Il avait été plutôt facile d'acheminer Philippe jusqu'à un de leurs partenaires pour qu'il organise les funérailles sans veillée (2) (volonté du défunt). En revanche, il avait été plus difficile d'expliquer pourquoi la gorge de Philippe n'était tout simplement plus là. Mathurin Jeansson avait longuement exigé des explications au téléphone avant de hurler dans le combiné qu'il allait alerter les autorités. Quand Noémie avait appris les faits, elle avait considérablement pâli. Puis elle avait demandé à rester seule un instant dans le bureau. On l'avait entendue parler au téléphone sans avoir un mot plus haut que l'autre avant de ressortir de la pièce en annonçant que Jeansson ne dirait rien. Camille avait noté la précipitation dans sa voix, ses yeux qui fuyaient le regard d'autrui, de même que ses enjambées trop grandes pour être naturelles. Noémie était sortie du bureau par la petite cour arrière. Après quelques minutes, elle la suivit. Elle la vit éclater un sac poubelle à coups de pied et décida sagement de rester en retrait. Elle se cogna contre un carton jeté au sol : le son attira l'attention de Noémie qui s'empourpra.
– Oh, merde, merde, merde, j'pensais pas que quelqu'un me suivrait ! dit-elle alors que son visage se décomposait.
– Chacune son tour, sourit Camille d'un air entendu.
– Un point pour toi.
– Tu te sens mieux ?
– Ouais. Ouais, un peu. Lui reparler, ça m'a... Rah ! hurla-t-elle rageusement en donnant un dernier coup de pied aux ordures dispersées sur le sol.
– Qu'est-ce qu'il t'a fait pour te mettre un tel état ?Si tu veux m'en parler, bien sûr, ajouta-t-elle précipitamment.
Noémie la fixa avant de hocher la tête. Toutes deux s'assirent sur le petit banc de bois installé sur un côté de la cour ou plutôt, Noémie aida Camille à s'asseoir avant de prendre place à côté d'elle. Leurs hanches se touchaient et elles entendaient les discussions de leurs collègues comme un bruit de fond bienvenu. Camille se félicita intérieurement d'avoir réussi à calmer suffisamment son cœur pour que celui-ci arrête de se prendre pour Simone Biles dès qu'elle voyait Noémie. Cependant, elle n'avait rien réussi à faire pour lutter contre son envie de sourire béatement dès que celle-ci riait à ses blagues ou complimentait ses chaussures. Pour être franche, elle n'en avait pas envie.
– J'ai commencé à travailler assez tôt. J'ai passé un bac pro commerce et j'ai travaillé ça et là dans la région parisienne avant que l'entreprise de pompes funèbres qui m'embauchait ne ferme. Mes parents et mes petites sœurs ont déménagé ici il y a trois ans et je les ai suivis. J'ai commencé à travailler pour... lui, dit-elle pour éviter ne serait-ce que de prononcer son nom. Au début, ça allait super. Mais petit à petit, il a changé. Il me faisait des blagues douteuses ou des sous-entendus comme quoi, hé Noémie, les gens comme toi peuvent se marier maintenant, c'est super, tu finiras pas vieille fille avec des chats finalement ! Je n'avais pas fait de coming-out officiel mais il m'avait surprise en rendez-vous avec une fille en dehors du travail et mon look butch fait que... Bref. Il a commencé à me demander de travailler plus tard que prévu, à vouloir me convoquer en privé dès que possible. Quand je suis tombée malade et que j'ai du demander un congé maladie, il m'a harcelée de SMS et mails aux menaces à peine voilées pour que je vienne quand même travailler en disant que je « manquais grandement à l'entreprise ». Comme si j'étais sa seule employée et que tout reposait sur moi ! Et bien sûr, comme tout reposait sur moi, dès qu'un truc foirait, que je sois là ou pas, que ce soit un de mes clients ou pas, ça me retombait dessus. Et même mes collègues ont commencé à me blâmer, tous les jours, pour tout et n'importe quoi. Je les dérangeais constamment, j'essayais de voler leurs clients et surtout clientes, je faisais du tort à l'image de l'entreprise avec mon « mode de vie ». « Ah mais on est pas homophobes hein, mais bon, tu sais, certaines familles sont pas aussi ouvertes d'esprit que nous, Noémie, donc ce serait bien que tu fasses un effort de présentation » qu'elles disaient. Un jour, j'ai tout simplement pété un câble. J'ai hurlé sur tout le monde tout le mal que je pensais d'eux puis je me suis enfermée dans les toilettes. Putain, j'en revenais pas. Ça faisait des mois que je rêvais de faire ça. Et tu sais quoi ?
– Quoi ? répéta Camille.
