Chapitre 12

Le refuge où ils avaient respectivement adopté un chien et un chat se trouvait à quelques minutes à pieds du salon de thé, dans le cœur de Camden. Comme beaucoup d’établissements qui recueillaient des animaux, ils avaient besoin de volontaires pour promener leurs nombreux chiens. Eleanor n’avait jamais songé à proposer son temps – elle n’en avait pas beaucoup, entre le travail et Isobel – mais Samuel était apparemment un habitué de la pratique.

— Tous les chiens ont besoin d’être sortis au moins une fois d’abord, c’est la priorité, expliqua-t-il à la jeune femme tandis qu’ils passaient la porte donnant sur les cages. J’ai mes habitués, mais s’ils ont tous déjà été sortis ça ne me dérange pas d’en promener d’autres.

Ils traversèrent des allées de cages derrière une bénévole manifestement épuisée et soulagée d’obtenir un coup de main. Eleanor ne pouvait s’empêcher d’imaginer Kelpie à cet endroit. Certes, les chats se trouvaient à l’étage, mais elle se souvenait parfaitement de l’agitation, du bruit, de l’odeur. Les gens qui travaillaient au refuge, rémunérés ou non, faisaient de leur mieux pour offrir le meilleur cadre possible à ces animaux en attente d’une famille, mais ils étaient absolument débordés tous les ans – et la saison des chatons approchait, porteuse de son lot de difficultés.

— Domino et Spot n’ont pas encore été promenés. Ça vous convient ?

Cette fois, ce fut Eleanor qui regarda Samuel dans l’expectative. Il connaissait bien mieux ces chiens qu’elle, après tout. Il acquiesça, si bien que la jeune bénévole entra dans la cage où les chiens se trouvaient tous les deux et leur passa un harnais à chacun, puis une laisse qu’elle accrocha dans les boucles à cet effet.

— Prends Domino, il tire un peu moins, suggéra Samuel. Ils sont jeunes tous les deux et pleins d’énergie, mais on devrait s’en sortir.

Eleanor prit la laisse que la bénévole lui tendit. Le chien au pelage blanc parsemé de taches noires qu’on lui avait assigné resta très calme tout le temps qu’il fallut pour sortir du refuge mais, dès qu’il se trouva dehors, il commença à tirer. Cela dit, ce n’était rien comparé à la force dont Spot, tout blanc avec juste une tache noire autour de l’œil droit, fit preuve avec Samuel. Elle ne savait pas comment le professeur faisait pour ne pas se laisser emporter.

— On va les emmener en direction du parc, faire quelques tours puis revenir. Ça te convient ?

— Bien sûr. C’est le trajet que tu fais d’habitude ?

— Oui. Certains promeneurs préfèrent aller vers le marché couvert et se balader avec les chiens dans les rues qui l’entourent, mais je trouve que ça fait trop de bruit et d’agitation pour eux.

Cette fois, il ne fut pas étonné quand Eleanor suspendit son bras au sien, adaptant simplement sa foulée pour rester à sa hauteur. Domino se calma bien vite, percevant sans doute que sa promeneuse n’allait pas accélérer le pas. Elle le comprenait, de toute façon. Le pauvre vivait enfermé dans une cage vingt-trois heures par jour… À sa place, elle ferait preuve de bien plus de véhémence quand on la laisserait enfin sortir.

Ils arrivèrent dans le parc assailli par les touristes et londoniens venus profiter du soleil qui ne semblait pas vouloir se cacher. Certains bronzaient même installés sur l’herbe tendre et bien entretenue. Eleanor trouvait qu’il faisait encore un peu frisquet pour ça, mais il était toujours difficile d’estimer, à la capitale, quand la chaleur daignerait revenir. D’un pas paisible, ils s’engagèrent sur un chemin de graviers, toujours accrochés l’un à l’autre. Les chiens regardaient tout autour d’eux avec excitation, l’air aux anges.

Soudain, Eleanor se sentit partir en avant tandis que Domino bondissait vers un pigeon qui venait de s’envoler. Elle glapit, tenta de retrouver l’équilibre et se sentit déjà tomber. Samuel la rattrapa de justesse puis la ramena contre son torse pour l’aider à retrouver son équilibre, tandis que le chien, comprenant qu’il avait fait une bêtise, revenait penaud la queue entre les jambes. Elle aurait sans doute dû le rassurer, mais elle ne parvenait pas à penser au-delà de la sensation des bras de Samuel autour d’elle, ses poignets croisés sous sa poitrine. Il respirait un peu vite, lui aussi, comme s’il avait vraiment eu peur qu’elle tombe.

