En début de matinée, j’étais brièvement passé dans la boutique. Ulric avait pris les devants et s’occupait encore une fois des quelques clients qui passaient. Comme toujours, il arrivait à gérer les divers clients avec beaucoup d’aisance et s’adapter à la perfection à leurs demandes. Il était vraiment un excellent commercial, ce que je n’étais vraiment pas. Enfin, j’aurais pu l’être, mais convaincre les gens de renier leurs goûts pour quelque chose qui ne les convenait pas ne m’intéressait pas vraiment. Et dire que mon père voulait même me pousser à faire du droit. Je n’avais pas abandonné assez tôt pour rien.
Je tombai alors sur la composition que j’avais faite quelques jours auparavant. Celle-ci avait plutôt bien tenu depuis.
Ce jour-là, j’avais repensé à Wade et c’était ce qui m’avait inspiré. J’avais voulu me rendre sur sa tombe ce jour-là, mais je ne l’avais pas fait. J’avais manqué de temps, et surtout d’envie.
Lorsque je pris les fleurs avec moi, ceci interpella immédiatement mon frère.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais les livrer, mentis-je.
— Il n’y avait aucune demande à ce sujet...
Je pouvais continuer de m’enfoncer dans mon semi-mensonge, mais je n’en avais pas envie, même s’il ne comprendrait pas.
— C’est une livraison personnelle. C’est pour... un ami. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps.
Il fronça ses sourcils un instant mais il ne posa pas de questions et me laissa partir.
Pour me rendre sur le cimetière, j’avais pris ma voiture. Même si je détestais la luxure de celle-ci, je devais bien avouer qu’elle était pratique. Mon père me l’avait offert dès mes seize ans et m’avait poussé à passer le permis dans les mois qui suivirent, parce que c’était ce que devait faire « un jeune homme de mon âge ». Sur le coup, ça avait pu avoir un certain succès auprès de la gent féminine, mais j’y avais été assez indifférent à l’époque.
Ce jour-là, le temps était un peu plus clément que d’habitude. Certes, il était assez morose, mais au moins, il ne pleuvait pas et il ne faisait pas si frais que ça. Néanmoins, le cimetière était si silencieux que j’avais l’impression de déranger à chacun de mes pas.
En arrivant devant la tombe de Wade, je la découvris pour la première fois de mes propres yeux. Il y avait à peine quelques fleurs, comme si personne n’avait pris le temps de venir. Quelques-unes étaient même fanées depuis quelque temps. La raison de sa mort avait été suffisante pour qu’il perde une grande partie de ses proches même dans l’au-delà. D’une certaine partie, j’en faisais partie. J’avais été incapable de mettre les pieds ici... jusqu'à maintenant. Entre-temps, quelque chose avait changé.
Je pris une longue inspiration et m’accroupis pour poser les fleurs à côté de celles qui étaient encore là.
— Je suis désolé de ne pas être venu plus tôt, murmurai-je comme si c’était pour moi-même.
Je n’étais même pas venu à l’enterrement. À ce moment-là, j’étais persuadé d’être celui de trop. Je craignais qu’on me pointe du doigt en prétendant que j’étais responsable de sa mort. À cette époque, je ne l’aurais pas infirmé, au contraire.
Désormais, j’y voyais un peu plus clair. J’avais compris que je ne l’avais pas tué et que je n’aurais rien pu y faire. J’avais essayé du mieux que j’avais pu avec les informations que j’avais à ce moment. Peut-être que dans une autre réalité, j’aurais pu l’aider, mais dans celle-ci, je devais accepter que j’avais fait de mon mieux.
— J’espère que de là où tu es, tu es en paix. Je sais que tu ne l’étais pas ici...
Je baissai mon regard, fixant son nom gravé sur la tombe et les dates qui indiquaient son si jeune âge de décès. Il avait mon âge. Juste un gamin comme moi, parti trop tôt.
Je n’avais jamais été croyant et je n’avais jamais vraiment eu le culte des morts, mais rien que pour aujourd’hui, j’avais besoin d’évacuer ça d’une manière ou d’une autre.
— J’espère vraiment que tu as trouvé la paix quelque part. Je suis désolée que ça n’ait pas été ici. Mais je vais essayer de trouver la mienne... Je sais pas si tu as vu pour ma sœur. Elle a failli te rejoindre... et de la même manière. Je comprends mieux maintenant ce que tu as pu traverser. Et je suis désolé de ne pas l'avoir su plus tôt. Je sais qu'il est trop tard maintenant, mais je n'ai plus le même avis sur ce que tu as vécu...
