Chapitre 12, 12 décembre 3006, Troisième et première plates-formes

Notes de l’auteur : Mesdames et messieurs, vous êtes invités à m'exprimer les sentiments qui vous habitent à la lecture de ces chapitres. J'aimerais connaître votre appréciation, les éléments que vous croyez techniquement faux, les impressions que vous laissent ces textes. L'immersion est-elle efficace? Quels sont vos personnages favoris ?

Près d’une heure du matin. Les pas d’une marcheuse solitaire résonnaient dans les rues désertes. Les siens. À tous les cinquante mètres, un lampadaire brûlait d’une lueur sans chaleur. Les cercles lumineux trop éloignés les uns des autres pour se toucher éclairaient les avenues de bois craquelé, les vitrines fades et les demeures de la classe moyenne opprimée. Toutes les huit secondes, le vent sifflait entre les planches mal ajustées du trottoir. Murielle rajusta le col de son imperméable.

Encore une semaine à entretenir et nettoyer le frigo de Paulson en espérant qu’un macchabée brise la monotonie du ménage et des lectures judiciaires qui remplissaient les heures entre deux nettoyages.

Il était sur appel vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Ses heures à elle étaient fixes. Conséquemment, le laboratoire réputé pour sa structure imaginaire et sa propreté douteuse lorsqu’on se trouvait à plus d’un mètre de la table d’opération brillait désormais de mille feux et chaque objet y avait trouvé une place attitrée.

Elle sourit en songeant à sa réaction lorsqu’il avait découvert le sort qu’elle avait réservé à son lieu de travail. Atterré, il avait lentement passé en revue chaque centimètre du laboratoire, puis était entré dans son bureau pour le trouver également impeccable, puis s’était retourné vers elle. Toutes ces années d’efforts pour perfectionner le capharnaüm ultime, et je dois désormais l’abandonner par respect pour le travail que vous avez accompli. Pire ! Je devrai même poursuivre votre œuvre le jour de votre départ. Vous avez détruit ma vie, mademoiselle Feïlia.

Elle dérapa sur le bois glacé. La voirie n’accomplissait pas mieux son travail que la police.

Sa destination se profila au loin, un bâtiment public défiguré par un graffiti décriant le président Patcho. Elle soupira en poussant la porte translucide.

Les forces de l’ordre semblaient occupées à des tâches plus pressantes que veiller au respect du siège de leurs activités. Des choses importantes comme parler des derniers jeux du Cirque ou du décolleté de la secrétaire du capitaine.

Le changement de quart aurait pu donner l’impression qu’on travaillait dans le poste en ébullition, mais une oreille avertie ne révélait que les conversations incolores de ceux qui se préparaient à dormir chez eux ou au bureau.

Derrière une console vitrée, ses yeux rencontrèrent l’unique sourire indélébile du poste. Tel un tableau suspendu sous le nez d’un rouquin maigrelet au visage constellé d’une mer de taches de rousseur, il luisait comme un phare au milieu de la morosité de ses collègues. Entre ses doigts incertains frémissait un trésor inestimable, la plainte déposée par un citoyen.

« Bonne nouvelle, Feïlia ! Tu as fini de découper des macchabées au frigo. Le capitaine Girard t’a affectée à une équipe. Tu travailleras avec Hector Varga et Béryl Fèvre. Ils viennent de partir sur une affaire d’enlèvement à la première plate-forme, les détails sont ici. »

Murielle se saisit de la feuille qu’il lui tendait.

Calme comme l’eau qui dort.

Deux agents valaient mieux qu’un renvoi.

« Ils sont déjà partis ? Girard a omis de les avertir que je les accompagnerais ou ils ne voulaient pas m’avoir sur le dos ? »

Le sourire du réceptionniste s’effrita avec une célérité remarquable.

« Tu n’as pas besoin de répondre, Carl. Merci pour les informations. »

Elle lui tourna le dos et se précipita vers la porte.

« Murielle ! »

La grande porte vitrée se ferma au ralenti derrière elle. Eux avaient un moyen de transport ; elle non.

Freddy était jaloux, parfois mesquin, souvent acide. Son intellect était étroit, son intégrité jamais testée et sa volonté limitée. Il fumait comme une cheminée, se piquait à la glycaïne et son hygiène était déplorable.

Freddy était un maître de stage exécrable.

Freddy lui manquait.

Elle commença à courir.

