Chapitre 12 Confrontation

Par Feydra
Notes de l’auteur : TW : violence

Isobel se figea dans l’entrée du cachot. Elle laissa tomber les sacs à dos qu’elle tenait sur le sol, et posa sa main sur le pommeau de son épée. A la limite du cercle de lumière de la lanterne, Masque était agenouillé, les bras tordus dans le dos. Ses yeux exorbités lui hurlaient un avertissement.  Avant qu’il n’ait pu parler, la lame d’une épée sortit alors de l’ombre et se posa sur sa gorge, y enfermant ses mots. Elle serra les poings. Piér entra ensuite dans la lumière et riva son regard étincelant sur le sergent.
      — Nous t’attendions depuis un moment.
      La guerrière resta silencieuse. Son attention était entièrement tournée vers son supérieur.     Cependant, elle vit du coin de l’œil du sang qui coulait sur la gorge de son ami. Pièr eut un petit rire.
      — Ton protégé a essayé de se défendre. Pas très futé de sa part. J’ai dû le calmer. Mais j’ai préféré lui remettre son masque.
      Il eut une grimace de dégoût.
      — Il est vraiment trop repoussant …
    [i] Pas autant que toi[/i], pensa-t-elle. Elle aurait bien hurlé ces mots à sa figure, mais elle avait trop peur des conséquences pour Masque. Elle devait patienter, se rapprocher, trouver un angle d’attaque.
       — Tes armes, jeta-t-il.
       Elle défit son ceinturon et le jeta à ses pieds, puis ses dagues suivirent. Goguenard, il éloigna les armes d’un coup de pied et recula d’un pas. Isobel respira un peu mieux quand l’épée s’éloigna de la gorge vulnérable.
       — Qu’est-ce que tu veux ? A quoi joues-tu ?  
       — Quand Sélyna m’a dit que tu étais passée pour enquêter, je t’avoue que cela m’a agacé. Encore une fois tu cherchais à me défier, à te prendre pour plus que ce que tu étais. J’ai été généreux et patient avec toi, et c’est ainsi que tu me remerciais ! commença-t-il.
        Masque retenait son souffle mais son cœur s’emballait : la mélodie dissonante de Pièr devenait de plus en plus chaotique à mesure que ses émotions s’emballaient. Il riva son regard sur Isobel et son aura. Il s’y accrocha dans l’espoir de faire disparaitre les accords qui menaçaient de l’emporter dans leur folie.
         Les siens étaient purs, confiants, mais peu à peu il y discernait des accords plus puissants, en osmose avec sa colère grandissante. Les paroles du lieutenant perdaient de la cohérence et le désir de posséder la soldate teintait sa mélodie d’un rythme répugnant.  Jamais le compositeur n’avait rencontré une telle partition ; Sélyna, pourtant bien plus dévoyée que cet homme, gardait un contrôle strict sur ses émotions.
    — Tu m’as repoussé, Isobel, et tu m’as trahi, pour qui ? Pour lui !
    Il attrapa les cheveux de Masque et souleva sa tête brutalement. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier.  Puis Pièr arracha le loup, dévoilant le visage abimé du compositeur. Du sang coulait de son nez et un hématome se formait sur sa joue gauche. Ses lèvres gonflées saignaient d’une entaille. Ses yeux azurs brillaient de colère et de haine.
    — Ne me dis pas que tu ne le trouve pas répugnant. Il est maudit, cela se voit. Il ne manquera à personne.
    — Tu veux le tuer, souffla-t-elle.  
    — Je pourrais l’épargner, susurra-t-il. L’enfermer quelque part. On n’entendrait plus parler de lui, mais il serait vivant. C’est ce que veut Valronn. Il en a besoin vivant.
    Vivant, mais prisonnier. Isobel leva les mains et avança d’un pas.
    — Pourquoi ?
    Piér haussa les épaules.
    — Il veut qu’il traduise la musique de l’univers, quelque chose dans ce goût-là. Je n’ai pas tout compris. Mais pour toi je pourrais faire en sorte de l’envoyer loin d’ici.
    — Que veux-tu en échange ? fit-elle d’une voix douce.
    — Isobel, ne… , commença Masque
    Pièr le fit taire en replaçant la lame de son épée sur sa gorge. La guerrière retint sa réaction de colère. Elle devait rester calme et se rapprocher.