Mes yeux s'embuèrent et je reniflai rapidement, sentant les larmes dans le coin de mes yeux.
— Wade... Si tu as besoin du pardon de quelqu'un quelque part, je te pardonne. Je te promets que je vais tout faire pour aller de l'avant. Tu restes une personne d'incroyablement courageuse... Tout comme ma sœur. Vous deux avez vécu des batailles que jamais je ne pourrais oser imaginer désormais. Alors, j'espère sincèrement que tu as pu mettre tout ça en pause...
Je fermai les yeux un instant et laissai quelques larmes couler lentement sur mes joues. Ce n'était plus les mêmes larmes que d'habitude. Cette fois-ci, elles ne me brûlaient pas les yeux, au contraire. Et j'étais même soulagé qu'elles finissent par sortir.
J'ouvris de nouveau les yeux et aperçus une ombre devant moi. En tournant mon regard vers cette personne, j'aperçus Sydney, l'ex petite-amie de Wade. Elle se tenait derrière moi, avec son enfant dans les bras. J'essuyai mes larmes et me levai vers elle.
Ses yeux étaient dans le même état que les miens et ce fut suffisant pour comprendre qu'elle avait enterré en partie la hache de guerre entre nous.
— C'est vrai ? s'enquit-elle, la voix tremblante. C'est vrai tout ça ?
— Oui...
— Ta sœur se drogue ?
— Elle essaie d'arrêter. Elle est sous traitement désormais... Et j'essaie de l'aider du mieux que je peux.
— C'est ce que t'aurais voulu faire pour Wade ?
Je hochai la tête, toujours les larmes aux yeux.
— Est-ce je peux en savoir un peu plus sur sa mort ? les quelques moments avant ? osa-t-elle me demander, à demi-voix. Tu étais là, n'est-ce pas ?
— Oui... J’étais chez lui, avec son frère Tyler. On passait tranquillement la soirée ensemble. Puis il a commencé à avoir des difficultés à respirer, mais je ne l'ai pas remarqué directement. Je pensais qu'il se reposait un peu sur le canapé, alors qu'il était en train de faire une overdose sans qu'on s'en rende compte. J'ai directement appelé les urgences... Mais il était déjà si froid.
Elle posa une de ses mains sur sa bouche, probablement pour retenir un sanglot. Je m'en voulais déjà de donner ce genre de détails. Ça n'avançait à rien et c'était juste du voyeurisme, mais elle était probablement la meilleure personne qui pouvait connaître cette version. Parce qu'elle avait été son amante et désormais, elle était la mère de son enfant.
— J'aurais pu remarquer son overdose plus tôt... Et j'aurais pu avoir ce qu'il faut sur moi pour le sauver. Ç'aurait pu stopper son overdose avant l'arrivée des urgences...
Je sortis naturellement un sachet de ma poche qui contenait un spray nasal.
— C'est du Narcan. C'est un antidote temporaire pour une overdose aux opiacés. Je ne l'avais pas pour Wade, il n'en avait pas non plus sur lui. Alors, après sa mort, j'ai tenu à en avoir toujours un sur moi... Et c'est comme ça que j'ai pu sauver ma sœur. Parce que j'avais ça sur moi.
Sydney se mit à sangloter et je le lui tendis le spray.
— Si tu veux, tu peux le prendre, lui proposai-je.
— Ça ne me servirait vraiment à rien...
— On ne sait jamais. Je ne le savais pas pour ma sœur, jusqu'à ce qu'elle frôle la mort.
Elle le prit et le regarda longuement.
— Et pour ta sœur ?
— Elle en a toujours un sur elle depuis, la rassurai-je.
Elle me remercia d'une voix à peine audible et je tentai de lui adresser un simple sourire, sauf que je n’y arrivais pas après avoir remonté autant de souvenirs.
Elle inspecta brièvement le spray et ce fut suffisant pour déclencher quelques larmes silencieuses. Parce qu’on se rendait compte à quel point un si petit objet pouvait être puissant. Puis elle finit par le ranger dans la poche de son manteau.
— J’aurais tellement voulu savoir tout ça avant, déclarai-je en reposant mon regard sur sa tombe. J’étais complètement ignorant. Je ne savais pas comment gérer une overdose, je ne savais pas qu’il existait des solutions. Je ne savais pas quelle détresse pouvait emmener quelqu’un à se droguer. Au moins, maintenant, je saurais. Mais je m’en veux qu’il ait fallu un mort pour m’en rendre compte.
— Il m’en a parlé mais je ne savais pas qu’on pouvait l’aider. Je pensais qu’il suffisait de tout jeter et de lui montrer que j’étais là, qu’on allait avoir un bébé.