***

Les usines ternes défilaient au rythme d’un escargot diarrhéique et les vapeurs chimiques lui brûlaient la trachée, elle respirait trop vite et son cœur battait trop fort. Le son de la flûte à bec d’un insomniaque s’élevait d’un appartement encaissé entre une manufacture de textiles et un atelier dépourvu d’enseigne.

Un ébéniste.

Malgré l’heure avancée, les scies fonctionnaient dans l’atelier médiocrement éclairé. Le travail nocturne et l’absence d’enseigne suggéraient un fabricant de machinerie lourde ou de pièces de voiture.

Concentre-toi.

Ceux de ses collègues qui ne désiraient pas la voir couler avant l’incident souhaitaient désormais la noyer de leurs propres mains. Murielle s’arrêta sous un lampadaire et vérifia l’adresse mentionnée sur le rapport que lui avait donné Carl, puis se précipita dans une rue transversale.

Isolée au fond de sa carapace, à supporter la mesquinerie et la suffisance de ses confrères. Une série de battements sourds claqua dans l’air nocturne, puis une trille suraigüe. L’atelier de Vitrilab. L’entrepôt d’Alimental. Un autre petit appartement coincé entre les deux géants, sans verdure ni couleur, dans l’espace noir entre les lumières de rue. Nul besoin de trouver le numéro du bâtiment ; dans l’embrasure de la porte, ses nouveaux maîtres de stage s’entretenaient toujours avec un gaillard pâle au crâne rasé dans l’embrasure de la porte.

Ils avaient dû s’arrêter en chemin.

Elle s’approcha derrière les policiers. Le chauve la regarda et siffla entre ses dents :

« Non, il est rentré. Je vous ai avertis de sa disparition hier soir et vous me réveillez en pleine nuit. Je ne croyais plus que vous viendriez, vous et vos renforts. »

Les deux policiers dirigèrent brièvement leurs regards voilés vers Murielle.

« Tiens, on ne t’attendait plus » murmura Béryl en ramenant sèchement la tête vers son interlocuteur. « Eh bien, nous ne vous dérangerons pas plus longtemps, monsieur. Nous sommes heureux que votre fils soit rentré sain et sauf. Bonne nuit. »

Le masque respiratoire étouffait la voix de Béryl au point de l’asexuer et l’uniforme rendait le même service à son corps, mais sa courte taille la trahirait toujours. À côté d’elle, Varga ressemblait à une Randyr.

« Pourrions-nous voir votre fils  ? » demanda Murielle.

Le gaillard cilla comme chouette au soleil.

« Non, non ! Il est au lit. Je l’ai signalé hier. Hier ! Mon fils est revenu, il n’est plus disparu, fin de l’histoire, bonne nuit. »

Il claqua la porte avec une brutalité inutile. Les deux policiers blasés se ramenèrent leur attention sur Murielle.

« Tu te pointes à la conclusion et tu veux mettre ton grain de sel en plus ? Tu as de l’ambition, » dit Hector.

Une vague d’irritation submergea Murielle.

« J’ai rarement entendu parler d’un maître de stage qui ne se donnait pas la peine d’attendre l’arrivée de sa stagiaire avant de partir. Peut-être devrais-je questionner le capitaine au sujet de ces pratiques. J’ai peut-être raté quelque chose. »

« Les stagiaires en retard… »

« Je n’étais pas en retard. Mon quart débutait à une heure et j’y étais. Pourquoi attendre plus de vingt-quatre heures après le signalement d’une disparition avant de lancer l’enquête ? Et la nuit, en plus ! »

Les deux agents échangèrent un regard.

« Impertinente. Tu es stagiaire, pas superviseure. Si je dis que tu étais en retard, tu l’étais un point c’est tout. Maintenant, change de ton. »

D’un hochement de tête, Béryl approuva son collègue.

Murielle inspira longuement, réprima l’aliénant raz-de-marée qui montait en elle. Une cuillère suffirait à l’anesthésier. Dépourvue d’aga, la nuit se couvrait d’un voile d’aiguilles empoisonnées.

« L’enfant n’est pas dans son lit, » dit-elle simplement.

Une seule phrase suffit à ce que la sérénité l’enveloppe. Quelques mots simples qui lui rendaient le contrôle dont on la privait depuis des mois. À travers le verre épais qui surmontait son masque, Hector fixait sur elle des yeux brûlants comme des coups de poignard.

« Qu’est-ce qui te fait dire ça, stagiaire ? »

Cette emphase arrogante dont il attifait son rang l’aurait exaspérée une minute plus tôt, cette façon de lui rappeler sa place officielle pour l’y confiner. Elle inspira à nouveau, se laissant pénétrer de ce calme qui lui revenait lentement afin d’appuyer une certitude bien réelle.

