaissait pas. Au début, il croyait entendre le tintement des tasses que l’on repose sur leur soucoupe, comme celles qu’il avait imaginées dans son dernier rêve en date. La fine porcelaine, les fleurs délicates peintes à la main, les petites cuillères aux motifs gravés... Mais il ne s’agissait pas de tintements. Des cliquetis. Une succession de bruits secs et mécaniques. Pas les touches d’une machine à écrire, comme il en entendait en traversant les couloirs de l’université quand les collègues travaillaient avec la porte ouverte. Pas des bracelets qui s’entrechoquaient autour du poignet d’une femme. Quelque chose qui le suivait. Qui se rapprochait. Qui marchait derrière lui, qui rampait ou qui courait.

Je n’ai pas peur de toi.

Stephen s’efforça de ne pas y penser. Il mit de côté la sensation désagréable de ses poils hérissés sur sa nuque et sur ses bras, du froid qui l’engourdissait et de la peur qui commençait à paralyser ses jambes. Il relégua au rang d’insignifiance tout ce qu’il ressentait en ce moment même. Ce n’était que faiblesse et solution de facilité. Stephen gravirait les échelons de l’assurance. À force de faire semblant, il pourrait acquérir le super pouvoir de la confiance en soi et la garantie de ne plus jamais céder face à ses peurs. Il repenserait à leur départ de l’appartement, à son livre, son précieux livre serré contre sa poitrine et il en rirait.

Clic. Clic.

Clic.

Clic-clic-clic.

Stephen retint son souffle. Nouvelle réaction automatique de son esprit. Nouvelle incapacité à gérer la peur sur l’instant. Il inspira, expira. Inspira.

 

Adwoa marchait dans les rues d’Ervicje sans aucune assurance. Les bras resserrés sur sa poitrine, elle faisait profil bas parmi les autres, beaucoup trop bruyants, beaucoup trop présents, qui la bousculaient et essayaient de l’entraîner dans une prière collective ou une manifestation sauvage. Mais, enfin, à quoi pensaient-ils, se demanda Adwoa. La ville explosait, et ils ne songeaient qu’à manifester dans les rues ? Qu’attendaient-ils pour plier bagage ? Pourquoi se sentait-elle la seule à voir les faits tels qu’ils se présentaient, tels qu’ils avaient lieu ?

Elle avait peur pour eux. Dans le creux de son ventre, dans la boule qui grossissait dans sa gorge, dans chacun de ses pas, elle avait peur pour eux. Qu’adviendrait-il de leurs vies s’ils restaient à Ervicje ? Rien ne les attendait-il donc au-delà des remparts ? Qu’est-ce qui les en convainquait ?

Et toi, qu’est-ce qui te convainc de tout quitter ?

Les signes ?

Les signes. Quoi d’autre, hormis ce pressentiment, cette impression de pouvoir considérer le monde et ses rouages avec plus de clarté qu’auparavant ? Depuis qu’elle s’intéressait aux signes, elle se sentait bénéficier d’une sorte de clairvoyance. Madame Victor lui avait-elle ouvert une porte ?

La porte du monde d’en bas, oui... S’il existe…

Elle se sentait pourtant investie d’une... énergie ? Elle coulait en elle – pas encore avec la fluidité naturelle du sang, mais elle ne stagnait pas. L’énergie du renouveau. Et cette énergie lui transmettait la plus sombre des peurs pour tous ceux qui investissaient les rues en ce moment. Ces gens se trompaient de combat. Ils luttaient contre des moulins à vent et poursuivaient des chimères. Ils voulaient manifester ? Grand bien leur fît, mais qu’ils s’abstinssent d’entraîner Adwoa dans leurs obscurités personnelles.

Elle allongea le pas. Le grand hôpital d’Ervicje lui paraissait à des centaines de kilomètres, juste assez inaccessible pour qu’elle se laissât ronger par la peur qu’elle éprouvait pour tous ces inconnus, plutôt que se laisser gagner par l’espoir. Elle devait entretenir cette flamme qui brûlait encore tout au fond d’elle, sinon, que faisait-elle dehors à cette heure-ci ? Si elle n’avait pas cru, ne fut-ce qu’un seul instant, en la nécessité de quitter Ervicje, elle serait restée dans cet appartement qui ne lui renvoyait aucun souvenir ni rien d’autre, d’ailleurs. Il ne s’agissait que de quelques murs et d’un toit sur la tête, tout ce pour quoi elle avait travaillé dur, mais y repenser ne déclenchait rien en elle. Ni tristesse ni nostalgie. Elle était partie comme elle était venue : en s’en souvenant à peine.

