Presque tous les passants que les adolescents croisaient regardaient bizarrement Argos. Il fallait admettre que ce n'était pas tous les jours qu'on croisait un adolescent géant de deux mètres ! Edana observait aussi les passants, guettant la moindre trace d'étrange. Chloé battait des cils tout en discutant avec Argos et Phileas marchait les mains dans les poches. Quand ils arrivèrent devant un centre commercial devant l'allée des étoiles, le ventre du jeune homme gargouilla. Edana le taquina :
- Les dizaines de hamburgers n'ont pas suffi à Monsieur le gourmand ?
- Ce n'est pas ma faute si je suis en pleine croissance et que j'ai besoin de force pour combattre des monstres !
Edana pouffa et capitula. Ils choisirent un endroit où s'acheter une glace. Le froid de la glace faisait du bien à Edana qui fondait presque sous cette chaleur. Phileas accéléra le pas et se plaça à ses côtés.
- Ça va ?
Edana haussa un sourcil, sceptique.
- On se voit tous les jours, tu le saurais si ça n'allait pas.
Phileas en fit de même.
- Je voulais être gentil. J'ai remarqué que tu n'avais plus ton humeur gaie et naïve, en ce moment.
- Comment oses tu critiquer ma mignonne bouille ?!
Elle avait atteint son objectif ; Phileas rigola.
- Je pense que c'est la nostalgie… Je commence à réaliser que je n'aurai plus jamais ma vie d'avant.
La jeune fille continua, voyant le regard peiné de son ami :
- Et ça a ses avantages !
Phileas lui sourit.
- Ne t'en fais pas. Je ne peux pas dire que c'était pareil pour moi à cause de ma mère mais je sais que pour plein de demi-dieux c'était le cas ! Ils ont du mal à s'habituer mais ça finit toujours par arriver…
Edana remarqua que son regard fuyait celui des autres quand il parlait de son passé mais elle ne releva pas. Elle ne se sentait pas assez digne pour se mêler des histoires qui ne la regardait pas. Aussi vite qu'il avait disparu, l’air charmeur de Phileas apparut. Il prit une voix doucereuse.
- Phaos a cherché à te joindre depuis votre coup de foudre ?
Un grondement leur parvint du ciel.
- Désolé Zeus, c'était une façon de parler…
Edana rougit.
- Laisse Phaos tranquille ! Il voulait simplement discuter avec moi !
- Mais bien sûr… il leva les yeux au ciel, Et son beau sourire quand je suis arrivé ?
Ça y est, se dit Edana, il ne va plus se taire…
- Tu ne le remarques peut-être pas mais moi si !
La jeune fille soupira et le laissa parler en faisant la sourde oreille.
Des empreintes de mains jonchaient le sol de la place. Edana lisait les noms des acteurs et des films dans lesquels ils avaient joué. Elle en connaissait quelques-uns pour les avoir vus sur des affiches. Chloé virevoltait d'une plaque de ciment à une autre en s'extasiant sur la différence de taille entre sa main et celle d'une actrice qu'elle admirait. Phileas tournait sans cesse la tête et semblait voir des monstres à chaque seconde. Edana le rassurait mais il continuait de stresser en disant qu'il était tout à fait calme. Alors Edana se tournait vers Argos pour chercher du soutien mais le géant la regardait d'un air désolé et haussait ses grandes épaules. Le pauvre ne savait pas quoi faire de ses grands pieds et de ses longs bras… Au bout d'une demi-heure, Phileas reprit son air anxieux.
- Edana…
Son amie se retourna et observa dans la direction de son regard. Un scintillement s'échappait de la poche d'une jeune femme. Cette dernière avait des boucles blondes magnifiques et un regard bleu perçant. Elle observait les touristes avec dédain et jouait avec une mèche de ses cheveux. Edana baissa la tête et sursauta. Deux lions patientaient aux pieds de la femme mais semblaient invisibles aux yeux des passants.
- Tu crois que c'est une déesse ?
Phileas haussa les épaules.
- Je n'en sais rien…
L'inconnue tourna brusquement la tête et les fixa de son regard bleu translucide. Edana tremblait et ses yeux faisaient des va-et-vient entre son regard et les lions. Finalement, la femme sourit légèrement et s'avança vers les adolescents.
- Chloé ? Argos ?
Edana détestait le tremblement dans sa voix. Elle se retourna et découvrit avec effroi Chloé et Argos à quelques dizaines de mètres.
- On doit aller les chercher, tu crois ?
Phileas secoua la tête.
- C'est trop risqué.
Il approcha la main de son sac à dos, prêt à dégainer son épée. La mystérieuse femme n'était plus qu'à quelques mètres.
- Enchantée. Je suis ravie de vous rencontrer.