– Je m'en suis voulu. Je me suis sentie super coupable de m'être emportée ainsi. Alors que j'avais rien à me reprocher ! Mais quand je me suis revue crier et m'énerver, le seul truc auquel j'ai pensé, c'est à quel point j'avais du avoir l'air d'une furie. Ça n'a fait qu'empirer quand j'ai entendu mes collègues entrer aux toilettes pour pleurnicher que je leur avais fait peur, déjà qu'elles avaient peur de moi avant ça.
– Peur de toi ? Pourquoi ?
– Parce que je volais leurs clients, rappelle-toi. Et parce que je suis une butch pure et dure et que j'étais donc perçue comme une menace. Attention à la angry goudou ! se moqua Noémie. Le patron est venu après dans les WC pour me dire qu'il allait devoir me laisser partir car je nuisais « au bon climat de l'entreprise » et que j'avais « une mauvaise influence sur le bien-être de mes collègues », chose dont elles s'étaient déjà plaintes plusieurs fois dans mon dos apparemment. Mais, bon prince, il m'a dit qu'il ferait une séparation à l'amiable avec promesse qu'il ne salirait ma réputation auprès de ses contacts si je ne disais rien de mon harcèlement à qui que ce soit. Alors j'ai changé de branche, plus ou moins. Voilà. Voilà tout.
Camille était soufflée. Non pas par l'existence de la lesbophobie, mais par le fait que des adultes qui semblaient être un minimum intelligents et respectueux – ils s'occupaient des morts, enfin ! C'est un signe de civilisation, s'occuper des morts, non ? - harcelaient une de leurs collègues d'une manière aussi violente qu'immature. Quand elle vit Noémie trembler sous le coup de l'émotion, elle posa la tête sur son épaule sans y réfléchir et remarqua tandis que la tendresse de son geste lui provoquait une rougeur aux joues :
– Mais tu me l'as dit, à moi.
– Parce que t'es pas une balance, rit-elle doucement.
– Non, je suis Scorpion.
– Ça explique tellement de choses.
– Tu comptes vraiment rien faire contre eux ? Malgré les SMS et les mails qu'il t'a envoyés ? Tu les as encore ? s'étonna Camille qui n'en revenait tout simplement pas.
– C'est ce que j'ai menacé de faire au téléphone pour qu'il fasse profil bas à propos de Philippe. J'ai encore tout. Mais j'hésite à tout déballer, répondit Noémie.
– Pourquoi ?
– Je ne veux pas y repenser. Je ne peux pas y repenser. Ce harcèlement, c'était... Horrible.
Les yeux de Camille se mouillèrent et le souffle lui manqua.
Baisse la tête. Baisse la tête, ne les regarde pas, même une seconde. Sinon, elles vont croire que tu les mattes. Elles vont te faire passer pour une obsédée.
« Camille, je sais qu'on se fait des câlins pour se souhaiter bon courage avant les examens mais... Avec ce qu'on dit sur toi, je préférerais éviter... Tu sais, je voudrais qu'on croie que, je suis, tu sais... comme toi quoi. Désolée. »
Les regards à la dérobée et les mots murmurés dans les couloirs et les rictus méprisants et les blagues qui ne cachaient que des injures et les corps qui se serrent, se pressent, se collent contre les murs pour éviter de m'effleurer même par accident car il faut surtout pas toucher Camille, elle pourrait aimer ça tu sais et essaie de pas faire un exposé avec elle, elle pourrait t'emmener chez elle et te faire des trucs et tourne-lui le dos dans les vestiaires qu'elle te matte pas trop, les gouines c'est comme ça tu sais, et de toute façon, quel mec voudrait d'un cas social pareil, c'est pour ça qu'elle est gouine sûrement !
« Mais pourquoi tu ne me dis pas ce qui ne va pas Camille ? »
Parce que tu me détesterais aussi.
Parmi les milliers de mots qui se bousculaient dans sa tête, Camille réussit à en articuler deux :
– Je sais.
_____
(2) En réalité, ça avait demandé un petit paquet de pot-de-vin auprès de la police funéraire, mais ça, c'était le souci de Madeline (qui avait des liens à la fois profonds et alambiqués avec la police locale, pour le meilleur comme pour le pire).
Très juste, ce moment où les souvenirs remontent en pagaille, des mots et des images, puis on revient au présent et un seul mot (ou aucun) sort.
Navrée pour Noémie <3 et pour Camille <3
Je trouve ça équilibré : honnête sans aller dans le pathos, sobre et en même temps émouvant. Et puis c'est intéressant d'avoir leurs expériences en parallèle, avec des formats et tons différents, mais posées là ensemble.
Merci encore ♥
J'ai bien aimé le chapitre précédent sur les types de lesbienne. J'aurais même aimé qu'ils soient un peu plus long.
Petite correction : leur ramen.
L'ancienne situation de Noémie est très touchante, elle me parle beaucoup. Et elle est dans l'air du temps... .
L'homophobie quotidienne me semble bien exposée aussi.