Elle tourna la tête vers lui, rencontra son regard, et cette fois, elle ne put s’en empêcher. Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa dans cette position inconfortable, la nuque tordue pour pouvoir accéder à ses lèvres douces, si douces… Il lui rendit le baiser après un instant de stupéfaction, l’une de ses longues mains remontant le long de son bras avant de se poser sur sa joue. Entre deux respirations tremblantes, il interrompit le baiser juste le temps de l’aider à se retourner vers lui et l’embrassa à son tour, les doigts de sa main libre toujours enroulée fermement autour de la laisse de Spot.

Elle n’avait pas oublié la sensation de ses baisers, l’impression qu’il se trouvait partout autour d’elle quand il la serrait dans ses bras de cette façon. Quatre ans, et pourtant elle n’avait pas oublié le petit grognement sourd quand elle ouvrait les lèvres pour le toucher du bout de la langue, la crispation dans ses mains quand elle faisait quelque chose qui lui donnait envie d’entrer en combustion spontanée. Ils étaient des artistes, autant l’un que l’autre. S’embrasser devenait une nouvelle forme d’art à leurs yeux.

— Eleanor, murmura Samuel presque contre ses lèvres, je…

— Non !

Elle se tendit comme un arc dans ses bras, envahie par une terreur si intense que, pendant un instant, ses sens s’éteignirent. Elle s’était sentie saturée de panique comme cela à plusieurs reprises durant les dernières années : quand son ex, Arthur, l’avait envoyée à l’hôpital avec deux côtes cassées et un traumatisme crânien, quand son accouchement avait commencé, quand les médecins lui avaient annoncé que son père allait mourir.

Au moment où elle reprit ses sens, Samuel étreignait son corps agité de tremblements. Elle s’attendait à trouver une expression moqueuse, cruelle, impatiente, mais seules de la douceur et de la préoccupation l’attendaient dans ses yeux bleu pâle. Elle respira plusieurs fois profondément, se concentrant sur le va-et-vient de l’air entre l’extérieur et ses poumons. Elle comptait, comme Lachlan lui avait appris à le faire. Enfin, le bourdonnement dans ses oreilles s’atténua.

— J’ai cru que tu allais t’évanouir, tu es toute pâle, dit Samuel d’un ton soucieux. Est-ce que tout va bien ?

Il prit sa joue en coupe, la tendresse de son geste presque insupportable pour Eleanor et pourtant tellement, tellement nécessaire. Elle pressa un instant son front contre son épaule, comme pour reprendre des forces, se concentrer, puis hocha la tête.

— Oui, ça va. Il faut qu’on finisse de promener les chiens.

Et elle, elle avait besoin de temps. Elle espérait presque que Samuel oublie cet évènement, n’en parle plus jamais, mais elle connaissait la qualité de sa mémoire. Il pouvait encore réciter aujourd’hui le rôle qu’il avait joué dans Othello à dix-sept ans au mot près. Il n’oublierait pas ; elle avait seulement gagné un délai. Certes, elle obtiendrait de lui qu’il ne soulève plus jamais cette question si elle le lui demandait, mais elle ne voulait pas le traiter de la sorte. Il ne méritait pas qu’elle le repousse. Elle ne voulait pas le repousser. Pas tant que ses mains restaient tendres sur elle, pas tant qu’il patientait, respectait ses mille impuretés et fragilités.

— D’accord, murmura-t-il en la serrant une dernière fois contre lui. Tu as raison, ça peut attendre. Tu veux qu’on s’arrête pour prendre des glaces sur le chemin ?

Elle ricana et s’essuya les joues en acquiesçant quand elle réalisa qu’elles étaient humides. Domino se pressa contre sa jambe et jappa, comme pour attirer son attention. Elle lui caressa la tête, trouvant un étrange et délicat réconfort dans ce contact. Les animaux possédaient ce genre de magie. Leur simple présence suffisait à adoucir la peine, combattre l’angoisse, disperser la colère. Elle reprit sa route aux côtés de Samuel. Il se tenait encore plus près d’elle, si c’était possible, comme s’il voulait l’enlacer mais n’osait pas. Elle l’aurait laissée faire, pourtant, aurait accepté la manifestation physique de son soutien sans la moindre hésitation.

Ils s’arrêtèrent devant le stand du marchand de glaces et firent la queue, laissant les deux chiens se reposer un peu. Ils avaient l’air tellement plus détendus que dans le chenil… Le cœur d’Eleanor se fendait à chaque fois qu’elle songeait à tous ces animaux qui vivaient parfois des années dans un refuge avant de trouver une famille pour la vie. Certains ne recevaient jamais cette chance. Avec un soupir, elle caressa à nouveau la tête de Domino. Il se pressa contre sa jambe, manifestement ravi de recevoir un peu d’attention.

— Qu’est-ce que tu veux comme parfum ? demanda Samuel.

Elle sursauta et reporta son attention sur lui, réalisant soudain que toute la queue avait disparu et que c’était leur tour.