    — Toi. Nous pourrions être amants. Cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment.
    Isobel sourit.
    — Et tu le laisseras en vie ?
    — Si tu y tiens. Ce sera mon cadeau pour toi.
    La guerrière se plaça juste devant le lieutenant, à quelques centimètres de son ami, dont le souffle paniqué effleurait sa main. Pièr, les yeux brillants de désir, lui caressa la joue de la main droite.
— Ne la touche pas, siffla Masque.
Sans un mot, d’un geste brutal, le soldat le repoussa et son crâne heurta violemment le mur. Hébété, il glissa et sa tête heurta le sol de pierre. La cellule donnait l’impression de tourner autour de lui et ses oreilles sifflaient. Il ne voulait pas lâcher Isobel du regard mais sa silhouette devenait floue. Il crispa les paupières et prit de profondes inspirations.  Isobel se retint de le regarder. Elle supporta stoïquement les deux mains du lieutenant sur son visage, son souffle chaud sur sa joue alors qu’il se penchait vers elle.   
    — Tu seras celle qui a capturé le fantôme, murmura-t-il. Tu obtiendras la récompense et une promotion. Nous pourrons être heureux ensemble.
    Isobel se força à sourire. Elle ne releva l’illogisme de cette dernière proposition. De toute évidence Pièr avait perdu tout contrôle sur lui-même.
    — Et tu ne le tueras pas ?
    — Non, sussurra-t-il en se rapprochant de son oreille.
    Elle frissonna. Une lueur gourmande éclaira le regard de l’homme.  
    — Sois mienne, reprit-il d’une voix rauque.
    — Jamais, chuchota-t-elle.
    Elle enfonça brutalement son genou dans son bas-ventre. Un cri de douleur étranglé retentit. Puis elle le frappa de toutes ses forces de son poing droit sur la tempe. Il trébucha en arrière, mais ne tomba pas. Ébahi, il la regarda fixement. Lorsque son poing vola à nouveau vers lui, il l’esquiva et la repoussa d’un coup de botte. Elle grogna et partit en arrière. Elle trébucha sur l’une des caisses et manqua de s’effondrer sur le sol.  Elle se rétablit agilement, mais elle était trop loin maintenant.
Pièr sourit, un éclat cruel dans les yeux. Il se tourna vers Masque et le frappa d’un coup de botte dans le flanc.  Masque grogna. Isobel grimaça de colère lorsque la botte du lieutenant le percuta une deuxième fois. Son regard fou se reporta sur elle et lorsqu’elle fit un pas vers eux, il plaqua sa lame contre la gorge de Masque, enfonçant suffisamment la pointe pour faire couler le sang. Son ami se figea, ses yeux emplis de haine rivés sur son tortionnaire.
    Isobel leva les mains.
    — Tu ne dois pas le tuer, tu te rappelles. Valronn …
    Un rire grinçant sortit de ses dents serrées.
    — Je me fiche de Valronn. Contrairement à ce que tu crois, il ne me possède pas. Et il ne saura pas que c’est moi qui ai tué son précieux petit compositeur.
    Masque clignait des yeux, cherchant à se focaliser sur l’autre homme, la vision trouble. Des éclairs de douleur traversaient son crâne à chaque inspiration. Malgré son état de faiblesse et l’obscurité qui le réclamait, la mélodie d’Isobel attira son attention : elle changeait, prenant de la fureur. Ses yeux brillaient de colère, ses poings étaient serrés. L’obscurité autour d’elle convulsait. Piér se tourna vers elle et éclata de rire.
    — Tu crois me faire peur avec tes illusions. Seuls les esprits faibles se laissent avoir par tes images.
    Isobel l’ignora. Les ténèbres s’intensifièrent encore et s’amalgamèrent autour d’elle. La lanterne fut étouffée et seule la faible clarté du couloir apportait un semblant de lumière. Des yeux s’ouvrirent dans la masse noire, qui prit une forme inhumaine.  L’illusion s’étendit dans toute  la cellule, absorbant la lumière, les enfermant inexorablement dans une chappe d’obscurité vivante.