« Une disparition signalée hier soir. Le dossier débloque aujourd’hui en pleine nuit. Entre les deux, le père a reçu une demande de rançon ou une lettre de menace dans laquelle on exigeait qu’il retire sa plainte. Quelqu’un a retardé le dossier en interne, c’est évident. Quand nous menons un interrogatoire de nuit, c’est que le crime est frais. Usez de vos cervelles, pour une fois. »

Les mots fusaient de sa bouche, comme mus par leur propre volonté. L’incompétence crasse d’Hector et Béryl suffisait pour attirer son mépris, mais elle n’aurait jamais dû risquer de la souligner avec aussi peu de circonspection.

Quelques secondes s’écoulèrent, le temps pour les deux policiers d’absorber le choc. En un éclair, elle envisagea toutes les possibilités. La réaction outrée des deux agents. Les paroles injurieuses répondant à l’insulte. Sa seule certitude était que ces deux lourdauds refuseraient d’entendre raison.

Le poing d’Hector la cueillit à la mâchoire.

Elle n’avait pas envisagé cette improbabilité.

Murielle volta et s’effondra face contre terre.

« Tu vas trop loin, petite conne. Ne nous parle jamais ainsi. Tu n’en as pas le droit. Tu n’es pas seulement impertinente, tu n’as de respect pour personne sauf toi-même. Le service t’a chouchoutée pendant deux ans et t’a flattée en encensant ton talent, mais tu ne portes toujours pas l’uniforme et tu ne l’enfileras peut-être jamais. J’ignore pourquoi ils t’ont gardée dans le service après la mort de Freddy. Tout le monde sait que tu décidais pour lui et vous vous êtes séparés quand vous chassiez Vofa. Marcus Vofa ! Rien que ça ! Ta décision, ta connerie. Maintenant tu es vivante et lui crevé. »

Les yeux de Murielle brûlaient. Dans la nuit noire, personne ne pouvait voir les larmes couler abondamment le long de ses joues. Sa bouche brûlait comme une braise incandescente.

Elle n’avait pas tué Freddy.

Même les renforts Randyrs avaient été incapables d’empêcher le Spectre de le mettre à mort.

Elle n’avait pas interrompu l’enquête lorsqu’elle en avait deviné l’issue.

Mais elle n’avait pas averti les Randyrs.

« Attention, aux emmerdes, Varga. Elle couche avec Girard et Samson. »

« Oui, tu as raison. »

Sauvée par des relations imaginaires. Murielle déglutit douloureusement en essuyant sa lèvre fendue et engourdie. Elle ravala les sanglots qui luttaient pour frayer leur chemin jusqu’aux oreilles des deux agents et s’agenouilla péniblement. Du revers de la manche, elle s’essuya les yeux. Jamais un collègue ne l’avait frappée auparavant.

Ils ne devaient pas voir ses larmes.

Hector lui allongea un coup de pied dans les côtes. Elle valsa dans le gravier avec un grognement de douleur.

« Ça, c’est pour Freddy. Au diable ses amants, ça fait trop de bien de la cogner. »

La botte d'Hector la cueillit une fois de plus, cette fois sur l’arcade sourcilière. Au milieu du vacarme qui résonnait dans son crâne, le rire de Béryl tinta à ses oreilles.

« Si jamais les affaires internes enquêtent, je témoignerai qu’elle a frappé la première. Allons-y, Hector. Cette affaire est classée. »

Murielle resta allongée pendant qu’ils s’éloignaient.

Ils avaient raison. Elle avait tué Freddy. Elle avait frappé la première.

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Cléooo
Posté le 03/09/2025
Coucou James !

Dur ce chapitre, j'ai un peu serré les dents sur la fin. J'ai beaucoup de mal à deviner vers quoi la suite du récit va se tourner. J'ai du mal à envisager que Murielle puisse "grandir" dans la police parce que bon, visiblement elle n'a pas vraiment d'alliés (je sais pas si Médée compte comme une alliée) qui pourraient l'aider à prendre une place active et si on ne reste pas dans la police, je ne saurais exactement vers où on pourrait aller. Mais j'accroche en tout cas. J'ai serré les dents parce que ça m'a fait mal pour Murielle. Et c'est intéressant que l'élément Freddy revienne.

Un petit détail saisi au vol :
J'ai eu un peu de mal sur la timeline entre le signalement de la disparition et le début de l'enquête. Il est 1h du matin (un peu plus du coup). On parle de hier soir... Pour moi c'est la veille au soir donc. Soit quelques heures auparavant. Mais Murielle parle de plus de vingt-quatre heures ?