Elle avait un léger accent et les consonnes sonnaient différemment dans sa bouche.
- J'ai beaucoup entendu parler de vous.
Seulement trois mètres les séparaient et Phileas attrapa son épée.
- Qui êtes-vous ?
Edana se demandait comment il faisait pour avoir l'air aussi sûr de lui. Des pas résonnèrent derrière eux. Phileas se retourna et faillit embrocher Chloé avec son épée. La grande femme rigola. Son rire donnait envie à Edana d'en faire de même. Il était léger et lui évoquait le bruit d'un ruisseau.
- Je m'appelle Circé.
Edana cherchait dans sa mémoire. Circé était une magicienne qui avait transformé les compagnons d'Ulysse en animaux. Le héros grec les avait sauvés et il était finalement resté avec Circé profiter du beau temps pendant un an. Cette femme se trouvait désormais devant Edana et la jeune fille ne savait pas quoi dire.
- Tu dois être Chloé, toi Phileas, et enfin, Edana.
Elle pointait les adolescents avec un long doigt. Argos s'inclina.
- Et je suis Argos, le géant aux cents yeux.
Circé le scruta et acquiesça mollement.
- Je sais, reprit-elle. Je suis venue vous voir quand j'ai appris que vous aviez une panne d'hélicoptère.
Edana acquiesça. Voulait-elle les aider ?
- Je vais vous prêter mon bateau.
Edana sourit et allait la remercier quand Phileas, suspicieux, la devança.
- Qu'est-ce que vous voulez en échange ?
Circé tapota un doigt sur son menton. Edana patientait nerveusement, ses yeux allant de ses amis à la magicienne. Finalement, l'attention de Circé revint sur le quatuor.
- Accrochez-vous.
À peine eut-elle dit le dernier mot qu'un tourbillon apparut sur le sol. Edana fit un bond en arrière mais le gouffre l'attira. Ses jambes vacillèrent et elle tomba dans le trou. Sa chute dura une éternité. La demi-déesse était entourée de vide. Elle ne distinguait rien derrière le noir profond qui l'enveloppait et elle détestait ça. Edana hurlait les noms de ses amis à pleins poumons.
- Il y a quelqu'un ?!
Seul le silence lui répondait. La jeune fille sentit ses épaules trembler et des sanglots monter dans sa gorge.
- S'il-vous-plaît ?!
Elle détestait être seule.
- Circé, je vous en supplie !
Edana ne s'inquiétait pas du tremblement dans sa voix, elle était seule. Soudain le vide laissa la place à une falaise au bord de la mer. Edana eut à peine le temps de se recroqueviller quand elle atterrit brusquement. Des cailloux se plantèrent dans son dos quand elle roula sur la terre. Edana se releva en toussant et scruta son environnement. Un chemin de graviers longeait une falaise dont Edana ne voyait pas où elle menait. Une odeur de sel lui piqua les narines. Circé l'avait-elle envoyée ici dans le but de l'empêcher d'aller voir Hestia ? La magicienne avait-elle de mauvaises intentions ?
- Voyons Edana ! Penser cela, c'est mal me connaître !
Edana se retourna brusquement. Circé se tenait sur le chemin, en face de l'adolescente. Sa robe légère et blanche fouettait légèrement ses jambes et ses cheveux se balançaient autour de son visage, au gré du vent. Elle caressait ses lions du bout des doigts. La jeune femme avait tout d'une magicienne.
- Je ne te veux aucun mal, Edana.
La jeune fille avait du mal à le croire mais décida d'essayer.
- Alors pourquoi suis-je ici ?
Circé la fixa de son regard transparent.
- Tu verras.
Elle disparut dans un rugissement de ses lions et Edana soupira.
- Pourquoi faut-il qu'elle prenne un air aussi mystérieux ?
Elle s'assit en attendant elle-ne-savait-quoi. Au bout de quelques secondes, Edana entendit des cris. Elle se précipita vers la falaise et découvrit son plus grand cauchemar. Kafe se suspendait au bord de la falaise avec ses bras frêles. La fillette regardait Edana avec un air suppliant. L'adolescente tourna la tête et découvrit sa mère dans la même position que Kafe, s'agrippant à la falaise sans arriver à se hisser sur le chemin. Les yeux d'Edana étaient humides et la poussière en profitait pour s'y coller.
- Maman ?
Hestia leva la tête et son regard marron croisa celui de sa fille.
- Edana ! Oh, je t'en supplie, aide-moi !
La demi-déesse se tourna vers Kafe.
- Comment en êtes-vous arrivées là ?
La lèvre inférieure de la fillette tremblait.
- Je ne sais pas trop comment j'ai fait mais je sais que j'ai glissé et que je me suis accrochée à ce que j'ai vu en premier.