Elle atteignit enfin la grande place qui précédait la dernière rue avant l’hôpital. Des habitants scandaient des slogans auxquels elle ne prêta pas attention. Les sifflets des agents de police retentissaient au loin. Les premiers heurts d’une trop longue nuit, sans doute.

La fatigue gagnait Adwoa depuis de longues minutes. D’interminables minutes ponctuées de ces irritants cliquetis dans son dos. Elle n’osait pas se retourner ; n’importe qui pouvait se trouver juste derrière et se jeter sur elle dès qu’elle lui porterait de l’attention. En arrivant ici, elle avait appris à rester discrète. C’était là le propre d’une femme dans cette ville étrange où les conventions sociales surpassaient tout le reste. Parfois, les réminiscences d’autres manières remontaient dans l’esprit d’Adwoa. De façon fugitive, le plus souvent, mais de plus en plus présente ces derniers jours. Elle n’aurait su dire lesquelles, car elles se limitaient à des images soudaines et floues. Adwoa n’en entendait pas les sons, et les couleurs se mêlaient à celles du présent dès qu’elle cherchait à les identifier.

Clic.

Clic.

Comme des enjambées aléatoires.

Clic. Un autre pas.

Clic-clic-clic. Ça se rapprochait.

Adwoa accéléra le pas autant que possible. Elle ne rasait plus les murs, mais bousculait presque les autres pour se glisser dans la foule. Peut-être que parmi tous ces gens, ça ne la localiserait pas.

Clic.

Le paraître dépassait Adwoa, maintenant. Elle craignait pour sa vie dans ce climat hostile.

Clic. Qu’avait-on lancé à ses trousses ? Quelqu’un savait-il qu’elle se posait des questions sur les signes ? L’avait-on vue se rendre dans la roulotte de madame Victor ?

La vieille femme !

Celle qui l’avait effrayée dans la vallée, tandis qu’elle observait l’étrange obscurité qui s’était abattue sur l’assemblée réunie autour de madame Victor. La même obscurité qui fluidifiait maintenant les ombres et brouillait les traits des visages.

La vieille femme.

L’irrégularité des cliquetis correspondait à la démarche d’une personne âgée avec une prothèse. Peut-être de la moitié inférieure de la jambe ou de la cheville et du pied.

Qu’est-ce qu’on en a à faire ? Concentre-toi sur la route !

La route, oui. Vers le grand hôpital d’Ervicje, puis au-delà des remparts. Quitter la ville le plus vite possible. Avant une quatrième explosion ? Avant les émeutes ?

Les émeutes, ça a commencé.

Les sifflets des agents résonnaient toujours à proximité, mais loin derrière les cliquetis. Loin par-delà l’obscurité et son épaisseur presque palpable. Loin par-delà le souffle court d’Adwoa et pourtant si près. Plus seulement derrière elle. Tout autour. Comme si chacune de ces personnes aux traits brouillés par l’obscurité pouvait lui sauter dessus.

Mais pour quoi faire ?

Adwoa devait se sortir ces cliquetis de la tête. Personne ne lui sauterait dessus. La vieille femme qui l’avait effrayée dans la vallée ne la suivait pas. Pour quelle raison le ferait-elle ?

Pour quelle raison t’a-t-elle suivi jusqu’à la vallée ? Elle t’a suivie.

Cette inconnue qui semblait la connaître, qui, en tout cas, savait pour les voix qu’Adwoa entendait.

Clic.

Courir ?

Plutôt passer inaperçue.

Ressaisis-toi, tout le monde va te regarder.

Mais tout le monde restait préoccupé par les slogans qui battaient la mesure loin, très loin. Les gens se réunissaient, les uns pour participer aux manifestations, les autres pour tenter de renverser la vapeur. Les quartiers aisés devaient trembler sur leurs vastes fondations, tandis qu’ici, en bas, l’on marchait d’un même pas.

Clic.

Plus près.

Clic. Clic.

Plus près.

Clic-clic-clic.

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CM Deiana
Posté le 02/12/2021
Eh ben, il s'en passe des choses.
J'aime beaucoup la manière, réussi, avec laquelle le lecteur sent que la frontière entre les deux mondes s'amenuisent. Ceci dit il commence à me tarder d'avoir une réponse ^^
Bravo et bon courage pour la suite !
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