Et quelques remarques au fil de la lecture :
- "Conséquemment, le laboratoire réputé pour sa structure imaginaire et sa propreté douteuse lorsqu’on se trouvait à plus d’un mètre de la table d’opération brillait désormais de mille feux et chaque objet y avait trouvé une place attitrée." -> j'ai trouvé cette phrase un peu longue
- "au visage constellé d’une mer de taches de rousseur" -> je me demande si "d'une mer" est utile. Constellé implique déjà une présence massive.
- "« Murielle ! »" -> je suis frustrée par cette réplique qu'elle ignore complètement. Qui parle ? Pourquoi ? Est-ce qu'elle n'entend pas ou elle ignore bel et bien ?
- "Les yeux de Murielle brûlaient. (...) Sa bouche brûlait comme une braise incandescente." -> peut-être que tu peux éviter la répétition ?

À bientôt ! :)
James Baker
Posté le 03/09/2025
Salut!

Je peux sûrement éviter la répétition et alléger certaines phrases, oui.

"Murielle !" c'est Carl qui l'appelle, et elle l'ignore, mais je ne l'ai visiblement pas fait sentir. Et quand je relis le passage, je vois bien que je ne l'ai pas fait; je retravaillerai cela.

Bon, ça semblera sadique, mais... je suis heureux que mon texte te fasse souffrir :D Ça signifie que le développement du personnage correspond à ce que je recherche. Que même si Murielle n'est pas d'un naturel attachant, le lecteur s'y attache (consciemment ou pas).

Je vais peut-être préciser la timeline. Ça ne me semblait pas essentiel de le faire au départ pour quelques raisons variées. L'une reste qu'un individu qu'on sollicite en pleine nuit parle généralement de la nuit en cours comme "aujourd'hui" sans trop savoir qu'il est une heure du matin. Sauf que c'est vrai que je dois penser au lecteur qui analyse différemment la scène lors de sa lecture.

Je viens de me trouver deux "puis dans la même phrase" et deux "dans l'embrasure de la porte", dans la même phrase aussi. Conséquences d'un remaniement. Beurk... faut vraiment que je repasse sur ce chapitre.

À bientôt ;)
Cléooo
Posté le 04/09/2025
Hello !

Je continue juste un peu la conversation du chapitre précédent ici pour ne pas m'éparpiller :
Ça me rend perplexe, comment tu sais que c'est le quatrième si tu l'écris en premier ? xD

Et pour ici : Alors alléger, en vrai c'est plutôt bien au global, je me suis pas arrêtée à chaque phrase, loin s'en faut.
Oui je commence à m'attacher à Murielle mais je la trouve encore trop taciturne. Je suis davantage attirée par Médée, j'aime les personnages plus solaires (mais c'est une question de goût personnel).

Je t'avoue que je comprends ton idée sur la timeline et en même temps je te retournerai ceci : si la police les réveille au beau milieu de la nuit, hier, c'est bien il y a quelques heures, écrit ou réalité.
Parce que souvent, plus que l'heure exacte, c'est le sommeil qui découpe et sépare les jours entre eux. Et tu précises bien "vous me réveillez en pleine nuit.". Donc pour moi hier = la veille au soir. Si y'a eu deux dodos, je compte deux jours :p
James Baker
Posté le 04/09/2025
Je l'ai écrit en premier et je lui ai planifié deux suites. À l'époque, il était voulu comme un "premier".

Et puis, j'ai écrit Ligne de Cendre. Et je lui ai planifié deux suites. Elles ne peuvent pas entrer en un seul volume. Déjà, le deuxième a beaucoup de matériel.

Question timeline, je sais présentement aussi des choses que tu ne sais pas encore :o (et que tu liras au prochain chapitre). En vérité je vous le dis, la réponse du père est tout à fait logique, même selon ton point de vue ;)

Amener le lecteur à s'attacher à un personnage taciturne est un challenge en général, comme c'est un challenge pour les gens taciturnes de se faire apprécier en société. Tu peux écrire sur un extroverti sans compétences et le rendre attachant; faire la même chose avec un introverti... je n'ai jamais vu un écrivain y arriver, mais je ne l'ai peut-être seulement pas encore lu.

Dans tous les cas, les passages que je pensais alléger ou préciser sont ceux que tu as pointés du doigt. Je les réanalyserai avant, bien sûr, mais je crois que tu as raison, alors...

À bientôt ;)
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