— Une boule à la fraise, s’il vous plaît.

— Et une au chocolat pour moi, s’il vous plaît. Ça te dérange si je paye pour nous deux ?

Eleanor ricana et pressa son épaule contre celle du professeur, qui sourit à son tour.

— Il n’y a que toi pour poser cette question. Tu peux payer, mais n’en fais pas une habitude.

— C’est promis.

Elle aurait pu le dévisager pendant des heures, mais jugea préférable et plus prudent de baisser les yeux sur sa glace quand le marchand la lui tendit. Ils reprirent leur promenade côte à côte, les chiens marchant tranquillement devant eux. Ils semblaient tellement plus paisibles tous les deux, désormais. Eleanor en éprouvait un certain soulagement : elle avait mal à l’épaule et n’aurait sans doute pas pu supporter une ballade entière à ce niveau d’énergie et d’enthousiasme de la part de Domino.

Quand ils rentrèrent au refuge, Eleanor eut du mal à laisser partir Domino. Elle s’accroupit à son niveau et l’étreignit, le laissant presser son museau contre son épaule avec assez de force pour la faire vaciller. Elle finit par se lever et reculer, s’appuyant contre Samuel pour un peu de soutien émotionnel. Il sembla comprendre ce qu’elle voulait, si elle en jugeait par la manière dont il l’étreignit, ses bras à la fois tendres et forts autour d’elle. L’odeur de son parfum, discrète et boisée, lui rappelait des souvenirs.

— Il est encore tôt, mais si tu n’es pas encore lassée de moi, j’aimerais t’inviter à dîner quand l’heure viendra. Tu serais partante ?

Elle regarda son téléphone avant de répondre. Lachlan lui envoyait régulièrement des messages sur Discord, qu’il avait découvert quelques semaines plus tôt et adorait. Il joignait parfois des photos aux nouvelles qu’il donnait d’Isobel, pour le plus grand plaisir de sa mère. La petite semblait s’amuser, ce qui décida la jeune femme dans sa réponse à Samuel :

— Avec plaisir. Tu as quelque chose en tête ?

— Le restaurant de ramen où on allait souvent le week-end est ouvert aujourd’hui. Tu veux découvrir s’ils sont toujours aussi bons qu’il y a quatre ans ?

Un sourire ravi étira les lèvres d’Eleanor.

— Vraiment ? Je n’avais même pas pensé à regarder si c’était toujours ouvert. Est-ce qu’ils ont toujours la table où on a mangé tous les deux pour la première fois ?

 Elle se souvenait de cette journée aussi clairement que si elle avait essayé de se remémorer la veille. Elle s’était endormie à la bibliothèque en l’attendant, ennuyée jusqu’au pays des rêves par le traité d’Histoire française qu’elle avait choisi au hasard sur les étagères de la section où elle s’était installée. Elle préférait quand il lui expliquait l’Histoire, ou la découvrir dans des romans.

— L’endroit n’a pas changé d’un iota, tu verras. En attendant, qu’est-ce que tu dirais d’une petite balade au marché ?

— Je suis toujours partante pour une balade au marché. Prépare-toi à me donner ton avis sur l’odeur d’un millier de bougies et d’autant de savons, je suis tombée à court et je tiens à remplir ma réserve.

Il éclata de rire, lui prit la main et l’entraîna vers le marché couvert de Camden. Elle aurait sans doute dû l’arrêter, lui demander de ne pas la toucher de cette façon, mais elle ne pouvait se mentir à elle-même, pas comme ça. Elle voulait apprendre. Apprendre à combattre sa peur et à considérer son cœur qui s’emballait comme un plaisir plutôt qu’une malédiction.

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Notsil
Posté le 30/08/2020
Eh bien, la relation évolue dans le bon sens :p
Samuel est vraiment l'homme idéal, toujours à l'écoute d'Eleanor :)

Domino est adorable, on a limite envie de courir au refuge l'adopter ^^

Si jamais, il reste un "ballade".

Bon, y'a pas le coup que les chiens les emballent façon papier cadeau, mais, ils jouent un rôle dans le rapprochement ^^

J'aime qu'elle essaie de faire des efforts pour lui faire confiance, on sent à quel point c'est dur pour elle au vu de son vécu.

Le resto, du coup, j'ai hâte pour eux :) et j'espère que ça se passera aussi bien !
_HP_
Posté le 30/08/2020
OUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!! 😍🤩
Pardon xD

Franchement, rien que les quelques fois où tu as décrit Domino me donne envie de l'adopter 🥺😄
Je trouve ça adorable, comme rendez-vous, et j'adoooore la relation qu'ils ont tous les deux 😍😏
Je suis désolée, j'ai rien à dire 😅 J'adore cette histoire, vraiment vraiment ♥ Merci de nous la proposer :p
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