Elle fit mine de se hisser à l'aide de ses bras mais ils tremblèrent et la lâchèrent. Kafe poussa un cri et se rattrapa à une crevasse à l'aide de sa main droite.
-
Edana, s'il-te-plaît…
La mère de l'adolescente la suppliait et Edana avait horreur de ce qu'elle allait lui dire.
- Maman, je dois sauver Kafe. Vous êtes trop grande et je n'arriverai pas à vous soulever…
Hestia acquiesça et désigna une corde derrière sa fille.
- Tu pourrais m'attacher à cette corde et me hisser. C’est faisable, j'en suis certaine !
Le cœur de la jeune fille battait à tout rompre quand Circé apparut une seconde fois.
- Edana, comme tu peux le voir, deux personnes qui ont une place importante dans ton cœur sont au seuil de la mort. Bien sûr, tu ne peux en sauver qu'une seule et tu n'as plus que quelques minutes pour te décider. Qui choisis-tu ?
Edana tremblait et ce n'était pas à cause du vent.
- Circé, je vous en supplie ! Ne me faîtes pas ça ! Je ne peux pas choisir !
Elle baissa les yeux et regarda tour à tour sa sœur et sa mère.
- Je ne veux pas choisir…
La magicienne posa une main gracieuse sur l'épaule de la jeune fille.
- Fais-le.
Sa voix n'avait rien de réconfortant. Circé lui ordonnait de le faire et Edana n'avait pas intérêt à le lui refuser, elle le sentait. L'adolescente releva les yeux et observa le visage sévère de sa persécutrice. Edana s'approcha de ses proches et ferma les yeux pour laisser une larme solitaire rouler le long de sa joue. Elle ouvrit les yeux et posa son regard sur Hestia. Sa mère ne s’était pas manifestée pendant quinze ans puis elle l'avait attirée dans une quête dangereuse. Malgré son affection envers sa fille, elle ne lui avait laissé que quelques Souvenirs pour lui prouver son amour. Hestia remarqua le regard triste de sa fille et son visage se décomposa.
- Edana ! Ne m'abandonne pas !
Les doigts de la déesse lâchaient prise. Edana s'accroupit auprès de sa mère.
- C'est pourtant ce que vous avez fait pendant quinze ans.
Elle laissa échapper un sanglot.
- Adieu, maman. Je vous aime.
- Moi aussi.
Hestia regarda tristement sa fille aller vers Kafe. La fillette secouait la tête.
- Va la sauver, c'est ta mère !
Edana lui prit les mains et la hissa sur le chemin. Elle la prit dans ses bras malgré les coups que Kafe lui donna.
- Non ! Sauve-la ! Ne fais pas ça pour moi…
Edana renifla et ferma les yeux. Quand elle les ouvrit, sa mère avait disparu. Les deux filles s'étreignirent et Edana éclata en sanglots. Elle ouvrit les yeux et vit avec effroi Kafe se dissoudre en un tas de terre. L'adolescente se tourna vers Circé.
- Que lui avez-vous fait ?!
La magicienne remit ses cheveux en place.
- Ne t'inquiète pas, elle est saine et sauve, tout comme ta mère.
Le même tourbillon que celui de Hollywood se forma et aspira Edana pour la seconde fois en une journée. Le vide se forma autour de la jeune fille. Elle comprit que ce qu'elle venait de vivre n'était pas la réalité et ses muscles se relâchèrent. Après quelques minutes d'attente, un sol se forma sous ses pieds et Edana atterrit sur Hollywood Boulevard. Elle roula puis se releva. Quand Edana ouvrit les yeux, elle fut d'abord éblouie par le soleil puis elle remarqua Phileas et Chloé qui clignaient des yeux, dans le même état qu'elle. Circé et Argos, eux, étaient restés propres. La magicienne souriait.
- Félicitations, vous avez réussi le test.
Elle leur fit un signe de la main.
- Suivez-moi.
Les adolescents se jetaient des regards inquiets au fur et à mesure que Circé et eux avançaient. Argos, lui, ne semblait pas affecté par la magicienne. Quand Chloé lui demanda pourquoi, il répondit simplement :
- Elle m’a expliqué qu’elle vous testait pour savoir si vous méritiez son aide.
Chloé croisa les bras.
- Vous avez discuté longtemps à deux ?
Argos rougit et Edana s’éloigna un peu pour ne pas les entendre. Elle voulait les laisser tranquilles, ça devait déjà être assez gênant comme ça. Quand elle s’approcha de Circé, les lions de la magicienne grognèrent. La femme blonde leur ordonna de se calmer et ses félins obéirent.
- Tu te demandes sans doute où nous allons.
Edana déglutit mais se força à ne pas trembler.
- Vous nous emmenez sur votre bateau ?
Circé acquiesça et caressa le lion à sa droite.