Nous avions tous les deux de nombreux préjugés sur les opiacés et tout ça l’avait mené à sa perte. Mais surtout, ce n’était jamais écrit sur la gueule de quelqu’un ce qui se passait dans sa vie privée et encore moins dans sa tête. Maintenant, nous le savions...
— Elles sont magnifiques tes fleurs, me complimenta-t-elle en regardant ladite composition. Je suis sûre qu’il les adorerait s’il était là.
— Je suis sûr qu’il les a vus quelque part...
Nous restâmes de longues minutes tous les deux silencieux devant sa tombe. Jamais je ne pourrais me remettre éternellement de sa mort et ça me hanterait probablement toujours, mais ma culpabilité allait désormais s’estomper petit à petit.
Après ce petit moment de recueillement, je conduisais Sydney jusqu’à sa voiture. Elle installa son enfant sur le siège arrière.
— Au moins, il y a encore un peu de lui qui vit ici, lui dis-je remarquer en fixant le bébé.
Elle se tourna immédiatement vers moi et me sourit.
— J'ai peur de ce que je devrais lui dire en grandissant, me confia-t-elle.
— Il pourra probablement comprendre... au bon moment.
Elle baissa son regard un instant et repoussa sa longue chevelure blonde derrière les oreilles.
Sydney avait toujours été une femme sublime. Elle rayonnait par sa beauté qu’elle avait toujours su si bien apprivoiser. Parfois, Wade m’avait confié qu’il ne méritait pas une femme comme elle. Il la trouvait trop belle, trop douce, trop gentille pour lui, alors qu’il était son égal. Malheureusement, il était tellement plongé dans ses états d’âme qu’il avait été incapable de s’en rendre compte.
Puis ses yeux verts se posèrent vers moi. Ces derniers mois, je n’y avais vu que de la haine. Elle avait voulu me haïr pour mieux appréhender son deuil. Au final, elle acceptait elle aussi que haïr quelqu’un était inutile et contre-productif.
Je lui tendis ma main et elle se jeta alors dans mes bras pour laisser couler quelques larmes sur mon épaule.
— Merci, me répéta-t-elle dans un murmure.
— N’hésite pas à venir me voir si jamais tu veux parler ou même sans raison.
— J’y penserai...
Elle me relâcha et essuya ses larmes. Même si son visage était tiraillé entre la peine et les larmes, il y avait une douce pointe d’espoir.
On commençait à y voir le bout...
*
De retour à la maison, Kayla m’avait intercepté dans ma chambre. Elle avait toujours son téléphone en main et écrivait en même temps qu’elle me parlait.
— Dès que Charlie a fini de manger, elle nous rejoint et on pourra partir.
Il y avait un grand sourire sur son visage. Cette simple expression sur son visage fut suffisante pour calmer mes dernières émotions assez intenses.
— Tu vas vraiment garder cette chemise ? On va à une fête foraine devrais-je te reparler ! me sermonna-t-elle en arquant un sourcil.
— Tu ne vas tout de même pas me relooker !
— Ok, ok ! J’ai rien dit ! De toute manière, je ne connais pas les goûts de Charlie... Du moins, pas encore.
Elle me lança un terrible regard, un regard plein de malice, et elle ralluma son téléphone pour y écrire quelque chose.
— Pitié, ne me dis pas que tu es sérieusement en train de lui demander...
— Oh non ! Ce serait bien trop évident aussi frontalement. Mais je vais bien finir par le faire un jour.
— Je vais juste mettre un pull parce qu’il fait assez froid et qu’on va rester dehors. Valides-tu ce choix ?
— Ouais. Seulement si c’est un pull noir.
Elle laissa échapper un petit rire puis écrivit brièvement un message.
Elle rangea son téléphone alors que je cherchais un simple pull noir dans mes affaires. Elle se posa contre une armoire et croisa ses bras.
— La prochaine fois pour mon traitement, peut-être que j’essaierai de le voir, me confia-t-elle.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Si c’est possible, oui.
— Bien sûr que je viendrais.
Elle émit un long soupir puis reprit son téléphone. Elle tremblait et peinait à le garder en main. Mais quand j’aperçus son sourire, je compris que ce n’était rien de grave. Au contraire.
C'est trop émouvant !!! Je ne pensais pas que ça se passerait comme ça ! JE suis contente qu'ils aient pu faire la paix !
Merci :3
Je suis assez souvent pacifiste (peut-être trop des fois). Du coup, ça a toujours à avancer pour quelques personnages dans cette voie. :3