Chapitre 13

Samuel faisait un excellent compagnon de promenade. Il attirait l’attention d’Eleanor sur des produits qu’elle ne voyait pas au premier coup d’œil mais qui l’intéressaient quand elle s’approchait de plus près. Grâce à lui, elle acheta deux marque-pages décorés à l’encre de Chine, une bougie qui sentait la lavande et du thé au chocolat qu’elle avait extrêmement hâte de goûter. Il riait, badinait, s’illuminait à chaque fois qu’elle glissait à nouveau sa main dans la sienne. Elle passait un bien meilleur moment qu’elle n’osait l’admettre.

— Je commence à avoir faim, pas toi ?

— Je suis affamée, avoua-t-elle avec un sourire détendu. L’état parfait pour un bol de ramen, en soi.

— Exactement ce que j’allais te dire. Allons-y, dans ce cas.

Elle ne parvenait à réprimer ni le sourire rayonnant sur ses lèvres ni l’entrain de sa démarche quand il l’entraîna à l’intérieur du petit restaurant. Il n’y avait que deux tables en plus du bar : une près de la fenêtre et l’autre juste à côté de la cuisine. Une personne était assise sur un tabouret face au comptoir, si bien qu’ils étaient libres de s’installer à leur table fétiche près des cuisines. Samuel tira la chaise d’Eleanor pour qu’elle s’y assoie, un sourire en coin aux lèvres.

La galanterie était une plaisanterie entre eux depuis que la jeune femme avait passé une heure, en première année, à fulminer contre un camarade de classe qui avait pensé mériter de la toucher parce qu’il lui avait tenu une porte ouverte. Grâce à Samuel, elle avait appris à la tête froide quand ces incidents se reproduisaient, parvenait à répondre comme si rien ne pouvait l’atteindre. Ils agissaient de manière soudée face aux épreuves individuelles depuis le début de leur amitié, aussi naturellement qu’ils respiraient.

— Plutôt shôyu ou tonkatsu ce soir ? demanda Samuel d’un ton taquin.

Elle prenait toujours soit les ramen au bouillon à base de sauce soja, soit ceux accompagnés de porc pané. Samuel l’avait remarqué, et son accent japonais s’était amélioré en quatre ans. Continuait-il d’apprendre la langue ? Avait-il accompli son rêve d’aller visiter toutes les provinces du pays ? Tant de questions, si peu de réponses.

— Shôyu, tiens. Avec un œuf supplémentaire, bien entendu.

— Bien entendu. Je pense que je vais te suivre sur ce coup. Tu as toujours d’excellentes intuitions avec la nourriture.

Elle ricana et secoua la tête, amusée. Il avait tort et raison tout à la fois. En termes de nourriture, oui, elle avait de bonnes intuitions – quand il s’agissait de manger, pas de cuisiner. Elle ne pouvait empêcher son regard de glisser sur lui comme une caresse. Comment résister à l’attrait des pattes d’oie qui exprimaient son bonheur à chaque fois qu’il souriait, de ses yeux bleu pâle et perçants, de ses mains longues, minces et d’une douceur incomparable ? La vue ne venait plus seule à présent : le souvenir de ce qu’elle ressentait quand ils se touchaient saturait son esprit dès qu’elle se laissait glisser sur cette pente glissante.

Ils passèrent leur commande puis attendirent. Ce fut Eleanor qui tendit la main la première, traçant du bout des doigts les reliefs des jointures de Samuel. Il ferma les yeux un instant. Ses lèvres s’entrouvrirent, laissant s’échapper une exhalation tremblante. Il se montrait toujours tellement expressif et décomplexé à ce sujet, contrairement à beaucoup d’hommes qui jetaient leur prétendue virilité à la figure d’Eleanor dans l’espoir que rouler des mécaniques et prendre un ton autoritaire la séduirait. Elle se sentait souvent tentée de leur coller des coups de pied dans les tibias.

— Tes mains sur moi, soupira-t-il comme au milieu d’un rêve. Je croyais avoir oublié cette sensation. Je me trompais.

— Je n’ai pas oublié non plus. C’était… C’est impossible d’oublier.

Leurs regards se rencontrèrent puis se séparèrent, mais Eleanor eut le temps de voir la légère nuance de rose sur les pommettes de Samuel. Elle éprouvait une certaine satisfaction à l’idée qu’il partage son trouble, qu’elle ne soit pas la seule à frémir d’anticipation à chaque fois qu’ils se regardaient, se touchaient. Pouvait-on mourir de frustration ? Elle n’y était pas encore, mais chaque fois qu’elle se remémorait la nuit partagée avec Samuel, elle se rapprochait de cet état.