- Exactement, répondit-elle. Edana, sais-tu pourquoi je vous aide ?
La jeune fille secoua la tête.
- Vois-tu, de nombreux héros m’ont abandonnée. Après chaque départ, j’étais bouleversée et je me demandais qui je serais si je n'avais pas été abandonnée si souvent.
Circé leva la tête, rêveuse.
- Et je me vois en toi. Tu as tout ce que je rêve d’avoir. La gentillesse, la beauté (même si je l’ai déjà), l’innocence et des amis.
Quand la magicienne scruta Edana de ses yeux translucides, la demi-déesse y décela de l’espoir et de la mélancolie. Elle eut pitié de sa solitude. Edana, elle, avait toujours été entourée. Peut-être pas par ses parents, mais par des gens qu'elle aimait. Circé cligna des yeux et retrouva son visage neutre. Elle lui faisait penser à Phileas : le jeune homme se ressaisissait dès qu'il laissait transparaître ses émotions. Les deux filles ne dirent plus un mot avant d'apercevoir le bateau de Circé. Edana l'observa en s'approchant. Le bateau étincelait sous les rayons du soleil. Il était petit mais resplendissait avec sa coque impeccable. Circé s'approcha du bateau et posa la main dessus. Elle se tourna vers les adolescents.
- Vous n'avez pas intérêt à l'abîmer.
Edana déglutit et acquiesça vivement. Circé parut satisfaite et les aida à s'installer. Elle apprit à Argos comment naviguer.
- Je sais naviguer, mais merci.
La magicienne fit la moue et se tourna vers le trio.
- Faîtes attention. Dès que vous serez partis, je ne pourrai plus vous aider.
Edana s’avança.
- Merci Circé. Nous tâcherons de ne pas abîmer votre bateau.
Les yeux de la magicienne étaient humides.
- Ce n’était pas un léger avertissement. Faîtes vraiment attention à vous.
Phileas s’inclina.
- On essayera.
Circé s'essuya les yeux avec un mouchoir puis les adolescents montèrent à bord du bateau. Ils firent signe à Circé pendant que le navire les emportait loin de la magicienne. Edana avait l’étrange sensation d’avoir oublié quelque chose… Soudain, elle s’exclama :
- Arrêtez le bateau !
Puis Edana plongea sous l’eau. Le choc du plongeon résonna dans tout son corps mais elle continua à nager. Quand elle sortit la tête pour reprendre sa respiration, elle entendit Phileas lui crier de revenir. Edana n'obéit pas et replongea. La fraîcheur de l’eau lui faisait un bien fou et ses mouvements s'amplifièrent. Le sel de la mer s’insinuait sous ses vêtements et les plaies que la demi-déesse s'était faîtes durant les récents combats lui piquaient. Au bout de ce qui lui parut une éternité, Edana regagna le sable blanc et sa nage se termina. Circé la regardait d’un air satisfait. Elle tenait à la main ce qu'Edana était venue chercher.
- Edana ! J’avoue que je t’ai mise à l’épreuve.
L’adolescente reprit péniblement son souffle.
- Co…comment ça ?
Circé brandit le Souvenir.
- Je voulais savoir si tu y tenais vraiment, elle le tendit à Edana, Apparemment oui.
Edana attrapa le Souvenir, ruisselante d’eau salée. La magicienne pencha la tête.
- Je sais ce que tu te dis ; “Elle n’aurait pas pu me le donner avant que le bateau ne parte ?!”
La demi-déesse hocha la tête et Circé reprit :
- Mais je voulais savoir si connaître le passé de ta mère avant de la juger te préoccupait.
Son sourire étincela à la lumière du soleil.
- Apparemment oui.
Edana était assise sur le bateau, le Souvenir serré au creux de sa main. Son pouce faisait des va et vient sur sa surface lisse. Les pensées de la jeune fille tanguaient comme le bateau le faisait avec les vagues. Phileas, Argos et Chloé avaient approché le bateau, ainsi, Edana avait moins nagé qu’à l’aller. La demi-déesse repensait aux paroles de Circé. Pourquoi Edana attendait les Souvenirs avec autant d’impatience ?! Elle avait pourtant laissé sa mère tomber du haut de la falaise… D’ailleurs, cette épreuve la laissait encore perplexe. Pourquoi sa mère figurait-elle parmi les deux personnes à sauver ? Pourquoi l’expression de tristesse et de déception de sa mère quand elle lâchait prise restait ancrée dans sa mémoire, comme une mauvaise herbe tenace ? Pourquoi Edana continuait à éprouver de l’amour envers Hestia malgré l’abandon de celle-ci ? Elle renifla. Edana avait beau se persuader qu'Hestia lui importait peu, elle avait toujours de l’empathie pour sa mère.