    Piér pâlit, envahi d’un doute. Mais il raffermit sa volonté et son sourire s’accentua. Masque, à ses pieds, ne bougeaient plus. Fasciné, il laissa la musique d’Isobel se déplier dans son esprit. Il se demanda soudain ce qui se passerait s’il changeait quelques notes : pourrait-il donner de la matière à cette illusion ?  En avait-il seulement la capacité ? Soudain, Isobel disparut, engloutie dans cette monstruosité noirâtre. Masque la voyait toujours, sa silhouette auréolée par son aura. Mais le lieutenant la chercha furieusement du regard.
    — Où es-tu ? hurla Pièr, la voix tremblante, les yeux brillants de rage et de terreur.
    Il semblait avoir oublié sa victime. Son prisonnier sentait la présence d’Isobel dans la brume opaque qui l’effleurait. Sécurité et confiance, voilà ce qu’il percevait ; il la voyait se déplacer, contourner Pièr, se diriger vers lui. Malgré ses vertiges, il se força à s’allonger sur le dos, plia les genoux et porta un puissant coup de ses deux pieds bottés dans le genou de son tortionnaire distrait. Celui-ci hurla de douleur et s’effondra. Furieux, il se tourna vers Masque, mais celui-ci recula contre le mur, disparaissant dans la noirceur palpitante. Pièr hurla et se releva maladroitement. Son épée traversa l’illusion mais ne rencontra que le vide.
    Accroupie, Masque - qu’elle avait tiré en arrière - dans ses bras, Isobel fixait son ennemi avec attention : le lieutenant ne les voyait plus ; paniqué, il tailladait le vide de son épée, en hurlant son prénom. Son illusion avait réussi à le déstabiliser.
Les yeux de la façonneuse brillaient d’un éclat parme glacial alors qu’elle se concentrait ; ses traits tirés montraient son épuisement grandissant alors qu’elle maintenait la plus puissante illusion qu’elle ait jamais conçue. Son ami s’appuyait contre elle, les yeux clos, le visage pâle, la respiration erratique. Elle ne pourrait pas conserver cette obscurité encore longtemps ; elle devait agir.
Elle ramassa un épais morceau de bois qui trainait sur le sol et se leva. Elle traversa le brouillard protecteur lentement, silencieusement, tel un chat, et se plaça derrière l’homme. Le bois heurta l’arrière du crâne de Pièr qui vacilla sous le choc. Au même moment, l’illusion disparut et le lieutenant se retourna, les yeux exorbités, du sang coulant le long de son cou. Il ouvrit la bouche, mais n’eut pas le temps d’exprimer sa surprise. Le poing du sergent atteignit son visage ; il s’effondra.
      Isobel, épuisée et haletante, s’agenouilla et vérifia qu’il était inconscient. Puis elle le défit de ses armes et se précipita vers son ami, toujours allongé non loin de la porte.  Lorsqu’elle fut à ses côté, elle grimaça à la vue du sang et des hématomes. La sueur perlait sur son visage, il s’accrochait à sa conscience avec toute sa volonté. L’hématome sur sa tempe était verdâtre. Elle s’agenouilla près de lui et d’un coup de dague trancha les liens.
Son ami appuya ses mains sur le sol et se souleva à genou. Il prenait de profondes inspirations et toussa une ou deux fois. Qu’il soit encore conscient après les coups qu’il avait subi tenait du miracle. Elle l’observa quelques secondes, le cœur serré, puis elle prit doucement son visage entre ses deux mains. Ses yeux vitreux s’accrochèrent aux siens. Elle l’observa un long moment puis le prit dans ses bras.
        Il lui rendit désespérément son étreinte. Sa chaleur et sa musique calmèrent ses tremblements et les battements erratiques de son cœur. Il avait eu si peur, quand il avait senti les vibrations du désir du soldat, quand il avait vu sa main la caresser. Il avait été terrifié à l’idée de ce qu’il allait lui faire et furieux contre les liens qui l’entravaient et sa faiblesse.
    Elle lui caressa le dos puis posa sa main sur sa nuque. Il enfouit sa tête lancinante contre son épaule et ils se tinrent ainsi pendant de longues secondes, reprenant leur souffle. Puis, bien trop tôt à son goût, elle s’éloigna légèrement, sans le lâcher.
    — Il faut filer.  
    Il grimaça de douleur et vacilla. Ses yeux se voilaient de seconde en seconde. Elle se leva la première et l’aida à se mettre debout. Il pâlit au brusque changement de position et crispa les paupières, pour contrôler ses nausées. Il s’appuya au mur alors qu’Isobel s’affairait à réunir le matériel dont ils auraient besoin. Grâce à l’air plus frais qui venait du soupirail au-dessus de lui, sa vision s’éclaircit et ses vertiges lui laissèrent un répit.