Une serveuse adolescente arriva et déposa deux bols fumants et débordants de nourriture devant eux. Après un instant, Eleanor reconnut la jeune fille : elle n’était encore qu’une enfant qui mangeait parfois dans la salle aux côtés de son père durant le service, entre deux commandes au comptoir, quatre ans plus tôt. Elle allait sans doute au lycée désormais. Détestait-elle toujours la biologie ? Eleanor ne put s’empêcher d’imaginer Isobel à cet âge. Elle redoutait et attendait tout à la fois de la voir grandir.

— Est-ce que maintenant est un bon moment pour parler de ce qu’il s’est passé cet après-midi ? demanda Samuel d’un ton doux quand leurs boissons furent arrivées.

Eleanor se figea, ses baguettes suspendues à mi-chemin de sa bouche. Elle déglutit nerveusement mais acquiesça malgré la réticence qui raidissait chacune de ses articulations. Malgré l’odeur alléchante et délicieusement salée des ramen devant elle, son estomac se noua.

— Je ne t’ai jamais parlé d’Arthur, pas vrai ?

Samuel fronça les sourcils dans un effort manifeste pour se souvenir puis secoua la tête.

— C’était… C’était mon tout premier copain, au lycée. Comme moi, il faisait partie des élèves que les professeurs préféraient, mais il était membre du club de cross de l’école, alors que mes amis étaient plutôt les artistes de la classe. Je suis un vrai cliché, pas vrai ?

Elle eut un petit rire mouillé et amer qui poussa Samuel à poser une main sur la sienne.

— Tu n’es pas un cliché, Eleanor. Et donc… Arthur et toi ?

— Tout le monde me disait que j’avais une chance incroyable de sortir avec lui. Un garçon beau, gentil et intelligent… Je me sentais chanceuse aussi, à seize ans, quand on a commencé à sortir ensemble.

Samuel ne répondit pas, pleinement concentré sur elle. Leurs bols de ramen fumaient toujours entre eux, intouchés.

— C’est une histoire typique, vraiment. Il a abusé de moi, levé la main sur moi jusqu’à m’envoyer à l’hôpital, mon père m’a aidée à déposer plainte et il est en prison.

Elle était tendue comme un arc, la voix aussi sèche que le claquement répété d’un fouet. Tout son corps hurlait son désir de fuir la conversation mais elle résistait, elle résistait de toute ses forces. L’angoisse revenait, toxique et si violente qu’elle effaçait tout au-delà de l’univers en miniature délimité par leur table. Les mains de Samuel tremblaient. Était-ce parce qu’il ressentait son anxiété ou qu’il tentait d’imaginer ce qu’elle avait traversé ? Il respira profondément après un moment de silence et reprit la parole : 

— Je suis… Je suis tellement navré, Eleanor. Tu mérites tellement mieux que ce qui t’est arrivé…

— Personne ne mérite ça. Mais si tout était une question de mérite dans la vie, on le saurait.

Un rire triste et bref échappa à Samuel. Il couvrit la main d’Eleanor avec la sienne, caressant son pouce à l’aide du sien. Elle avait toujours envie de fondre quand il avait ce genre de petits gestes à son égard.

— Je ne veux pas te faire de mal. Cela peut arriver accidentellement, même dans des relations amicales, mais je ne… Je comprends tes réserves.

Une puissante gratitude satura l’esprit d’Eleanor pendant quelques instants. Pourquoi ne cessait-elle pas de ressentir de la surprise à chaque fois qu’il agissait de manière décente, gentille, altruiste ou sincèrement préoccupée ? Elle savait qu’il était un homme bon. Mais elle avait su aussi pour les autres, pas vrai ? Une larme traîtresse roula sur sa joue et elle l’essuya du revers de sa main libre, le geste un peu plus rageur et exaspéré qu’elle ne l’aurait voulu.

— Si je voulais réessayer d’avoir ce genre de relation, crois-moi, Samuel, tu serais le meilleur candidat.

— Est-ce que… Est-ce que tu as envie de réessayer ? Si tu n’as pas envie, ce n’est pas grave, mais…

— Je ne sais pas, gémit-elle en se prenant la tête entre les mains. J-je ne sais pas ce que je veux.

— Ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave, d’accord ? Tu n’es pas obligée de décider tout de suite. Tu n’es pas obligée de décider tout court, d’ailleurs.