    Lorsque son regard se posa sur Pièr inconscient, une grimace de haine déforma son visage. Il ramassa l’épée qu’Isobel avait laissée contre le mur et s’approcha de son tortionnaire. Tant que cet homme serait vivant, Isobel ne serait jamais en sécurité, elle ne pourrait pas continuer sa vie comme avant.  Son esprit embrumé ne pouvait penser à rien d’autre. Lorsqu’il souleva la lourde lame de ses mains tremblantes et qu’il la posa sur sa gorge, il n’avait aucun doute.
    — Masque, non, cria Isobel
    Il se figea. Une seconde plus tard, il sentait la présence de la jeune femme, sa main sur celle qui tenait l’arme.
    — Masque, arrête. Ne le tue pas.
    — Tu … tu veux le sauver, fit-il d’une voix rauque.
    Elle posa son autre main sur sa joue et la caressa doucement.
    — Ce n’est pas lui que je veux sauver, murmura-t-elle.  Regarde-moi, Masque.
    Il tourna les yeux vers elle.
    — Si je le tue, tu seras en sécurité.
    Le cœur d’Isobel se serra.
    — Écoute-moi, lui ordonna-t-elle. Nous ne tuons personne. Tu ne tues personne. Tu n’es pas un monstre ; il l’est ; Valronn l’est. Pas toi.
    Sa main ne cessa pas de caresser la peau malmenée de sa figure, malgré le sang, malgré les boursoufflures. Il eut un profond soupir et lâcha l’épée qui tomba sur le sol en cliquetant.   Soudain les tremblements s’intensifièrent et le secouèrent . Lui qui n’avait jamais tué personne s’apprêtait à assassiner un homme inconscient ! Une forte envie de vomir tordit ses entrailles.
    — Est-ce qu’on peut… est-ce qu’on peut sortir d’ici ? souffla-t-il.
    — Va dans le couloir. Je termine de tout récupérer et on file d’ici.
    Il sortit d’un pas hésitant en gardant sa main posée sur le mur rassurant. Tout vacillait autour de lui et sa vision s’obscurcissait, mais il était hors de question qu’il s’évanouisse.  L’air dans le couloir était plus frais et calma les mouvements de son estomac. Isobel le rejoignit quelques minutes plus tard, deux sacs à dos bien remplis sur ses épaules.  
    Elle le scruta attentivement et lui tendit son masque. L’objet était en piteux état, sale, brisé et ensanglanté. Il baissa légèrement la tête, montrant ainsi son assentiment et elle le replaça doucement. Elle n’avait pas besoin qu’il le porte, mais elle savait que pour lui c’était nécessaire, comme un bouclier, une protection.
— Je vais partir, trouver un endroit où me cacher, murmura-t-il.  
    — Tu penses que je ne viendrai pas avec toi ?
    — Isobel, tu as ta vie et ton travail. Je te remercie pour ce que tu as fait pour moi, mais je ne peux pas te laisser gâcher ton existence pour …
    — Pour un monstre ?  Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je viens d’agresser mon supérieur. Cela ne me vaudra certainement pas une promotion. D’autant plus qu’il est à la solde de Valronn.  De toute façon, je n’ai plus rien à faire ici.
    — Tu en es certaine ?
— Je t’accompagne. Nous allons nous réfugier dans un endroit sûr et trouver un moyen de faire tomber cette pourriture.
    — Un endroit sûr ?
    — Le Bastion du Verre.
    — Le …, murmura Masque, stupéfait.
    — Là-bas, la garde ne pourra rien contre nous. Et nous trouverons les ressources pour comprendre ce que Valronn te veut exactement.
    — Mais …
    Elle glissa une main sur son visage, sous son masque. La peau était poisseuse et chaude mais elle s’en moquait. Masque poussa un profond soupir de contentement.  
    — Fais-moi confiance.  Tous les deux, nous formons une équipe.  Une sacrée bonne équipe.
    Il la considéra un long moment. Une chaleur bienfaisante enveloppa la jeune fille : elle aurait pu se noyer dans ses yeux azurs. Il hocha la tête.

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