Elle ne comprenait pas pourquoi ces mots l’apaisaient mais ne pouvait nier leur effet sur elle. Elle ferma les yeux, envahie par un soulagement dont l’intensité la surprit.

— Tu es vraiment incroyable, musa-t-elle plus pour elle-même que pour lui.

— Et attends de me voir te courtiser… Si tu es partante ?

Un petit gloussement lui échappa, si bien qu’elle pressa les doigts contre ses lèvres.

— M-me courtiser ?

— Hm hm. Pas à l’ancienne, parce que l’ancienne manière est ennuyeuse, mais à ma manière. Ce n’est pas une relation, mais une pré-relation.

Le cœur d’Eleanor s’emballa dans sa poitrine, ses joues se réchauffèrent. Cela avait l’air si raisonnable et tentant quand il le formulait de la sorte. Par ailleurs, elle lui faisait confiance ; elle lui faisait confiance depuis le premier jour, et il ne l’avait jamais trahie.

— D’accord, Samuel. Faisons ça à ta manière. Est-ce qu’on devrait se serrer la main pour officialiser ?

Samuel sembla considérer la question avec soin, puis il se pencha légèrement par-dessus la table.

— On officialisera quand on aura récupéré Isobel chez ton oncle et que je vous ramènerai chez vous. Je t’embrasserai plutôt que de te serrer la main, si tu veux bien.

— Le baiser du parc était très agréable… D’accord, on fera ça.

Le sourire de Samuel en réponse aurait pu illuminer le restaurant tout entier.

— Parfait. Tu ne penses pas qu’il est temps de manger ? Un truc chouette avec les ramen, c’est qu’ils restent chauds une éternité.

Elle gloussa à nouveau et secoua la tête mais, quand elle reprit ses baguettes en main, elle avait retrouvé son appétit. Exactement le genre de menue magie que Samuel accomplissait toujours d’un mot, d’un geste ou d’un sourire.

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_HP_
Posté le 11/12/2020
Hey !

Me revoilà 😅 Il me semblait bien qu'il me restait quelques chapitres à lire, donc je m'en occupe maintenant !

Samuel est un ange 😍
J'aime beaucoup leur relation, mi-taquine mi-douce, mais bien sûr toujours bienveillante... Je crois que c'est exactement l'effet que tu cherchais à produire, très apaisant, presque "cocooning" ^^
Tu transmets très bien les émotions, j'étais aussi très triste lorsqu'Eleanor a raconté son passé - ce qui nous fait bien comprendre ses réticences à avoir une nouvelle relation ^^
J'ai hâte de voir l'évolution de leur relation, les potentiels imprévus, etc ! <3


"Grâce à Samuel, elle avait appris à la tête froide quand ces incidents se reproduisaient, parvenait à répondre comme si rien ne pouvait l’atteindre" → à garder la tête froide, peut-être ? J'ai le sentiment qu'il manque un mot, ou alors j'ai mal compris la phrase 😅
Encre de Calame
Posté le 03/09/2020
Coucou !

Je n'ai pas commenté les précédents chapitres parce que j'ai tout lu d'une traite, mais tout est lu !

Concernant ta plume, je la trouve douce et fluide, malgré quelques maladresses et répétitions parfois.

Concernant l'histoire elle-même, j'aime beaucoup, vraiment, c'est doux et les personnages sont mignons et attachants. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que c'est parfois un peu plat et mou. Je m'attendais peut-être à une vie plus compliquée pour Eleanor, ou alors à ce que le couple Samuel / Eleanor prenne plus de temps pour s'affirmer (même si actuellement ils ne sont pas officiellement en couple puisqu'en pré-relation). J'aime peut-être un peu trop les histoires oú il y a beaucoup d'actions et de complications ?

Enfin bref, ça reste les goûts et les couleurs, et malgré ce bémol ressenti j'aime beaucoup ce roman. Et j'ai hâte de lire la suite :3
Notsil
Posté le 03/09/2020
Coucou !

C'est trop trop mignon. Ils sont vraiment tout dans la douceur, dans le respect de l'autre... Et Samuel !
J'adore le concept de pré-relation ^^
On comprend mieux les réticences d'Eleanor, d'ailleurs, son besoin de se protéger, son mélange entre crainte et envie de faire confiance.

Il te manque un mot dans cette phrase, je pense : "Grâce à Samuel, elle avait appris à la tête froide quand ces incidents se reproduisaient," (à garder ?).

J'aime beaucoup ta capacité à leur faire exprimer leurs sentiments sans en faire trop, c'est un bon dosage pour moi.
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